Age de la Mort Rampante (AoW in french and in Greyhawk, Hero System)


Campaign Journals

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Smarnil le couard wrote:


Alors, où en est cette campagne ?

Les documents que tu m'as envoyé étaient splendides en tous cas. Je suppose que tu as également préparé des versions expurgées (sans toutes les infos destinées au MJ) pour tes joueurs ?

Salut Smarnil.

On a toujours pas commencé. Mais je viens de m'y remettre. Non mes joueurs n'ont toujours rien reçu. Je me suis remis récemment à travailler sur le background de ce début de campagne.

Voici quelques morceaux choisis (tes idées étaient tellement bien que tu reconnaîtras non sans mal ton influence)

Movie plot spoiler:
Il a fallu d'abord trouver une introduction valable. J'utilise Rontabont Mur du relais, originaire de Noirepierre. Pour moi, il est venu planifier avec Tilgast une 2ème attaque de convoi appartenant à Balabar (la 1ère ayant réussie).Il est dit que Tilgast s'est associé avec Noirepierre et Sources-Chaudes pour maquiller de telles attaques par celles de brigands.
Smenk, soucieux de rester en bons termes avec l'Oligarchie ne peut se permettre la perte d'un autre convoi. Il décide donc d'engager à grands renforts d'affiches qu'il recherche de solides personnes pour compléter la troupe de ses hommes et escorter le convoi. Convoi qui est en fait une diversion. le vrai convoi partira 2 jours avant, de nuit...

Le convoi-leurre sera attaqué (je me pose encore la question de la présence ou non de Rontabont Mur - peut-être a t-il répondu à l'annonce de Smenk et s'est engagé pour infiltrer l'escorte et s'assurer que c'est bien du minerai qui est transporté).

Quoi qu'il en soit, ceci devrait me permettre de fonder le groupe. Le convoi ne devrait pas être attaqué car si Mur a découvert le pot-aux-roses, il aura disparu... et donc il n'est plus nécessaire d'attaquer. Les joueurs pourraient tenter de le retrouver... Soit il est pris en train de fouiner, il tentera un bluff et de mener une mutinerie car il transporte de vulgaires cailloux... Les joueurs pourraient alors demander des comptes à Smenk !
Dans tous les cas, à leur retour, Cc dernier avouera qu'ils étaient des leurres mais que c'était une mission toute de même. Il leur offre le double de la solde promise et les envoie se payer une soirée à sa santé au chien sauvage (Smenk veut faire savoir qu'il a réussit à berner ses ennemis, et à les humilier). Au Chien Sauvage ils rencontreront Auric complètement pété, heureux de trouver des gens qui bravent le danger( ou pas), rien à voir avec ces culs-terreux de mineurs froussards. Il leur balance l'histoire du cairn qui fait des sons étranges, qu'il sera bientôt riche avec ses 2 compagnons et l'associe à celui des Stirges. Les PCs étant originaires du coin, eux savent, qu'il parle du cairn des Murmures...

Pour les Backgrounds des Perso, je suis parti sur des rôles écrits, sinon je vais avoir des trucs qui n'ont rien à voir, je connais les gugusses. On aura donc un fighter, qui a raté son entrée au temple d'Heironeus mais qui est resté proche de Mélinde. Il sait donc que le prêtre précédent a disparu il y a 2 ans... Besoin de prouver que c'est pas un raté et qu'il mérite d'entrer au service du Dieu.

Ensuite un barde/ roublard originaire de clerkburg à faucongris. Mondain, il a laissé une nénette qui a eu tôt fait de le remplacer. C'est sa motivation première pour entrer au service de Smenk, accompagner le convoi et la revoir le temps d'une nuit. Ami du Magicien, il connait la faille de sécurité pour pénétrer dans la fonderie.

Un magicien, ancien aide de l'alchimiste Bénazel a ruiné sa famille en études magiques très coûteuses. Sa mère, cuisinière au Bouclier Rouillé à demander à Chaum Gansworth de l'engager car la famille a du mal à vivre. Gansworth ne se prive pas d'avoir un mage débutant à son service et l'envoie dans l'escorte du convoi pour s'informer. Il prévoit de s'allier avec Smenk.

Un prêtre de wee-djas orphelin confié à ses parents adoptifs par Amariss, la prêtresse du culte de la Dame Verte. La prêtresse est seulement tombé sur la mère et son enfant en bas-âge. Il est ensuite entré au service de la Dame Verte et garde le cimetière. Il profite du convoi pour aller chercher un livre que doit lui confier un membre du culte d'Âprebaie (nature du bouquin encore à préciser...)

Je suis sur le sans-visage (après m'être rangé à tes théories sur TFoE). Je lui ai cependant ajouté cette idée de serial killer qui traînait chez je ne sais plus qui. Le simulacre aura développé depuis peu des pulsions meurtrières et perverses (des morts parfaitement amorales et sauvages: il arrache le visage de ses victimes et les viole post-mortem). Trois meurtres auront lieu entre le début de la toute première séance et la fin du cairn des murmures. La troisième étant celle de Constance, l'espionne de Neff à l'Auberge de Minuit. l'un des directeurs miniers en profitant pour la liquider et faire porter le chapeau au dégénéré qui court dans les rues. Donc contrairement à toi, je le fais sortir très brièvement de sa cachette.

Voilà. Si tu trouves ça bancal, tu me dis, mais j'imagine qu'en discuter ici est peut-être pas l'endroit pour ne pas faire perdre le fil du récit des exploits de tes joueurs.

Ils assurent grave je trouve ! Même si tes boules de feu foirent...^^


krimssone wrote:

Salut Smarnil.

On a toujours pas commencé. Mais je viens de m'y remettre. Non mes joueurs n'ont toujours rien reçu. Je me suis remis récemment à travailler sur le background de ce début de campagne.

Voici quelques morceaux choisis (tes idées étaient tellement bien que tu reconnaîtras non sans mal ton influence)

** spoiler omitted **...

Coucou.

Pour discuter de tes idées, mieux vaut en effet lancer un autre fil de discussion dans le coin réservé à AoW. Eventuellement en anglais si tu veux que d'autres se joignent à la fête.

Ton départ tient bien la route, à quelques détails mineurs près :

1) Rontabont est censé être un riche marchand, il enverrait plutôt un sous-fifre. Celui-ci trahirait le groupe au moment de l'attaque pour un peu plus de tension et de fun... S'il est pris vivant, les PCs pourraient (Intimidation?) apprendre le nom de son employeur, ou avoir simplement une piste pour le retrouver, en fonction du point où tu veux développer le côté enquête.

2) je sens pas trop la mutinerie, par contre. Machin furette et découvre que les chariots sont pleins de cailloux. Il en parle aux autres gardes. Et alors? Ils ont été payés pour convoyer la marchandise quelle qu'elle soit, et le boulot n'en devient pas plus dangereux qu'il n'était : quelle raison auraient-ils de se "révolter" ?

3) Belabar n'est pas du genre à s'excuser d'avoir envoyer des gugusses au casse-pipe pour servir de leurre. Mais effectivement, pourquoi pas une prime conditionnée au fait de répandre en ville la nouvelle de leur victoire sur les "brigands" à des fins de propagande...

4) l'idée du Sans Visage volant les traits de ses victimes est de Spacelard. Il l'avait développée sur ce fil de discussion. Toutefois, son Sans Visage était un tueur rationnel et calculateur, qui tuait dans un but précis (empêcher toute immixtion dans ses affaires). L'effet est encore plus puissant qu'avec un psychopathe irrationnel.

Y'a t'il d'autres agents sur place pour "superviser" le Sans Visage et les opérations sous la mine (comme Moonmeadow, chez moi)? Si oui, as tu prévu de leur faire découvrir que leur marionnette débloque, et quelles seront leurs réactions?

5) le reste (background des persos, allégeances secrètes, etc.) roule.


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CHASSE DE NUIT
(séance du 2 décembre 2011)

4ème Jour de la Terre du Mois des Semailles
de l’Année Commune 595 (soir)
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<Sprotch>

Kalen extirpa avec un bruit de succion écœurant sa botte de cuir fin de la boue dans laquelle elle était enfoncée jusqu’à la cheville, puis regarda d’un œil morne l’empreinte ainsi laissée se remplir lentement d’une eau douteuse.

Un peu plus tôt, les partisans de la raison et d’une bonne nuit de sommeil avaient été mis en minorité. Le sergent avait eu l’air très impressionné par leur courage. A voir sa tête, l’idée qu’ils pourraient choisir de se lancer à la poursuite des hommes-lézards dans les marais, de nuit qui plus est, ne l’avait pas effleurée. On se demande bien pourquoi…

Les compagnons s’étaient tous allégés au maximum en prévision d’une marche qui promettait de reléguer leur long trajet jusqu’au donjon au rang de simple balade pour badaud du Jour Libre. Même Aloïs avait pour une fois renoncé à trimbaler son ridicule attirail du parfait aventurier, qui lui donnait plutôt l’allure d’un camelot ambulant. Nécessité faisant loi, Kalen avait pour sa part consenti à confier son précieux grimoire de sorts à Hélebrank, pour qu’il le mette dans le Sac de Contenance ; là au moins il serait à l’abri de l’humidité.

Le sergent leur avait ouvert en grand les réserves de la garnison pour leur permettre de se réapprovisionner. Il n’y avait certainement pas perdu au change : en retour, Mathieu lui avait royalement remis quatre de leurs précieuses potions de soins pour hâter la guérison de ses blessés en l’attente des renforts. Des potions à 200 orbes d’or l’unité ! Kalen était resté abasourdi par la désinvolture avec laquelle le paladin avait ainsi distribué une partie de leur précieux matériel. Il n’aurait pas manqué de protester avec véhémence si le sergent ne leur avait pas aussitôt donné l’assurance que ce don généreux serait largement dédommagé par les autorités. Vu sous cet angle, cela pouvait passer pour un judicieux placement…

Puisqu’il était question de potions, les pensées de Kalen se portèrent à nouveau sur l’étrange fiole trouvée un peu plus tôt par l’un des hommes de la garnison sur le site de l’embuscade et rapportée au donjon pour examen. Faite de céramique émaillée jaune portant en noir un symbole runique dont la signification commune était « vie », elle ne contenait plus que quelques gouttes d’un liquide opaque à l’odeur florale, de couleur vert menthe.

Ses compagnons s’étaient aussitôt tournés vers Kalen, s’attendant sans doute à ce qu’il leur dispense un cours magistral sur les propriétés de la potion. Pourquoi ne pas lui demander aussi ce que le Mage qui l’avait enchantée avait pris pour son petit déjeuner, tant qu’ils y étaient ? Hélas, malgré les heures passées la semaine précédente à bûcher le sujet sous la férule d’Allustan, Kalen n’avait pu déterminer avec certitude de quel type de potion il s’agissait à partir des seuls indices à sa disposition. Comme le corps du shaman avait disparu, il estimait ne pas avoir pris de trop grands risques en émettant la supposition qu’il avait probablement bu la potion pour guérir ses blessures avant de prendre la poudre d’escampette. Il avait toutefois la désagréable impression d’être encore passé pour une andouille aux yeux de ses compagnons. Si seulement il avait prêté plus d’attention aux cours d’Enchantement lorsqu’il était encore à l’Université des Arts Magiques : à l’époque, apprendre par cœur les ingrédients et l’aspect final d'une liste interminable de recettes de potions lui avait paru tellement superflu. Celles vendues dans le commerce sont clairement étiquetées, que diable !

Une fois leurs préparatifs achevés, les compagnons avaient suivi le sergent Grubert dans la lande jusqu’à l’endroit où les captifs avaient été aperçus pour la dernière fois. Dès leur arrivée, Aloïs s’était lancé dans un interminable examen du sol, tournant autour des traces comme une poule inquiète veillant sur ses poussins.

<Sprotch>

Kalen changea à nouveau de pied, en attendant qu’Aloïs veuille bien en finir. Il se demandait ce qui pouvait lui prendre autant de temps : avec le sol boueux et les herbes couchées, même lui qui n’y connaissait strictement rien pouvait facilement apercevoir une piste menant droit vers les marais.

- « C’est très clair », déclara enfin Aloïs en se redressant avec un large sourire, mettant un terme aux réflexions désabusées de Kalen. « le groupe de ravisseurs est composé d’une grosse demi-douzaine d’hommes-lézards, se dirigeant plein sud avec trois ou quatre otages aux mains entravées. Regardez les traces de chute, ici et ici : quelqu’un ayant les mains libres les auraient utilisées pour se recevoir, au lieu de s’étaler comme une crêpe. Je dirais que la piste est très fraîche, pas plus d’une demi-journée. Pas mal, hein ? »
- « Extraordinaire ! » le félicita Mathieu, un pouce levé. « Mais je te rappelle que comme le sergent ici présent les a vu partir depuis le donjon, on sait déjà combien ils étaient et quand ils sont partis. On peut avancer, maintenant ? Tu as fini ton cirque, oui ? »

Sur ces dernières paroles cassantes, la troupe prit congé du sergent, suivant à la queue-leu-leu un Aloïs boudeur.


Sur ces dernières paroles cassantes, la troupe prit congé du sergent et s’engagea sur la lande, suivant à la queue-leu-leu un Aloïs boudeur.

A peine un kilomètre plus loin, la lande détrempée céda imperceptiblement la place aux marais proprement dits. La boue se fit plus profonde, et les mares plus fréquentes. Les roseaux devinrent omniprésents. Bientôt apparurent les premières mangroves.

Il devint très vite évident que ce terrain n’était pas fait pour un hobniz, à moins que ce ne soit l’inverse. Là où ses compagnons de gabarit humain avaient de la boue jusqu’à mi cuisse, lui surnageait péniblement, embourbé jusqu’à la poitrine. Mathieu se proposa donc pour le porter, charge d’autant plus supportable que Barnabé réduisit sa taille (et surtout son poids) à celui d’un lutin grâce à son sort de Rapetissement, le renouvelant chaque fois que nécessaire. Il passa ainsi le reste du trajet à surveiller les alentours, agrippé au heaume du paladin comme une vigie dans la hune d’un bateau.

Au grand soulagement des compagnons, il apparut vite que les ravisseurs avaient évité les zones les plus humides, sans doute contraints par la présence de leurs prisonniers à sinuer entre mares, fondrières et autres marigots. A en croire les fréquentes traces de chute, la marche forcée n’avait pas pour autant du être une partie de plaisir.

A trois reprises durant les premières heures, Aloïs observa que la piste des ravisseurs croisait les traces fraîches d’autres groupes d’hommes-lézards filant plein sud, sans doute des fuyards. Il releva également une piste plus ancienne laissée par un groupe beaucoup plus important allant dans la direction opposée, sans doute celle de la colonne montée la veille à l’assaut du donjon de Blackwall.

Ils en étaient là de leur périple lorsque le soleil se coucha parmi les roseaux, jetant des reflets sanglants sur le marigot dans lequel ils pataugeaient… Puis les brumes qui avaient valu son nom au marais commencèrent à se lever, plongeant les compagnons dans un monde irréel, sans ciel ni sol, peuplé de bruits impossibles à identifier ou à localiser.

Cette ambiance quasi surnaturelle leur porta rapidement sur les nerfs. C’est probablement ce qui explique la nervosité de leur réaction lorsqu’ils aperçurent devant eux un homme-lézard figé dans une posture menaçante, comme surgi soudain des brumes : ils mirent un certain temps à réaliser qu’il ne s’agissait pas d’une menace, mais de la victime d’une coquatrice. Avant leur départ, Aloïs leur avait succinctement fait part de ses connaissances sur la faune locale, et les avait notamment mis en garde contre ces créatures hybrides, mi-volaille mi-batracien, dont la morsure (car à la différence des poules, les coquatrices avaient des dents) avait le pouvoir de pétrifier leurs proies. La seule consolation des compagnons était qu’au moins le Marais-aux-Brumes n’était pas un marais à trolls…

Les mauvaises conditions de visibilité ne semblaient guère gêner Aloïs, qui bénéficiait toujours des effets du sort de Nyctalopie jeté la veille par Barnabé. Il filait droit devant lui, suivant la piste des ravisseurs avec autant d’assurance qu’un molosse lancé aux trousses d’un lapin, ignorant les grognements des moins athlétiques de ses compagnons.

Bien plus tard et bien des kilomètres plus loin, cette intense concentration finit par lui jouer des tours, car il fut l’un des seuls à ne pas voir la meute d’araignées au corps couvert de poils roux, chacune de la taille d’un doberman, qui surgit des brumes sur leurs arrières et leur fonça dessus.

- « Gare à gauche ! » avertit Kalen avant de se jeter précipitamment un sort d’Armure de Mage.
- « Laissez-vous faire, j’ai une idée pour leur échapper ! » cria à son tour Hélebrank en activant son pouvoir de Lévitation Psionique, dont il avait récemment découvert qu’il pouvait l’utiliser sur plusieurs personnes à la fois pour peu qu’elles soient volontaires.

Les compagnons sentirent une force invisible les arracher à la boue, les faisant lentement s’élever vers le ciel. Ils étaient déjà à deux mètres du sol lorsque Aloïs eut enfin l’occasion d’apercevoir et d’identifier leurs adversaires, s’étant retourné pour décocher une flèche à l’une des araignées.

- « Attention ! Elles vont… » s’écria t’il, essayant (mais un peu tard) d’avertir ses compagnons de ce qui allait suivre.

En effet, comme il aurait pu le dire à qui de droit si seulement il les avait vues venir plus tôt, les mygales des marais se classent dans la catégorie des araignées chasseresses. Comme la plupart de ces dernières, elles ne tissent donc pas de toile. Toutefois, dans sa grande sagesse, Dame Nature les a dotées d’une autre capacité plus adaptée à leur mode de prédation : celle de faire des bonds prodigieux…

Les compagnons en eurent de suite la démonstration. Heureusement, pour une raison inexpliquée, quatre des cinq mygales se concentrèrent sur Mathieu, le moins vulnérable d’entre eux. Peut-être l’avaient elles confondu avec une écrevisse géante, à cause de son armure ? Peut-être essayaient-elles seulement d’atteindre l’appétissant hobniz, toujours juché sur ses épaules ? Toujours est-il que le paladin parvint à repousser de son bouclier les assauts de trois d’entres elles. Seule la quatrième parvint à s’agripper à lui de toutes ses pattes crochues, mordant la plaque pectorale de son armure sans obtenir d’autre résultat que de la souiller de venin.

Quant à la dernière mygale, elle choisit hélas de s’attaquer à Hélebrank. Toujours concentré, celui-ci ne parvint pas à esquiver le quintal d’arachnide furieuse lancé à pleine vitesse qui le percuta de plein fouet, s’accrochant à lui pour mieux le mordre au flanc et lui injecter une dose généreuse de son venin myotoxique.

Khalil, qui flottait dans les airs à proximité, tenta immédiatement de la déloger d’un coup de bâton bien ajusté, sans succès. Le mal était déjà fait : le souffle coupé, sa concentration brisée, Hélebrank ne parvint pas à maintenir sa lévitation. La gravitation reprit ses droits, et les compagnons retombèrent au sol, avec plus ou moins de bonheur : Kalen et Khalil flottèrent lentement jusqu’au sol, le premier grâce au sort de Chute de Plume lancé la semaine précédente sur le palier menant au repaire du Sans Visage, le second grâce à son anneau ; Barnabé parvint à retomber sur ses pieds comme un chat, ou plutôt à se planter bien droit dans la boue ; mais Aloïs, Mathieu et Hélebrank firent des plats retentissants, se retrouvant momentanément englués dans la boue après une chute incontrôlée.

Les mygales profitèrent de ce bref instant de vulnérabilité pour attaquer durement ceux des compagnons qui étaient au sol. L’une d’entre elles parvint également à mordre Kalen à la main, avec une force suffisante pour percer ses défenses et lui inoculer son venin.


Ce fut leur baroud d’honneur : une fois les compagnons relevés, ils en firent méthodiquement de la chair à pâté, brisant, amputant, perforant, éventrant ou carbonisant pattes et abdomens. Si le combat dura, ce fut uniquement à cause de l’étonnante résistance et de la stupide obstination des arachnides, car celles-ci n’eurent plus jamais l’avantage. Une demi-minute plus tard, toutes avaient les pattes recroquevillées dans la posture caractéristique de l’araignée crevée. Mathieu, couvert de substances douteuses des solerets au cimier du heaume, achevait la dernière d’entre elles d’un coup de hache rageur.

Non loin, Aloïs reprenait son souffle à genoux, lourdement appuyé sur la garde de son épée courte enfoncée jusqu’à la garde dans le thorax d’une mygale. Il avait été douloureusement mordu à plusieurs reprises, perdant même conscience par deux fois, mais par chance n’avait pas été empoisonné.

Hélebrank se laissa tomber au sol, pliant péniblement ses jambes tremblantes dans la position du lotus, puis se concentra sur ses blessures. En à peine une vingtaine de secondes, son pouvoir d’Ajustement Cellulaire referma ses plaies au ventre et répara les lésions causées par le venin caustique des mygales géantes. Il resta par contre inefficace contre ses effets débilitants, et c’est sur des jambes toujours aussi molles qu’il se redressa.

Face à lui, Kalen ne valait guère mieux, appuyé d’une main sur son bâton pour ménager son bras droit, que le venin avait fait gonfler comme une saucisse malgré les soins prodigués par Mathieu dès la fin du combat.

- « Incompréhensible », marmonna le jeune Mage dans sa barbe, sa Détection de la Magie lancée en catimini n’ayant une fois de plus donné aucun résultat concluant. « Comment un Mage est-il censé pouvoir faire cela ? »

Il engagea une nouvelle fois la conversation avec Hélebrank pour tenter d’y voir plus clair, quitte à rabâcher une nouvelle fois les mêmes questions.

- « Pourrais-tu me dire ce qui se passe dans ta tête quand tu fais ce genre de choses ? Sens-tu le mana affluer et prendre forme ? Dois-tu te concentrer sur une matrice, un symbole, ou quelque chose du même genre ? »
- « Euh, non pas vraiment. Je visualise le résultat que je veux obtenir, et ça arrive, tout simplement. »
- « Sauf que ce n’est pas comme cela que la Magie Hermétique est censée opérer. Il y a des formules mnémotechniques à apprendre pour façonner l’énergie étherique brute invoquée, et… »
- « Ah, mais c’est normal que je fasse différemment », l’interrompit Hélebrank. « Parce que je suis pas un Mage, en fait, mais un Abid del Xan. Ca n’a rien à voir. »
- « Qu… Quoi ? » manqua de s’étrangler Kalen. « Tu sais d’où te viennent tes pouvoirs étranges, et tu… tu ne m’en as rien dit ? Mais pourquoi ? POURQUOI ? Ca t’amuse de me voir jouer aux devinettes, c’est ça ?! »
- « Euh, non, je t’assure… En fait, c’est juste que la dernière fois que tu me l’as demandé, je ne le savais pas encore. Et que depuis, comme tu ne me l’as plus demandé… »
- « Surtout… Rester calme… » grommela le jeune Mage, en se pinçant l’arête du nez, les yeux clos. « Bon. Effectivement, cela fait un bout de temps que je ne t’ai pas posé directement la question. Admettons un instant que ce soit de ma faute… Mais par le Saint Bourdon Noueux de Boccob, c’est QUOI un « abidalzanne », et QUI t’as dit que tu en étais un ? »
- « C’est du baklunien : ça veut dire ‘‘Elu de Xan Yae’’. En gros j’ai le pouvoir de changer la réalité par la seule force de mon esprit. C’est Dame Izenfen, du Monastère du Crépuscule de Khalil qui me l’a dit. Elle m’a raconté plein de légendes à ce sujet, mais j’en ai oublié la plupart. C’est en rapport avec une sorte de guerre entre les suélois et les bakluniens il y a longtemps, je crois. »
- « Vous croyez vraiment que c’est le moment de discutailler, vous deux ? » intervint Barnabé. « Une embuscade, ça ne vous a pas suffi ? »
- « Mais c’est très important ! », protesta Kalen, peu enclin à lâcher le morceau alors même que le mystère entourant le cas d’Hélebrank commençait enfin à se dissiper.
- « De plus, pour tomber dans une embuscade, il faut se déplacer. Nous ne risquons donc rien, puisque nous ne bougeons pas », précisa obligeamment Khalil, toujours très pointilleux sur les questions de vocabulaire.
- « Justement, faudrait voir à vous bouger un peu le popotin. On a des otages sur la planche. Maintenant, vos gueules, et en avant ! » trancha Mathieu.

Les compagnons prirent néanmoins le temps d’extraire les glandes à venin des mygales, Barnabé les ayant réclamé au motif qu’il pourrait s’en servir de composantes matérielles pour son sort d’Immunisation mineure (dont il n’avait hélas pas eu le temps de se servir durant le combat). Puis ils repartirent cahin-caha : Kalen n’avançait que lourdement appuyé sur Khalil à qui il avait du confier son sac à dos, étant désormais trop faible pour le soulever lui-même.


Moins d’une heure plus tard, alors que les compagnons longeaient la rive d’un étang, ils aperçurent devant eux à l’orée d’une mangrove un groupe de quatre prisonniers ligotés, gardés par deux guerriers hommes-lézards sur le pied de guerre, javeline à la main et bouclier levé. A cause de la brume toujours aussi épaisse, ils s’en étaient approchés à moins de vingt mètres avant de les apercevoir.

- « Vous croyez qu’ils vont accepter de négocier la libération des otages ? » chuchota Aloïs, ne s’adressant à personne en particulier.
- « Aucune idée, mais quelle importance ? » lui répondit Barnabé, qui toujours juché sur le heaume du paladin faisait déjà tournoyer sa fronde, tirant un boulet qui frappa l’un des deux gardes en pleine poitrine.
- « Oh, aucune je suppose, juste comme ça », conclut Aloïs en décochant à son tour une flèche sur la même cible, la faisant passer de vie à trépas.

Les hostilités ainsi ouvertement déclarées, le garde survivant se sentit autorisé à lancer sa javeline sur Aloïs en poussant un cri de guerre, le touchant à l’épaule. Cinq autres hommes-lézards jaillirent aussitôt de l’étang où ils s’étaient dissimulés, immergés en apnée, et chargèrent les compagnons en faisant tournoyer leurs gourdins de guerre au dessus de leurs têtes. Pris au dépourvu en file indienne, les compagnons ne purent organiser une défense efficace contre cet assaut de flanc. Engagés au contact, ils durent encaisser les coups.

Que leurs assaillants aient pu les voir venir d’assez loin pour monter une embuscade n’étonna guère Mathieu : échaudé par le combat avec les mygales, Kalen avait insisté pour conserver la protection de son Armure de Mage, la renouvelant chaque fois que nécessaire. Même au travers du brouillard, la lueur diffuse qui l’entourait était visible d’assez loin, et les rares mangroves parsemant les vastes étendues de roseaux n’offraient que peu de couvert.

Mais une fois essuyé le choc de la charge initiale, la puissance de feu supérieure des compagnons fit rapidement la différence, et les assaillants commencèrent à tomber comme des mouches. Malgré les légères blessures subies par Kalen, Khalil et Aloïs, le combat était si inégal que son issue ne fit aucun doute dès les premières secondes. Son récit aurait donc été totalement indigne d’intérêt si un évènement très inhabituel n’en avait marqué la fin.

Aloïs s’était écarté de quelques pas, s’interposant entre la mêlée et les prisonniers, tant pour protéger ces derniers d’un éventuel acte de vengeance de leurs ravisseurs que pour se donner assez de champ pour tirer à l’arc. Sa première flèche toucha au flanc l’un des deux derniers guerriers hommes-lézards, qui à la surprise générale ne se contenta pas de s’écrouler mortellement blessé : la flèche le transperça de part en part, ouvrant dans son thorax une plaie béante d’où se déversèrent en un flot grouillant des centaines de vers d’un hideux vert bile, tous parfaitement identiques au spécimen découvert chez Filge et censé provenir du laboratoire du Sans Visage…

- « Ugh ! Krra’Pot Sliss’nak ! » beugla le désormais tout dernier guerrier homme-lézard en faisant mine de fuir, velléité à laquelle un bon coup de hache entre les omoplates mit fin.

Hélebrank s’empressa de prélever (par télékinésie) quelques vers qu’il déposa dans la bouteille de céramique jaune, improvisant à partir de boue et d’herbes un bouchon pour la refermer. Les autres se répandirent dans la boue, perdant très vite toute mobilité avant de se putréfier à vue d’œil. En une minute à peine, il n’en restait plus que des fragments épars nageant dans une large flaque de mucus verdâtre.

Pendant ce temps, Aloïs repéra parmi les prisonniers une jeune femme au physique avenant, âgée d’une trentaine d’années. Les manches déchirées de sa robe laissaient voir une épaule nue, portant le symbole de l’Œil Omniscient de Boccob. Il n’avait jamais pu résister aux filles tatouées…

- « Bonjour. Mademoiselle Marzena, je suppose ? Je suis Aloïs Cicaeda, de Lac Diamant », se présenta t’il en lui retirant son bâillon et ses liens. « Nous avons été envoyés par Allustan pour vous apporter un petit quelque chose. Mais j’oubliais : bon anniversaire ! »
- « Euh… C’est demain en fait, mais merci… » balbutia en réponse l’intéressée, surprise par cette entrée en matière inattendue.
- « Plus tard, les salamalecs », les coupa Khalil en faisant de même avec les liens des trois autres prisonniers. « Nous devons rentrer au donjon aussi vite que possible. »
- « Oui, impossible de se reposer ici. Aucun confort », renchérit Barnabé, apportant son grain de sel à la conversation.
- « De plus, la zone n’est pas sûre. Le village des hommes-lézards n’est probablement pas loin », ajouta Kalen.
- « Absolument pas », lui rétorqua Marzena en se frottant les poignets, là où ses liens avaient coupé la circulation sanguine. « Si j’en crois les propos échangés par nos ravisseurs, nous en avions encore pour une bonne journée de marche. »
- « Ah bon ? Vous parlez l’homme-lézard ? » s’étonna Kalen.
- « Le draconique, en fait. Le dialecte des hommes-lézards en est une forme abâtardie », lui précisa doctement la jeune femme.
- « Ben alors, vous pouvez nous traduire ce que celui-là a dit tout à l’heure ? » demanda Hélebrank en retournant de la pointe de sa botte la toute dernière victime de Mathieu.
- « Oui bien sûr. Il était question d’une ‘peste des peaux-lisses’, le mot peste devant ici être pris dans le sens de maladie très déplaisante. Il semblait complètement paniqué. Rassurez-moi, ce n’est pas vous qui avez invoqué par magie ces vers répugnants pour tuer son congénère ? »
- « Non, bien sûr que non », lui assura Aloïs. « Pas du tout notre genre. Mais cela me rappelle une autre affaire dont nous voulions justement vous parler. C’est une longue histoire. En revenant du cairn, dans la tour du nécromant, nous avions trouvé… »

Il n’eut pas le temps d’ajouter un mot de plus. Ses compagnons joignirent leurs forces pour le propulser sur le chemin du retour, lui intimant l’ordre de la boucler pour ne pas attirer tous les monstres errants du marais et lui conseillant de garder son souffle pour marcher.

Il leur fallut trois bonnes heures de marche silencieuse pour parcourir en sens inverse les douze kilomètres qui les séparaient du donjon de Blackwall. Ils ne firent fort heureusement aucune mauvaise rencontre, mais le trajet n’en fut pas moins un véritable cauchemar pour tous les intéressés : pour les compagnons, parce qu’ils avaient déjà dans les jambes une longue journée de marche avant même de se lancer à la poursuite des hommes-lézards ; pour les ex-prisonniers, parce que l’air moite des marais ne faisait que rendre plus insupportable encore la température ambiante, qui même de nuit restait très élevée en cette période de canicule, et que personne ne pensa à les faire profiter du pouvoir d’Acclimatation de Mathieu.

A leur arrivée au donjon, bien après minuit, ils étaient donc pour la plupart complètement épuisés. Les compagnons n’eurent que la force de répondre par quelques borborygmes aux félicitations du sergent avant de s’écrouler pour une dizaine d’heures de sommeil sans rêves sur les paillasses laissées vacantes par de défunts soldats.


Petites modifications nécessaires : le scénario tel que rédigé indique qu'il est possible de secourir les otages avant que leurs ravisseurs ne rejoignent leur village en marchant de nuit, mais ne prévoit aucune des conséquences logiques d'un tel sauvetage...

Or, quel serait l'intérêt pour les aventuriers d'aller au village une fois Marzena libérée ?

POur piquer leur curiosité, la scène de l'homme-lézard piñata prévue dans le repaire a ainsi été déplacée dans les marais.

Sovereign Court

C'est une bonne idee. Quand on avait joue cette aventure, on avait retrouve les prisonniers dans les cavernes des hommes-lezards. Ils etaient en beaucoup plus piteux etats que dans ton aventure. Je sais pas si c'est mon MD qui est sadique, ou si c'est comme ca dans l'aventure. :)


Moonbeam wrote:
C'est une bonne idee. Quand on avait joue cette aventure, on avait retrouve les prisonniers dans les cavernes des hommes-lezards. Ils etaient en beaucoup plus piteux etats que dans ton aventure. Je sais pas si c'est mon MD qui est sadique, ou si c'est comme ca dans l'aventure. :)

Nan, il est normal. Le scénario prévoit que les otages suspectés d'être des mages se font briser les mains et la machoire par Shukak (le chef) dès leur arrivée au repaire, par mesure de précaution (plus simple qu'une surveillance 24h/24, en effet...).

Donc libérés avant leur destination = pas molestés.

NB: désolé pour le délai de la réponse, je viens de découvrir World of Tanks, et mon temps libre en a pris une grosse claque...


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4ème Jour Libre du Mois des Semailles
de l’Année Commune 595 (midi)
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Lorsqu’ils ouvrirent l’œil, le soleil avait déjà dissipé les brumes matinales depuis bien longtemps. Barnabé, frais et dispos car n’ayant guère eu à poser le peton par terre la veille, une fois lassé de sa grasse matinée prolongée, s’était déjà attelé à la confection d’un repas d’anniversaire digne de ce nom à partir des maigres ressources du garde-manger de la garnison.

Dès leur lever, les compagnons purent donc se jeter voracement sur un copieux repas servi dans la fraicheur du réfectoire, au sous-sol du donjon, bien à l’abri des températures caniculaires de l’extérieur. Vint enfin le moment tant attendu, celui du dessert… Barnabé apporta et posa devant Marzena le coffret en bois laqué convoyé depuis Lac-Diamant, lui laissant le soin de l’ouvrir.

Une fois son petit loquet tiré, le couvercle s’ouvrit avec un léger sifflement, laissant s’échapper une brume froide. A l’intérieur, une boîte en carton rose étroitement calée dans un écrin de velours bleu pâle abritait un monstrueux gâteau « triple crème » décoré d’une double couronne de bougies, manifestement enchantées puisqu’elles s’allumèrent une à une dès le couvercle enlevé, tandis qu’une carte de vœux portant l’effigie d’un ménestrel chantait à tue-tête une agaçante chanson d’anniversaire (sans doute une judicieuse utilisation du sort de Bouche Magique).

Marzena eut un petit moment de faiblesse et dut écraser discrètement quelques larmes. C’était déjà beaucoup pour une jeune femme d’être enlevée et entraînée de force dans les marais par des créatures non humaines aux intentions suspectes, puis d’être secourue par une noble troupe d’aventuriers ; mais qu’en plus ces derniers aient pensé à lui apporter une pâtisserie pour son anniversaire, alors là c’en était trop…

Les compagnons acceptèrent avec modestie ses chaleureux remerciements, puis attendirent galamment qu’elle se remette de ses émotions avant de se jeter sur leur part de gâteau. Ils ne furent pas déçus : la réputation de Finéas Finegoule n’était en rien usurpée.
Ce n’est qu’une fois les dernières miettes disparues qu’ils furent enfin disposés à entendre de la bouche de Marzena le récit des ses mésaventures.

Elle commença par leur expliquer que, s’étant bien gardée de faire savoir à ses ravisseurs qu’elle parlait couramment le draconique, elle avait pu glaner bon nombre de renseignements intéressants en les écoutant discuter entre eux.

- « C’est ainsi que j’ai appris qu’ils considéraient l’assaut sur le donjon comme des représailles » expliqua t’elle. « Mais contre quoi, mystère : aucun d’entre eux n’a jugé utile de rappeler le motif de leur expédition, puisque tous étaient au courant… Ils ont aussi mentionné que l’expédition n’avait pas été approuvée par le grand shaman de la tribu, au motif que le jour n’aurait pas été propice. Leur chef avait choisi de passer outre, ce qui semblait être pour eux un grave motif d’inquiétude. »
- « C’est peut-être pour cela qu’ils se sont découragés si facilement hier, une fois leurs principaux chefs neutralisés », supposa Hélebrank.
- « Sans doute, les hommes-lézards sont superstitieux, comme la plupart des peuplades primitives. D’autant plus qu’ils paraissaient avoir le plus profond respect pour ce grand shaman, qu’ils appelaient le ‘‘deux fois béni’’. L’un d’eux a d’ailleurs mentionné en passant qu’il regrettait leur ancien chef tribal, ce qui laisse penser que l’actuel titulaire est relativement nouveau dans la fonction. »
- « Et ils ont dit pourquoi ils vous ont enlevés et emmenés dans les marais ? » demanda Aloïs, curieux.
- « Non, pas vraiment. Ils avaient reçu pour instruction de leur chef de ramener autant de prisonniers que possible, intacts. Ils nous ont donc relativement bien traités, et ont même donné des soins magiques à ceux d’entre nous qui avaient été trop gravement blessés durant leur embuscade. D’ailleurs, ils ont utilisé pour ce faire des potions à l’aspect singulier… »
- « Comme celle-là ? » lui demanda Hélebrank en ressortant la fiole de céramique jaune.
- « Oui, exactement les mêmes, y compris le symbole ! Le shaman subalterne qui accompagnait l’expédition les a tirées de sa besace, qui avait l’air pleine. Ce n’est pas du tout le genre d’article que l’on s’attendrait à trouver en possession d’hommes-lézards, compte tenu de leur niveau de développement socioculturel : des calebasses évidées ou des gourdes en argile séchée au soleil, d’accord. Mais de la céramique émaillée portant une signalétique humaine… De toute évidence, ces fioles leur ont été fournies par quelqu’un d’extérieur à la tribu. »

A toutes fins utiles, Barnabé vérifia par une Détection de la Magie qu’aucune des personnes ayant bu l’une de ces potions ne présentait une aura suspecte.

NdMJ:
Le joueur du paladin étant sorti fumer, il n'a pas pensé à faire aussi une Détection du Mal... On ne le dira jamais assez : fumer tue.

Mû par une soudaine intuition, Hélebrank jeta pour la première fois un coup d’œil sur le culot de la fiole et y trouva une petite marque en forme d’écu.

- « Hé, il y un poinçon ! » annonça t’il, tout fier de sa trouvaille. « On va pouvoir identifier le fabricant. »
- « S’il est du coin… Je ne voudrais pas te décourager, mais chaque artisan a sa marque, qui n’est connue qu’aussi loin que ses produits sont vendus », tempéra Barnabé.

Les compagnons expliquèrent ensuite à Marzena ce qui avait motivé leur venue, outre la livraison d’une pâtisserie, lui faisant un récit détaillé de leurs aventures dans les profondeurs de la mine Pierrerude avant de lui demander ce que lui évoquait la « Triade Ebène » mentionnée dans les notes du Sans Visage.

- « Il s’agit effectivement d’une secte très marginale, comme vous l’a indiqué Allustan », confirma la jeune Mage. « De mémoire, elle a été fondée au début du siècle dans ce qui était à l’époque le Comté d’Alhaster, dans les Terres Boucliers, devenu la Principauté de la Main Rouge depuis son intégration aux Royaumes Bandits. »

A ces mots, Kalen fit une drôle de tête mais se garda bien de mentionner qu’il était originaire du dit Comté. Comme le monde est petit…

- « Cette secte clandestine avait la particularité d’avoir été fondée par des théologiens laïcs, parvenus on ne sait comment à la conclusion saugrenue que Vecna, Erythnul et Hextor étaient les trois facettes d’un dieu suprême unique et qu’il était donc urgent de réunir leurs fidèles sous l’égide d’un nouveau culte syncrétique. Ils ont essayé d’en convaincre les trois clergés concernés, mais ce prosélytisme a eu le résultat désastreux que vous imaginez. Aux dernières nouvelles, ils ont été massacrés jusqu’au dernier par le Prince Zeech peu de temps après sa prise de pouvoir à Alhaster. Je pourrais sans doute vous donner un peu plus de détails, mais il me faut un peu de temps pour creuser la question. »
- « Autrement dit, c’était une joyeuse bande de cinglés », commenta Mathieu.
- « On peut le voir comme cela, mais qui sait ? En matière religieuse, on peut voir des choses plus surprenantes encore. Je vous concède toutefois que le crédo de ce culte peut sembler absurde, tant ces trois divinités ont des dogmes très différents, voire opposés, et des origines bien documentées. Notamment, l’ascension divine de Vecna est relativement récente : il a vécu en tant que Mage flannae puis de liche en des temps historiques. A priori, il n’a donc rien en commun avec Hextor ou Erythnul, des divinités ethniquement œridiennes dont l’origine se perd dans la nuit des temps. De plus, à l’époque de la fondation de la Triade Ebène, il n’était qu’un obscur demi-dieu surtout connu pour ses reliques, l’œil et la main de triste renommée. Ce n’est que ces vingt dernières années qu’il a fait parler de lui par ses multiples machinations aux dépens des autres divinités, qui du coup le haïssent cordialement. »
- « Il y a tout de même beaucoup de similitudes avec notre affaire de Triple Abomination : un imposteur se faisant passer pour un suppôt de Vecna manipulait des prêtres d’Erythnul et d’Hextor afin de créer un monstre fusionnant les trois mêmes divinités », rappela Kalen.
- « Oui, je vous accorde que la thématique est identique. Mais il y a un monde de différence entre façonner une sorte de golem dont l’aspect combine certains traits de trois divinités différentes, et unifier leurs églises en une seule. Peut-être cette opération a-t-elle été organisée dans un accès de nostalgie par un ancien membre de la Triade Ebène : mais quand bien même une abomination hybride vecno-hexto-erythnulienne aurait ravagé Lac-Diamant, je doute que sa cause d’unification des cultes en ait été avancée d’un pouce. Cela semble être beaucoup d’efforts pour un bien piètre résultat. »
- « Apparemment, le but de toute l’opération était de réaliser une prophétie », précisa Kalen, revenant à la charge. « Il est d’ailleurs souvent question de prophéties dans cette affaire… »
- « En ce cas, pourquoi pas. Mais je crains que nous ne sortions là de mon domaine de compétences : je n’ai connaissance d’aucune prophétie en lien avec la Triade Ebène. »

Le mot de la fin revint à Aloïs…

- « Tout de même, quand on y pense, c’est tout de même incroyable comme coïncidence de trouver dans ces marais des vers juste comme celui de Lac-Diamant, vous ne trouvez pas ? On ferait peut-être bien d’aller jeter un œil à cette tribu d’hommes-lézards. Si ça se trouve, il y un lien. »

Abasourdis par l’extrême naïveté d’Aloïs, ses compagnons échangèrent des regards gênés. Il leur avait semblé inutile d’énoncer à voix haute ce qui aurait du être une évidence pour tous, à savoir que le « destin héroïque » hérité du fantôme d’Alastor Land venait de leur jouer un tour en les mettant sur le chemin d’une nouvelle manifestation de ce fameux « Âge de la Mort Rampante » dont ils étaient censés prévenir l’avènement.

- « Euh, oui, excellente idée, tu as sans doute raison », approuva charitablement Barnabé, brisant le silence. « Reste à savoir quand : comme tu le vois, ce pauvre Kalen tient à peine debout. »


Salut

Ah que ça fait plaisir de retrouver les aventures de Mathieu & Co. Vivement le nid des hommes-lézards.

Pour ma part, j'ai enfin commencé. Voici le lien vers le blog de campagne. Traduire en anglais ici me prendra trop de temps, et mon niveau ne me le permet pas.

Bonne continuation !!!!


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NUIT BLANCHE
(séance du 17 février 2012)

4ème Jour Libre du Mois des Semailles
de l’Année Commune 595 (après-midi)
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Les compagnons décidèrent finalement d’attendre l’arrivée des renforts, tablant sur le fait qu’ils seraient probablement accompagnés d’au moins un prêtre, et espérant que celui-ci serait suffisamment puissant pour traiter un empoisonnement. Lac-Diamant n’étant qu’à une journée de cheval, ils pouvaient escompter leur arrivée le jour même. De plus, Aloïs les avait assuré que ce délai supplémentaire ne lui poserait aucun problème pour suivre la piste des hommes-lézards, car grande était sa confiance en ses propres capacités.

L’après-midi s’écoula donc lentement. Mathieu prodigua à tous ses compagnons une nouvelle invocation de son miracle d’Acclimatation pour les aider à supporter la température extérieure, toujours caniculaire. Hélebrank et Khalil en profitèrent pour aller s’entraîner au maniement du bâton devant le donjon, sous l’œil mi-envieux mi-accablé des soldats de la garnison, restés à l’ombre.

Kalen profita d’une pause entre deux passes d’armes pour se traîner jusqu’en bas de la butte, bien décidé à tenter une nouvelle fois de résoudre le mystère Hélebrank.

- « Dis-moi, Hélebrank. Tu as été mordu par une mygale des marais, tout comme moi, et devrais en ressentir durement les effets. Peux-tu donc m’expliquer comment il se fait que tu parviennes à jouter avec Khalil, en ayant le dessus qui plus est ? »
- « Ben, c’est que je me suis concentré après le déjeuner, et… C’est un peu compliqué à expliquer. J’ai vu le poison dans mon corps, et j’ai voulu très fort qu’il s’en aille. Je ne sais pas trop si ça a vraiment marché, mais je me sens beaucoup mieux, comme après une bonne nuit de sommeil. »
- « Et tu pourrais me le faire, sur moi aussi ? Parce que là, pour ne rien te cacher, je ne tiens debout que grâce à mon bâton. »
- « Euh, non. Parce que je ne vois pas dans ton corps, que dans le mien. Comme lorsque je referme mes blessures : cela ne peut marcher que sur moi. »
- « Dommage… Et ce pouvoir de guérison des empoisonnements, comment t’est-il venu ? J’imagine que tu ne le connaissais pas hier, sinon tu l’aurais utilisé aussitôt mordu. »
- « Oui, bien sûr, je ne suis pas idiot », acquiesça Hélebrank. « J’ai essayé seulement ce matin et cela a marché. C’est souvent comme cela : je fais des choses, et après je m’en souviens. »
- « C’est assez normal ça, de se souvenir des choses que l’on fait, tu sais », commenta ironiquement Kalen.
- « Je me suis mal exprimé. Ce que je veux dire, c’est que j’essaie de faire des choses en me concentrant, et que parfois cela ne marche pas, parfois je me souviens d’un coup de la façon d’y arriver. Ou de faire quelque chose d’approchant, comme pour ma Lévitation : j’essayais de voler, et à la place j’ai trouvé le truc pour soulever plusieurs personnes d’un coup. Là, j’essayais de me guérir, et je me suis rappelé soudain de mon pouvoir de Purification Cellulaire. A mon avis, ce sont des choses que j’ai du apprendre avant de perdre la mémoire, et qui me reviennent par bribes. »
- « Intéressant… Je supposais jusqu’alors que c’était lors de tes séjours au Monastère du Crépuscule que tu apprenais de nouveaux pouvoirs. Ce n’est donc pas le cas ? »
- « Effectivement », confirma Khalil, qui jusque alors s’était tenu cois sans se mêler à la conversation. « Il n’y a aucun Abid del Xan au monastère pour lui donner un tel enseignement. En tant que prêtresse de Xan Yae, Maîtresse Izenfen peut lui montrer du doigt le chemin vers la transcendance de l’esprit. Mais il doit le parcourir seul. »
- « Je vois… En d’autres termes, elle connaît la théorie, mais pas la pratique. Puis-je te poser encore quelques questions, Hélebrank ? Il y a quelque chose qui me chiffonne depuis hier… »
- « Je t’en prie, vas-y », l’encouragea le Psion tandis que Khalil se remettait à ses échauffements.
- « Voilà… J’ai bien compris que tu n’es pas un Mage, et que tes pouvoirs proviennent de la force de ta pensée » expliqua Kalen d’une traite, ayant manifestement beaucoup ressassé le problème et préparé à l’avance son angle d’attaque. « Parfait. Mais en ce cas, pourquoi faisais-tu semblant de faire des incantations et des gestuelles, alors que cela ne te sert à rien ? Juste pour te payer ma tête ? »
- « Mais non, enfin… C’est juste que je croyais vraiment être un Mage, jusqu’à ce qu’Izenfen me dise que non. J’essayais juste de suivre les conseils d’Ariello, pour m’améliorer… »
- « Ariello… Ce nom me dit quelque chose… Ariello », répéta Kalen, fouillant sa mémoire. « Ariello le combustible ? Le saltimbanque hobniz qui se produit tous les soirs au Bazar ? Celui qui se lance un sort de Résistance au Feu avant de se verser une fiole de feu grégeois sur la tronche pour amuser la galerie ? »
- « Hé, faut jamais révéler le truc ! Dit comme ça, c’est beaucoup moins impressionnant… Mais oui, c’est bien lui. Avec toutes les incantations, les passes magiques et les nuages de fumée, c’est vraiment spectaculaire. Surtout quand il en avale toute une fiole pour se faire un gargarisme, et qu’il la recrache dans un seau deux mètres plus loin : ça fait un joli arc de feu. »
- « Mais quel rapport avec toi ? Quel genre de conseils ce gugusse a-t-il bien pu te donner, et quel rapport avec tes pouvoirs ? »
- « Je ferais peut-être bien de tout reprendre au début… La première chose dont je me souviens, c’est de m’être réveillé dans la boue, sur la rive du lac. Il faisait nuit. J’ai aperçu des lumières au loin et je me suis dirigé vers elles : c’était Lac-Diamant. Je n’avais aucune idée de comment j’étais arrivé là. Le trou noir. Heureusement que des gens m’ont reconnu à Lac-Diamant, parce que je ne me souvenais même pas de mon nom. »
- « Hein ! Il y a des gens en ville qui te connaissaient d’avant ton amnésie ? Tu ne nous l’as jamais dit ! Qui ? Où ? »
- « Des jeunes gens, près des docks… Apparemment, on devait pas être très copains, parce qu’ils m’ont jeté des pierres et pourchassé dans les rues en criant ‘Hélebrank ! Viens ici qu’on te fasse ta fête !’. C’est comme ça que j’ai su comment je m’appelais. »

Kalen, ne sachant trop s’il fallait en rire ou en pleurer, n’eut pas la cruauté de lui faire remarquer qu’il devait en fait son nom aux quolibets lancés par une bande de voyous. Khalil n’eut pas le même tact, mais Hélebrank refusa de le croire et poursuivit son récit.

- « Ensuite, je me suis caché dans une venelle derrière le Bazar, et c’est là que j’ai rencontré Barnabé, alors qu’il sortait les poubelles. C’est un vrai ami. Il m’a gentiment prêté un noble pour que j’aille m’acheter des habits au magasin général. »
- « Ah bon, parce que tu étais… »
- « Non, pas le cul à l’air, mais tout comme : je portais juste un petit pagne. Et j’étais couvert de boue en prime. Comme c’était il y a un peu plus de deux mois, aux Apprêts, je peux te dire que ça caillait. Il m’a ensuite aidé à trouver un travail à la mine Pierrerude. Et c’est encore lui qui m’a conseillé de consulter un spécialiste lorsque les autres mineurs ont commencé à dire que je faisais des choses pas normales. »
- « Comme…? »
- « Ben, je te l’ai déjà dit je crois… Des choses comme rapprocher la lanterne du front de coupe pour mieux y voir, mais sans les mains. Ou faire de la lumière avec mes yeux, parce que celle de la lanterne, en fait, elle est pas terrible. Ou bien arrêter de respirer quand y’avait trop de poussière, pour ne pas tousser. Les collègues m’ont dit que je devais être un Mage pour faire ce genre de choses, et c’est là que je suis allé voir Ariello en espérant être embauché comme assistant. C’est mieux que mineur, comme poste ! Mais quand je lui ai montré mon Rayon d’Energie, juste en pointant le doigt, il m’a dit que c’était très mauvais, et que je n’arriverai jamais à rien dans le métier avec ça. Il m’a conseillé de travailler mes incantations et mes gestuelles, pour que les gens en aient pour leur argent. Je ne sais pas trop ce qu’il voulait dire par là, mais bon, c’est pas moi le professionnel… Le hic, c’est que ce n’est vraiment pas facile de faire chaque fois exactement la même chose sans se tromper, surtout au milieu d’un combat. Vous ne m’avez jamais fait de remarques, mais je sais bien que j’ai souvent tout mélangé entre ma formule de lévitation, celle du rayon, et les autres… Quand je n’oubliais pas carrément tout dans le feu de l’action ! Je suis bien content de ne plus avoir à m’embêter avec ça, maintenant que je sais ce que je suis. »
- « Laisse moi te poser une question : connais-tu au juste la différence entre un véritable Mage comme moi et un artiste de foire comme Ariello ? »
- « Euh, ben… En fait non, pas vraiment. »
- « Je m’en doutais un peu. Merci pour cette conversation, c’était très instructif. Je retourne me coucher », conclut Kalen, avant de reprendre cahin-caha le chemin de la tour, laissant Hélebrank et Khalil à leurs épuisants exercices.


I knew that Europeans got a lot of holidays, but four months is just too much! ;-)

Our own Age of Worms campaign has already reached the Champion's Belt, and I thought we were playing slowly...


hogarth wrote:

I knew that Europeans got a lot of holidays, but four months is just too much! ;-)

Our own Age of Worms campaign has already reached the Champion's Belt, and I thought we were playing slowly...

Yeah, I know. We manage to cram six sessions a year, no more, with our busy schedules. That means a scenario and a half per year. :(

They tied up Black keep by june, with a special night-of-the-spawn encounter, and are currently gearing up to go to the Big City.

Sovereign Court

Hélébrank's attempt to mimic a real mage is pretty original and funny. :)
Is "Hélébrank" some french-from-France slang I don't know, or is it an in-game insult?


Moonbeam wrote:

Hélébrank's attempt to mimic a real mage is pretty original and funny. :)

Is "Hélébrank" some french-from-France slang I don't know, or is it an in-game insult?

Yes, a quite original background idea. The player found it funny to play an amnesiac psion, mimicking a mage on a misunderstood advice from a stage magician. It drove our mage player nuts, but it was time for him to spill the beans as the joke was beginning to get old.

Branque = crazy one, in french slang. So, Helebrank (or "Hé! Le branque !") can phonetically be translated as Heynuttyone. As incredible as it may sound, at least one of my players (Khalil's) only got the joke when Hélebrank told about his encounter with the wharf gangstas. Everybody else had got the clue beforehand (as players, not in character).

Sovereign Court

OK, I totally didn't get that (that expression doesn't exist in Québec), and for some reason I thought it was HélÉbrank all this time. :)


L’attente des compagnons prit fin en même temps que l’après-midi, avec l’arrivée d’une dizaine de cavaliers parmi lesquels ils reconnurent la silhouette chenue du Glorieux Vélias. La garnison lui ayant donné le signal que la voie était libre, la petite troupe s’engagea sur la lande pour rejoindre le donjon, au pied duquel compagnons et soldats s’étaient rassemblés pour les accueillir.

- « Salut les enfants ! » les salua cordialement le vieux prêtre, en descendant de son cheval avec une agilité surprenante pour quelqu’un de son âge, comme revigoré par sa longue chevauchée. « Et bé, Kalen, tu t’es encore mis dans un sale état ! T’as presque une aussi sale tête que la dernière fois, quand t’avais chopé la fièvre des ghoules ! »
- « Merci beaucoup, je suis heureux de vous revoir aussi », répliqua l’intéressé du tac au tac. « Mais je le serais encore plus si vous pouviez faire quelque chose pour moi. »
- « J’ai aussi quelques blessés qui auraient bien besoin de vos prières, Glorieux », intervint le Sergent Grubert. « Mais aucun qui nécessite encore des soins urgents, grâce en soit rendue à monseigneur Mathieu. »

Sans plus de tergiversations, le Glorieux Vélias en appela à la miséricorde d’Heironéous pour soulager les maux de Kalen, imposant sur le front de ce dernier sa main droite toute auréolée de lumière argentée.

- « Aaahhh… Cela va déjà beaucoup mieux », soupira d’aise Kalen, ravi d’avoir retrouvé son tonus musculaire. « Mais je me sens encore un peu fatigué, et nauséeux aussi… Vous serait-il possible de me rendre aussi toute ma vigueur ? »
- « Holà, comme tu y vas ! Je peux te rendre comme tu étais avant, mais de là à te rendre vigoureux, il y a une marge, mon garçon. Je ne peux pas faire de miracles ! » le taquina gentiment le vieux prêtre à la grande hilarité de ses compagnons, avant de consentir à dissiper les derniers effets débilitants du venin par une seconde Restauration mineure.

Une fois leur Mage comme neuf, les compagnons purent faire aux nouveaux arrivants un rapport circonstancié de l’assaut et de leurs découvertes dans le marais. Puis ils leur firent part de leur intention de retourner sur le champ dans les marais pour tirer au clair cette histoire de vers et de peste.

Avant de prendre congé, Hélebrank et Barnabé prirent bien soin de recommander au Glorieux Vélias de garder un œil sur Marzena et les deux soldats ayant ingérés les potions des hommes-lézards, au cas où des effets secondaires indésirables se feraient jour.

Une heure plus tard, le soleil couchant trouva les compagnons à peu près au même endroit que la veille, non loin des intersections entre la piste des ravisseurs et celles laissées par la colonne montée à l’assaut du donjon deux jours plus tôt ou par les petits groupes de fuyards mis en déroute la veille à leur arrivée. Le moment leur parut opportun pour faire halte et discuter de leurs plans.

- « Pardonnez-moi si ma question est idiote, n’étant pas du métier, mais… Est-il possible d’arriver à notre destination sans suivre l’une de ces pistes ? » demanda ingénument Khalil.
- « En trouvant notre chemin vers un lieu où nous ne sommes jamais allés, perdu au milieu d’un marais de plusieurs centaines de kilomètres carrés ? Non, ce n’est pas possible », lui répondit Aloïs. « Nous n’avons pas d’autre choix que de suivre l’une de ces pistes jusqu’à son terme. Nous savons déjà où va celle des ravisseurs : nous devons en choisir une autre. Quelqu’un a une préférence ? »

Leur choix se porta finalement sur la piste laissée par les assaillants du donjon, plus ancienne mais plus marquée. Le temps de se jeter divers sorts de protection et notamment des Armures de Mage, décision ayant été prise de privilégier la sécurité sur la discrétion, et les compagnons se mirent en route. Barnabé, de nouveau Rapetissé, retrouva sa place sur l’épaule de Mathieu.

A la différence du groupe de ravisseurs suivi la veille, les hommes-lézards venus donner l’assaut ne s’étaient guère préoccupés de trouver un chemin à pied sec, n’étant pas encombrés par des prisonniers. Ils avaient donc bien des fois traversé étangs, fossés et autres bourbiers, obligeant les compagnons à s’appuyer lourdement sur les compétences d’Aloïs pour contourner l’obstacle puis pour retrouver leurs traces.

Du fait de la lenteur de leur progression, la décision de suivre la piste la plus ancienne s’avéra avoir été peu judicieuse. En effet, puisque prise à rebours, elle devenait de moins en moins marquée au fur et à mesure de l’avancée des compagnons : en près de quarante-huit heures, même les traces laissées dans la boue par le passage d’une cinquantaine de guerriers hommes-lézards avaient eu le temps de s’estomper, les roseaux couchés de se redresser, et l’abondante faune des marais de venir brouiller les empreintes. Si l’on ajoute à cela les brumes qui se levèrent dès la tombée de la nuit, il n’est guère étonnant que trois heures plus tard et à peine sept kilomètres plus loin, Aloïs commença sans s’en rendre compte à se fourvoyer, suivant une piste qui n’était plus la bonne…

Il ne commença à s’en douter que plus d’une heure plus tard, revenant fréquemment sur ses pas à la grande inquiétude de ses compagnons. La découverte dans un banc de boue d’une empreinte plus nettement marquée, semblable à celle d’un pied humain doté de longues griffes, lui apporta confirmation de son erreur.

- « Oh, malheur… Ce n’est pas de l’homme-lézard, ça. »
- « Tu veux dire qu’on crapahute dans ce bourbier depuis je ne sais combien de temps sur une mauvaise piste ? » gronda Mathieu.
- « Et une piste de quoi, d’ailleurs ? » demanda Hélebrank. « On dirait l’empreinte d’un ermite qui ne se serait pas coupé les ongles de pied depuis longtemps… »

Cette dernière question trouva rapidement réponse, lorsque surgirent des roseaux à une trentaine de mètres de distance quatre silhouettes humanoïdes efflanquées, à la chair pâle et gorgée d’eau, dotées d’une gueule quasi-canine garnie de crocs d’où dardait une langue effilée, goûtant l’air comme celle d’un serpent.

- « Oh m…, encore des ghoules », jura Kalen, exprimant en peu de mots le sentiment commun.

Les susdites s’élancèrent aussitôt vers les compagnons, toutes griffes dehors, précédées par leur fumet pestilentiel. Heureusement, elles avaient à traverser une mare fangeuse, ce qui leur fit perdre le bénéfice de l’effet de surprise et laissa le temps aux compagnons d’organiser leur défense.

Khalil se porta en avant pour les intercepter sur la rive, faisant rempart de son corps à ses compagnons. Mathieu et Aloïs complétèrent vite cette ligne défensive, prenant position sur sa droite, tandis que les autres restaient en arrière prêts à faire feu. En réaction, les ghoules se scindèrent en deux groupes pour tenter de les déborder sur chaque flanc.

Khalil eut du mal à retenir le contenu de son estomac lorsque les deux ghoules qui le prirent pour cible arrivèrent au contact. L’une d’entre elles dégageait une odeur putride d’une violence proprement surnaturelle, révélant sa véritable nature de ghaste, une variété de mort-vivant plus dangereuse encore. Il réprima néanmoins cette brusque nausée par la force de sa volonté. A ses côtés, Mathieu fut moins heureux, si l’on en juge par les vomissures qui s’écoulèrent des fentes de son heaume et par les tremblements qui agitèrent ses membres.

Hélebrank, reconnaissant le danger, cessa complètement de respirer grâce à son pouvoir d’Anaérobie avant d’aller se joindre à la mêlée, ayant compris après un essai malencontreux qu’il risquait plus de nuire que d’aider ses compagnons en tirant des rayons dans le tas. Khalil, victime du dit essai, lui en fut gré.

De son côté, Aloïs engagea le combat avec l’une des ghoules, sans parvenir à empêcher que son ailière ne le contourne sur sa droite pour se ruer sur Barnabé. Celui-ci se lança aussitôt dans une brillante esquive acrobatique, qui selon toutes probabilités aurait du lui permettre d’échapper au coup de griffe du monstre : hélas, la boue glissante le ralentit juste la fraction de seconde nécessaire pour qu’il reçoive une estafilade à l’épaule, qui elle-même fut juste assez grave pour que le froid surnaturel de la paralysie raidisse ses membres… Il tomba au sol sans plus pouvoir bouger un muscle.

Kalen le vengea aussitôt par un Projectile Télékinétique décoché presque à bout portant, qui sectionna proprement son agresseur en deux. Sous la violence de l’impact, ses parties supérieures et inférieures furent projetées de plusieurs mètres en arrière.

- « On ne touche pas à mes amis ! » déclara crânement Kalen, sous l’effet d’une subite montée de testostérone.

La situation tourna ensuite rapidement au désavantage des morts-vivants. Sous les coups de bâton conjugués de Khalil et d’Hélebrank, la ghaste ne tarda plus à baisser pavillon. La ghoule qui faisait face à Mathieu n’était pas parvenue à lui porter le moindre coup, mais en retour avait été promptement amputée d’un bras puis éviscérée.

Voyant cela, la dernière ghoule survivante contourna Aloïs, puis se saisissant au passage du hobniz toujours paralysé, prit la fuite vers un étang non loin dans l’intention de marquer l’essai puis de déguster ce délicieux casse-croûte dans un endroit tranquille.

C’était sans compter sur la ligne de défense des compagnons : un tacle au bâton de Khalil l’envoya les quatre fers en l’air, lui faisant lâcher son précieux fardeau avant la ligne d’en-but. Mathieu s’étant aussitôt positionné de façon à lui interdire toute reprise de contrôle du ballon, la ghoule préféra concéder la victoire et s’enfuir à toutes jambes sous une grêle de projectiles.

Heureusement pour lui, car il était tombé tête la première dans la vase, c’est à ce moment que Barnabé parvint à reprendre le contrôle de ses muscles par un suprême effort de volonté. Il put donc sortir la tête de l’eau et reprendre avidement son souffle, qu’il utilisa aussitôt pour reprocher vertement à ses camarades d’avoir tardé à le secourir.

Plus rien ne les retenant dans le secteur, les compagnons rebroussèrent chemin jusqu’au dernier endroit où Aloïs était sûr d’avoir encore été sur la piste des hommes-lézards, endroit qu’ils atteignirent vers onze heures, alors que se dissipaient les dernières brumes du soir. Ils progressèrent encore quatre heures, parcourant péniblement sept autres kilomètres, avant qu’Aloïs ne s’égare à nouveau, suivant cette fois la piste d’un couple d’aigrettes géantes en pleine parade nuptiale.

Lorsque les compagnons s’en aperçurent, les brumes annonciatrices d’une aube proche commençaient déjà à épaissir. Découragés, ils renoncèrent à rebrousser chemin pour retrouver la bonne piste et se mirent à la recherche d’un abri convenable pour le peu qui restait de la nuit et la journée à venir. C’est alors qu’une grosse carpe leur tomba du ciel, atterrissant au beau milieu de leur groupe avec un bruit mat.

- « Ben ça alors, c’est extraordinaire ! Ça ne pousse pourtant pas aux arbres, les poissons… En plus, nous ne sommes même pas sous un arbre », commenta utilement Hélebrank, observant médusé la carpe battre désespérément de la caudale pour tenter de regagner une eau plus profonde.
- « N’y touchez pas, c’est sûrement un piège ! » mit en garde Kalen, avant de vérifier par un sort de détection que le poisson ne portait aucune aura magique. « Rien. On dirait qu’il est tout à fait normal, ce poisson… Il n’empêche, c’est certainement un coup fourré. Faisons comme si nous n’avions rien vu et partons. »
- « Allons donc ! Si c’est une embuscade, c’est certainement la plus bizarre dont j’aie jamais entendu parler », le railla Mathieu.
- « En plus, ce serait dommage. Une si jolie carpe, encore vive... Grillée au feu de bois, elle serait délicieuse », insista Barnabé.

Sans discuter davantage, Hélebrank se saisit du poisson, l’assomma d’un coup sec, et lui passa son bâton ferré par les ouïes pour le porter à l’épaule, au grand dam de Kalen qui persistait à dire qu’ils allaient sûrement regretter cette folle imprudence.


A peine une centaine de mètres plus loin, ils aperçurent au beau milieu de leur chemin un homme-lézard en pagne qui les regardait tranquillement, parfaitement immobile. Il tenait d’une main un bâton orné d’os, d’écailles ou de plumes. Sur sa poitrine s’entrecroisaient plusieurs ceintures auxquelles étaient attachées un grand nombre de besaces, bourses et autres fétiches.

- « Paix ! Puissent œufs vôtres être fertiles ! » déclara t’il d’une voix forte dès qu’il sut avoir été aperçu, en joignant les mains à hauteur de sa poitrine, doigts et pouces écartés pour former un ovale.
- « Ça alors ! » s’étonna Barnabé. « C’est incroyable : un homme lézard qui parle hobniz ! »
- « Mais pas du tout. Sa grammaire est un peu approximative, mais c’est du baklunien. Je sais reconnaître ma langue maternelle, tout de même », protesta Khalil.
- « Laissez tomber, tous. Il emploie probablement un pouvoir divin pour se faire comprendre. En tous cas, il n’y a pas de Mal en lui », trancha Mathieu après s’être brièvement concentré. « On se bouge maintenant ? On ne va pas rester plantés là à le regarder comme des idiots. »

Les compagnons s’avancèrent donc avec circonspection, gardant leurs mains bien en vue mais peu éloignées de leurs armes.

- « Halte. Ça être distance gar’ukt pour pourparlers », lança l’homme-lézard lorsqu’ils arrivèrent à une dizaine de mètres de lui, en levant une main impérieuse.
- « Laissez-moi approcher vous, toucher vous, magie compréhension », proposa Kalen, qui manifestement n’avait pas écouté un mot de ce qu’avait dit Mathieu.

Leur interlocuteur refusa sa proposition d’un grognement, lui intimant l’ordre de garder ses distances d’un nouveau geste de la main.

- « Pourquoi vous parler bizarre ? Moi comprendre vous. Miracle Semuanya traduire paroles moi dans langage vous. Inverse, miracle Semuanya traduire paroles vous dans oreilles moi, langage moi. Gloire à Semuanya ! » expliqua t’il, avant de passer aux présentations. « Je venir pour pourparlers vous. Je attendre vous. Je Hishka, shaman tribu Ukt branche tordue. Tribu je attaquer grande hutte-de-pierre tribu vous, tribu sliss'nak faucon. »
- « Vous êtes celui qu’on appelle le deux fois béni ? » lui demanda Kalen à brûle pourpoing, sur une intuition.
- « Oui, je Hishka, deux fois béni. Je jaune et blanc de oeuf. Touché par Semuanya dans oeuf. Je imprégner femelles, et pondre œufs ! » proclama le shaman en ponctuant cette affirmation d’un coup de rein évocateur. « Je deux fois béni. »
- « Et qui nous prouve que vous êtes vraiment ce deux fois béni ? » demanda Hélebrank, soupçonneux.
- « Vous vouloir voir ? » proposa l’intéressé en pointant le doigt vers son pagne.
- « Non, c’est bon ça ira. On vous croit sur parole », s’empressa de répondre Mathieu, peu désireux de voir ce qui sous ce fruste vêtement pouvait justifier un tel sobriquet.
- « Je suppose que c’est vous, pour la carpe. Vous voulez qu’on vous la rende ? » proposa Hélebrank.
- « Non, carpe pour vous. Cadeau pourparlers », refusa poliment Hishka. « Vous accepter cadeau, vous accepter pourparlers. Ça être gar'ukt. »
- « Euh… Merci… »
- « Je shaman, vouloir paix. Tribu branche tordue avoir... problème. Chef tribu être guerrier, penser jour ici. Pas shaman. Shaman penser jour loin, parler pour oeufs des oeufs des œufs de tribu. Donc toujours chef devoir écouter shaman, ça gar’ukt. Mais nouveau chef être ahk’ukt ! Pas gar’ukt ! Pas écouter shaman. Attaquer hutte-de-pierre. »
- « Pourquoi ont-ils attaqué le fortin ? » lui demanda Kalen.
- « Ça être compliqué... Attaquer hutte-de-pierre être mauvaise chose, car après, sliss'nak toujours venir, attaquer tribu. Ça être sûr comme soleil se lever et se coucher. Pas bon pour tribu. Tribu rien gagner. Semuanya dire, survie tribu être chose première. Donc je dire pas attaquer hutte-de-pierre, jour ici pas jour propice. Jour demain pas jour propice. Jour demain de demain, pas jour propice. Mais chef ahk’ukt pas écouter shaman, dire attaquer et guerriers écouter chef, car guerriers aimer combat, guerriers être guerriers. »
- « Mais pourquoi avoir enlevé des prisonniers? », poursuivit Kalen. « Quel intérêt ? »
- « Je pas savoir. Chef vouloir prisonniers, mais pas dire je. Otages ? »
- « Et enfin, qu’est ce que la peste des peaux lisses? » insista Kalen.
- « Hissssss… » siffla le shaman. « Peste sliss’nak être grand malheur. Tuer oeufs tribu ! Couvée entière perdue ! Beaucoup devoir imprégner femelles, après ! Mais comment vous savoir pour peste, hmm ? »
- « Oh, l’un de vos guerriers y a fait allusion », éluda Barnabé. « Cette épidémie de peste, elle est arrivée il y a longtemps ? »
- « Couvée printemps dernier perdue. Œufs tous mangés par gros vers. Nouveau chef dire, avoir vu peste avant, dans autre tribu lui. Dire aussi, peste être faute sliss'nak. Guerriers avoir grande colère ! Vouloir venger œufs tribu ! »
- « Et il vient d’où ce nouveau chef ? »
- « Pas savoir. Nouveau chef venir, tuer ancien chef, devenir nouveau chef. Ça être gar’ukt. Lui dire venir autre tribu Ukt dans marais. Mais lui dire et faire choses pas gar’ukt. Devoir venir de très loin ! »
- « C’est louche, ça… » commenta Barnabé.
- « Je penser aussi », lui confirma Hishka.
- « Et quand est-il arrivé ce nouveau chef ? » demanda Hélebrank, soupçonneux. « Avant ou après la peste ? »
- « Lui venir beaucoup lunes avant jour ici, mais beaucoup lunes après peste », précisa le shaman. « Lui pas ici jour peste. »
- « Très bien. Mais vous attendez quoi de nous, au juste ? » reprit Mathieu, allant droit au but.
- « Shaman pas pouvoir agir ou parler contre chef. Ça être ahk’ukt ! Pas gar’ukt ! Ukt pas faire chose ahk’ukt ! » expliqua le shaman. « Tandis que sliss'nak... Pouvoir résoudre petit problème tribu branche tordue. Ça être chose ni gar’ukt, ni ahk’ukt, juste chose sliss’nak. Car sliss'nak pas être Ukt, puisque sliss'nak. »
- « Donc, si on vous débarrasse de ce Ahk’ukt... » commença Kalen avec un grand sourire, commençant à comprendre où voulait en venir ce gros malin de shaman.
- « Non ! » coupa Hishka. « Nom chef être Shukak. Shukak faire choses ahk’ukt. Ahk’ukt être mot pour dire choses pas gar'ukt. Semuanya dire, nous Ukt faire choses gar'ukt, Ukt pas devoir faire choses ahk’ukt. Vous comprendre ? »
- « Cela ressemble à un interdit religieux », précisa gentiment Mathieu. « A ce que j’ai pigé à son baragouin, les hommes-lézards (ou Ukt) doivent obéir à un code de conduite dicté par Semuanya, leur divinité. Mais nous ne sommes pas concernés, puisque nous sommes des sliss’nak. »
- « Oui, oui, c’est bon, n’en jetez plus, j’ai compris », l’arrêta Kalen, agitant une main agacée devant lui. « Bon. Donc si on se charge de Shukak, que se passera t’il ? »
- « Simple. Quand chef mort, shaman désigner nouveau chef. Ça être gar’ukt. Moi choisir nouveau chef très gar'ukt, faire paix avec sliss'nak, tous contents », expliqua Hishka avant de claquer bruyamment des mâchoires, signe bien connu de satisfaction chez les hommes-lézards.
- « D’accord, mais pour arriver jusqu’au chef, il va nous falloir décimer votre tribu » objecta Mathieu.
- « Non ! Car je avoir plan... Ami je guider vous vers village. Mais vous pas aller dans village, aller dans repaire secret Shukak, dans mangrove. Secret tribu branche tordue ! » expliqua Hishka, avant de s’avancer pour gratouiller dans la boue un schéma des lieux avec un bâton tiré de sa besace. « Là, village au milieu lac, sur terre qui avance dans lac. Que femelles, quelques guerriers : sans intérêt. Shukak être ici, dans repaire secret, dans mangrove bord du lac. Protéger œufs. »
- « Et combien y’a-t-il de guerriers dans ce repaire secret ? » demanda Kalen.
- « Plusieurs mains de mains. »
- « Hou là, ça fait du monde… On doit tous les tuer, ceux-là ? » s’enquit Hélebrank.
- « Non! Vous entrer par lac. Seule entrée. Après, vous suivre bâton-chemin. Ça être grande invention Ukt ! » annonça fièrement le shaman en tendant à Mathieu le court bâton qui lui avait servi à gratouiller dans la boue.

Long d’environ quarante centimètres, le dit bâton était creusé à intervalles réguliers de rainures le divisant en huit sections égales portant chacune divers symboles ou encoches.

Note du MJ:
Je leur avais mis entre les mains une réplique sculptée dans une branche de sureau, pour le plaisir de les voir se dépatouiller avec.

Dans le scénario tel qu'écrit, le shaman ne bouge pas du repaire et propose son petit marché à deux pas du chef, après que les PJs aient massacré la moitié de la tribu pour l'atteindre... Mais bien sûr.

- « Euh… Ça marche comment ? » demanda Hélebrank.
- « Vous suivre bâton-chemin, depuis entrée. Grande invention! Mais pas oublier : bâton être chemin. Suivre bâton-chemin, éviter nids guerriers, juste plante serpent là », indiqua le shaman en désignant un étrange symbole sinueux sur l’une des sections médianes du bâton. « Passer vite ou nourrir. Tuer Shukak, facile. Mais aller vite, vite ! Si guerriers voir vous, attaquer vous. »
- « Comment reconnaîtra t’on Shukak ? » demanda Hélebrank.
- « Facile. Tête plus haut que je, avec trident de chef. Autre guerrier avoir tête plus haut que je, mais pas avoir trident. Lui être Kotobas. Lui sauvage, un peu fou, aimer se battre à griffes nues. Vous pouvoir tuer lui aussi, lui trop aimer Shukak. »
- « Et une fois Shukak mort, comment allons-nous pouvoir ressortir sans bain de sang ? » demanda Barnabé, légitimement quelque peu inquiet à l’idée d’aller se fourrer au fin fond d’une tanière d’humanoïdes barbares sans possibilité de retraite.
- « Simple ! Combattre Shukak. Pendant combat, tenir loin guerriers mais pas tuer guerriers. Guerriers pas ahk’ukt, guerriers juste écouter chef ahk’ukt. Problème être chef. Après chef mort, je nommer nouveau chef gar’ukt, lui écouter shaman, lui arrêter combat. »

Cette promesse leur parut suffisante. La chose semblait entendue lorsque par acquit de conscience Kalen lança un sort de Détection de la Magie sur le bâton. Constatant qu’il n’avait aucun pouvoir, contrairement à ce qu’il avait supposé, il en informa ses compagnons.

- « Ben comment ça marche alors, si c’est pas magique ? » demanda Hélebrank dépité.
- « Vous pas savoir lire bâton-chemin ! » s’écria le shaman, stupéfait par une telle ignorance. « Ah là là ! Vous devoir apprendre à sliss'nak ! Simple. Je dire vous encore : bâton être chemin, vous suivre chemin. »
- « D’accord, je saisis : là, il y a une encoche à gauche donc je prends la première à gauche, c’est ça ? »
- « Non ! Déjà, vous lire bâton à l’envers : commencer là », expliqua Hishka, en montrant du bout de la griffe une marque oblongue à une extrémité du bâton. « Ça symbole Œuf, début de toute chose. Donc devoir être en haut. Chemin commencer là. Pouvoir faire courir griffes sur bâton, suivre sans regarder. Moi déjà dire vous bâton être chemin, non ? Si marque à gauche, laisser mauvais chemin à gauche et continuer bon chemin, sur bâton. Simple ! »
- « Donc c’est tout droit, comme le bâton ? » demanda naïvement Hélebrank.
- « NON ! Bâton… Être… Chemin », articula lentement le shaman, sur le ton excédé qu’emploierait un professeur s’adressant à un élève particulièrement obtus, « mais chemin pas avoir forme bâton. Chaque bout bâton être étape. Chaque étape, vous laisser un ou deux chemins droite ou gauche. Simple ? »
- « C’est bon les gars, je crois que j’ai compris cette fois », conclut Aloïs, au vif soulagement du shaman. « Son bâton est une sorte de carte, en cela qu’il permet de choisir le bon chemin à chaque embranchement. Sauf qu’il indique les chemins à ne pas prendre, plutôt que l’inverse. »
- « Oui ! C’est ça : bâton être chemin », approuva Hishka en claquant des mâchoires de plus belle.

Note du MJ:
Le côté "choc culturel" m'a beaucoup amusé : à civilisations différentes, conventions différentes. Pour le shaman, la lecture d'un bâton-chemin est tellement évidente qu'il n'a pas imaginé qu'il serait utile de l'expliquer (de la même façon que les PJs n'auraient pas jugé utile de lui montrer comment lire une carte).

Mes joueurs ont bien failli ne poser aucune question, pensant sans doute que le bâton était magique, et qu'il se mettrait à flotter tout seul vers sa destination une fois dans le repaire. Ils auraient été bien déçus !

Ces pourparlers achevés, Hishka insista pour que leur accord soit scellé selon la coutume Ukt par un échange de cadeaux. Il remit ainsi à Mathieu un gourdin orné de coquillages qu’il lui sembla avoir déjà vu quelque part. Cette impression se confirma lorsque le shaman lui expliqua que cette arme magique avait appartenu au grand guerrier ayant mené l’assaut sur le donjon, qu’il avait lui-même affronté et terrassé en combat singulier l’avant-veille. En retour, après moult hésitations et en dépit des farouches objections soulevées par Kalen, les compagnons lui firent don du haubert de mailles magique trouvé dans le cairn aux murmures dont ils n’avaient plus vraiment l’utilité.

Une fois cette formalité expédiée, le shaman émit un étrange sifflement. Répondant à l’appel, un énorme crocodile (mesurant bien huit mètres du museau à la queue) jaillit d’une mare où il était resté dissimulé en projetant en tous sens des éclaboussures d’eau stagnante, et fila comme une flèche jusqu’aux pieds de son maître.

- « Oui ! Ça être bon crocodile, ça ! », bêtifia Hishka en gratouillant le colossal saurien sous le menton, au grand ébahissement des compagnons. « Lui être K’Kakt, crocodile très malin. Lui mener vous à abri sûr, crée par je, connu que de je. Ce soir, quand brumes venir, lui mener vous à village. Vous trouver repaire dans mangrove, tuer Shukak. Simple ! »
- « Vous ne nous accompagnez pas ? » s’étonna Barnabé.
- « Non. Je devoir retourner village, sinon chef avoir soupçons. Aube être proche. Je déjà donner trop temps, trouver vous. Vous pas aller dans bonne direction, plus difficile. »
- « Oh ça va, hein », coupa Aloïs, vexé par les regards mi-venimeux mi-moqueurs que lui glissèrent ses camarades à ces mots.
- « Encore une dernière chose… Savez-vous d’où proviennent ces potions ? » demanda Hélebrank au shaman en lui montrant la fiole de céramique jaune retrouvée près du donjon.
- « Oui, je pouvoir dire. Shukak donner beaucoup à disciple je, pour attaque. Lui avoir beaucoup potions, pareilles. Vous plus avoir questions ? Moi pouvoir aller ? »

Les compagnons n’ayant apparemment plus rien à ajouter, il s’élança droit dans le ciel d’un bond gigantesque, disparaissant dans les brumes. Ils eurent beau tendre l’oreille, les compagnons n’entendirent pas le moindre bruit de son atterrissage.

- « J’ai la fâcheuse impression qu’on a oublié de lui dire ou de lui demander quelque chose d’important... Mais là je suis trop fatigué pour y réfléchir », regretta Hélebrank en scrutant le ciel dans la direction où avait disparu le shaman.
- « Peut-être… Moi ce que je regrette, c’est de ne pas avoir un échantillon de ces potions, juste une fiole vide. Je persiste à penser qu’il doit y avoir un lien avec cette fameuse peste, même si les dates ne collent pas », supposa le hobniz, écoutant son instinct.
- « Et bien faites-en tous votre deuil et marchez, c’est trop tard maintenant », les pressa Mathieu. « Il est parti, et c’est pas son croco qui va nous renseigner. »

Comme répondant à ce signal, K’Kakt poussa un grognement et se mit à marcher vers le sud. Les compagnons lui emboîtèrent le pas à travers les marais durant plus de trois heures, jusque bien après le lever du soleil. Leur saurien de guide eut la prévenance d’éviter étangs et fondrières et de les attendre patiemment chaque fois qu’ils se laissaient distancer, les encourageant périodiquement à presser le pas par de petits vagissements.

Enfin, ils arrivèrent sur le coup de huit heures au bord d’une mare bordée d’une épaisse mangrove, comme ils en avaient déjà vu des centaines. Le crocodile poussa un petit grognement et plongea dans l’eau. Quelques instants plus tard, un nouveau vagissement plus sonore retentit quelque part au milieu des arbres. Puis il refit surface dans la mare et désigna la mangrove d’un violent coup de tête, comme pour inviter les compagnons à aller prendre possession des lieux.

Ils s’exécutèrent sous le regard approbateur du saurien, s’enfonçant jusqu’à la taille puis jusqu’au cou dans l’eau boueuse. Effectivement, un étroit passage permettant tout juste de garder la tête hors de l’eau avait été aménagé entre les racines, donnant accès au bout de quelques mètres à un abri en forme de dôme niché au cœur de la mangrove, dont les parois régulières et le sol étonnamment plat étaient faits de racines et de branches étroitement entrelacées. Autour de l’accès, il y avait suffisamment de place à pied sec pour que tous s’étendent confortablement, ce qu’ils firent aussitôt tant leur nuit blanche les avait épuisés.

Barnabé, qui lui n’avait pas eu à marcher, se proposa pour prendre une première garde. Peu se donnèrent la peine de lui signifier leur accord : à dire vrai, Kalen s’était endormi trop vite pour entendre la question. Mathieu en fit autant dès qu’il eut terminé ses dévotions matinales et renouvelé les Acclimatations qui les protégeaient tous de la chaleur étouffante régnant toujours dans les marais.

Sovereign Court

C'est une bonne idée, le bâton-chemin! J'ai bien aimé cette scène. :)


Moonbeam wrote:
C'est une bonne idée, le bâton-chemin! J'ai bien aimé cette scène. :)

J'ai fait mon possible pour que le shaman ne soit pas juste un humain avec un costume écailleux. D'où la tonne de détails "ethniques", le bâton-chemin, le jargon religieux, l'offrande et les échanges de cadeaux, etc.

Un de mes joueurs m'a dit à la fin qu'il avait eu l'impression de jouer dans "rencontre du 3ème type"...


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OFFENSIVE ECLAIR ET
OMELETTE AU VINAIGRE
(séance du 23 mars 2012)

1er Jour des Etoiles du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595 (soir)
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Les compagnons purent se reposer toute la journée : ils étaient donc frais et dispos lorsque K’Kakt vint comme convenu grogner à leur porte pour signaler l’heure du départ, au moment où les brumes du soir commençaient à se lever. Ils avaient également eu tout loisir de discuter de leur plan d’attaque, et s’étaient notamment accordés pour (si possible) interroger Shukak sur les éventuels liens entre ses potions, les vers et la peste avant de le liquider comme ils s’y étaient engagés auprès du shaman.

Les compagnons se lancèrent quelques sorts de longue durée, plus particulièrement une Respiration Aquatique et une Vision Nocturne en prévision de la traversée du lac et de l’assaut, puis rejoignirent le crocodile à l’extérieur. Ils le suivirent docilement et en silence, cheminant un peu moins d’une heure avant d’arriver au bord d’une étendue d’eau dont il leur était impossible de discerner les dimensions tant le brouillard était devenu dense. K’Kakt leur désigna une direction d’un mouvement de tête, puis plongea et disparut dans les eaux noires.

Les compagnons longèrent la rive dans la direction indiquée jusqu’à ce qu’une épaisse mangrove leur barre le chemin. Aloïs partit seul en reconnaissance, contournant l’obstacle par le lac en nageant entre deux eaux, et n’eut aucun mal à trouver ce qu’il cherchait : un espace entre les racines, s’enfonçant en dessous de la surface vers la rive et trop régulier pour être tout à fait naturel.

Il revint chercher les autres, qui à son signal se mirent à l’eau sans broncher. Une fois au fond du lac, les compagnons se jetèrent tous les sorts de protection et d’augmentation possibles, comptant sur l’eau boueuse pour en camoufler les signes visibles et étouffer le bruit des incantations.

Une fois prêts, ils émergèrent en file indienne à l’intérieur du repaire dans un long boyau de forme irrégulière, aux parois formées de branches et de racines étroitement entrelacées, puis recouvertes d’une épaisse couche d’argile suintante d’humidité pour mieux conserver la chaleur. L’atmosphère était étouffante, chaude et moite, conforme à la notion de confort d’une race reptilienne au sang froid. Il y faisait aussi noir qu’au fond d’un puits ; la lumière du jour ne perçait pas au travers du torchis des parois.

Les compagnons ne s’attardèrent pas pour admirer l’architecture : ils se mirent aussitôt à courir, suivant Aloïs qui tenait en main le bâton-chemin. Ils tournèrent à gauche, devant une alcove contenant une sorte d’autel, laissant sur leur droite un passage étroit ; puis tout de suite à droite dans une intersection en « Y », jusqu’au pied d’une rampe s’élevant en pente douce.

Là, Aloïs arrêta net sa course au risque de provoquer une bousculade, et désigna du doigt ce qui semblait être un tas de compost et d’ordures au sommet de la pente. A cet endroit, le feuillage de la mangrove était moins épais, laissant passer un peu de lumière, et les parois végétales avaient été laissées brutes, sans platras. Aloïs montra à nouveau à ses compagnons le signe de la « plante serpent » gravé sur le bâton-chemin pour les inciter à rester vigilants, puis repartit à toutes jambes, rejoignant le tas de déchets puis sautant par-dessus, prêt à toutes éventualités.

Bien lui en prit, car l’une des lianes qui courrait le long des parois se détendit soudainement pour tenter de le saisir. Elle était épaisse comme le bras d’un homme ; de son tronc principal rayonnaient des tiges plus minces se terminant par des feuilles dentelées, dont la forme trilobée rappelait celle d’une main griffue. Aloïs ralentit son allure juste ce qu’il fallait pour esquiver l’étreinte mortelle, puis détala comme un lapin sans laisser une seconde chance au monstrueux végétal, ses compagnons sur les talons. La liane tueuse tenta bien de retenir à sa portée leur arrière garde, à savoir Kalen et Hélebrank, en animant grâce à son pouvoir d’Enchevêtrement les racines et branchages des parois pour les ligoter, mais entre leur élan et leur force augmentée par les sorts de Barnabé, ils arrachèrent tout sans même ralentir. Pas d’engrais riche en protéïnes pour elle ce soir…

Les compagnons continuèrent leur course folle le long des boyaux du repaire, tournant sur la droite à angle droit face à une rampe descendante, qui s’ouvrait sur une pièce dans laquelle une demi-douzaine de guerriers hommes-lézards réunis autour d’un feu de tourbe les regardèrent passer, médusés, avant de se ruer vers leurs armes ; puis bifurquèrent de suite sur la gauche pour emprunter un passage latéral évitant une autre salle pleine de guerriers, tout aussi ébahis ; et enfin à l’intersection suivante, dévalèrent sur leur gauche une rampe descendante jusque dans un large carrefour.

- « C’est ici ! » s’exclama Aloïs, désignant du doigt une ouverture sur leur droite, puis s’y engouffrant sans ralentir.


Juste en face de l’entrée, une colonne irrégulière de troncs et de branchages s’étendait du sol au plafond, masquant l’intérieur de la pièce. Aloïs la contourna par la gauche, et fut aussitôt pris à partie par un homme-lézard qui se rua vers lui en hurlant un cri de guerre. Au vu de sa taille excédant largement les deux mètres, il devait très probablement s’agir de leur cible, le chef Shukak. Il était vêtu d’un simple pagne et de brassards métalliques ouvragés lui couvrant les avant-bras, et portait autour du cou divers colliers et amulettes tribales. Curieusement, la couleur de ses écailles n’était pas homogène : un certain nombre d’entre elles étaient noires, et non vertes, notamment autour de sa gueule.

L’attention d’Aloïs se focalisa rapidement sur le trident qu’il maniait d’une seule main, avec une aisance enviable. Même en faisant son maximum pour esquiver le coup, Aloïs ne dut son salut qu’au fait que Shukak préféra opter pour la puissance au détriment de la précision : les pointes du trident sifflèrent à un cheveu de sa tête.

Mathieu entra à son tour, quelques foulées derrière Aloïs, assénant du plat de sa hache un coup en pleine poitrine que Shukak dut sentir passer. Hélebrank arriva ensuite pour lui donner le coup de grâce, sous la forme d’un revers de bâton magistral en plein plexus solaire qui le foudroya littéralement. Le redoutable chef tomba en arrière comme une masse, inconscient. Au total, il s’était écoulé moins de quarante cinq secondes depuis l’entrée des compagnons dans le repaire. Ils avaient encore un peu d’avance sur les défenseurs, mais pouvaient déjà entendre leurs cris converger rapidement sur leur position.

La pièce dans laquelle ils se trouvaient était relativement petite, un ovale irrégulier n’excédant pas huit mètres dans sa plus grande largeur, blotti au milieu de la mangrove. Sur la gauche, un bassin peu profond abritant quelques carpes : sans doute un garde-manger. Au fond, un trône fait d’ossements et de bois flotté, recouvert de peaux grossièrement tannées. A droite, une couche de joncs coupés, jetés à même le sol, où se pressaient trois hommes-lézards de petit gabarit, dépourvus de crètes ; probablement des femelles constituant le harem du chef.

Aloïs alla prendre position près du trône, menaçant les femelles de son arc pour les inciter à se tenir tranquilles. Pour faire bonne mesure, Hélebrank asséna à Shukak un second coup en pleine tempe, déclenchant l’ire de Barnabé, qui avec Kalen avait préféré passer du côté opposé de la colonne.

- « C’est malin, il va en avoir pour des heures avant de se réveiller ! », protesta le hobniz.
- « Ben quoi ? Il est vivant. Ce n’est pas ce qu’on avait dit, qu’on devait le prendre vivant ? »
- « Presque, mais pas tout à fait… On voulait le prendre vivant pour l’interroger », souligna Barnabé. « Cela va être difficile maintenant, vu qu’il est probablement dans le coma. Quant au shaman, il voulait qu’on le tue. Donc là, aucun des deux objectifs n’est accompli. »

L’arrivée d’une foule de guerriers hommes-lézards, quelques secondes à peine après celle des compagnons, coupa court à cet échange de points de vue. Khalil était déjà en position à l’entrée de la pièce pour les contenir, comme prévu ; il repoussa l’assaut du premier guerrier de la file puis riposta d’un coup de bâton fulgurant qui laissa son adversaire étourdi. Celui-ci tituba en arrière… puis fut violemment jeté de côté par un nouvel arrivant, un homme-lézard à la musculature impressionnante, à peine moins grand que Shukak, dont les bras couverts d’écailles noires se terminaient par des griffes acérées, anormalement développées. Sans doute s’agissait-il de Kotobas, le lieutenant aussi violent que borné dont leur avait parlé Hishka. Il chargea Khalil comme un dément, lui entaillant largement le bras d’un revers de griffes.

- « On a des invités ! » s’écria Khalil, soucieux d’attirer l’attention de ses amis sur le fait qu’il était désormais le seul obstacle entre eux et une foule toute disposée à les lyncher.

Hélebrank se saisit du trident du chef pour aller lui prêter main forte, suivi de près par Mathieu. Au vu de la masse compacte d’adversaires qui se pressait dans le couloir, ce dernier délaissa son épieu court, jugeant plus profitable de soutenir Khalil par l’utilisation de son pouvoir de Guérison des Blessures.

S’ensuivit des échanges de coups peu concluants : les hommes-lézards tentaient de forcer le passage, et les compagnons s’efforçaient de les en empêcher. Mais ce statu quo ne pourrait durer éternellement. Comme chaque adversaire abattu était aussitôt remplacé par un autre, le temps de se faire remettre sur pied par le shaman subalterne déjà aperçu au donjon, il était inévitable qu’à l’usure la supériorité numérique de la tribu se ferait sentir.

- « Moi avoir trident ! Moi tuer chef ! Moi nouveau chef tribu ! » cria Hélebrank en désespoir de cause, imaginant peut-être que s’affranchir de la syntaxe lui suffirait à se faire comprendre malgré la barrière linguistique.
- « Hishka ?... C’est fait, Hishka ! » cria Khalil à son tour, espérant sans doute que discréditer le shaman aux yeux de sa tribu contribuerait à améliorer la situation.
- « Gar’ukt ! Gar’ukt ! » cria Aloïs depuis le fond de la pièce, ne souhaitant pas laisser passer une aussi belle occasion de dire une ânerie, et ayant complètement oublié la réelle signification de ce mot.
- « Mais la ferme, tous ! » crièrent en chœur Barnabé, Kalen et Mathieu, craignant qu’ils ne compromettent toute l’opération par leurs divagations.

De leur côté, Barnabé et Kalen parvinrent assez rapidement à la conclusion qu’ils ne pouvaient espérer disposer de suffisamment de temps pour ranimer et interroger Shukak, et se résignèrent donc à l’éliminer. Cela leur sembla d’autant plus dommageable que Kalen avait reconnu sur son dos, marqué au fer rouge, le symbole des Arènes de Greyhawk : sa présence soulevait bon nombre de questions qui dans l’immédiat devraient rester sans réponse. Avait-il été gladiateur ? Auquel cas, que faisait-il au fin fond des Marais-aux-Brumes ?

Aloïs et Kalen commencèrent donc à s’acharner sur Shukak, lui décochant dans la tête flèche sur flèche et carreau sur carreau sans résultat, chacun de leurs projectiles rebondissant sur ses écailles sans lui infliger de dommages significatifs, tandis que Barnabé s’efforçait de lui enlever ses brassards, supposant qu’ils étaient la source de son extraordinaire résistance.

Enfin, le troisième Projectile Télékinétique de Kalen finit par trouver un défaut de l’os pariétal : la boîte crânienne de Shukak explosa en une pluie de fragments osseux et de matière cérébrale au grand déplaisir de Barnabé, situé aux premières loges.
L’une des carpes du bassin se métamorphosa aussitôt en shaman homme-lézard.

- « Enfin ! Je faillir attendre », commenta Hishka en sortant de l’eau, avant de traverser l’un des murs de la pièce, les racines s’écartant devant lui pour le laisser passer.

Un instant plus tard, des exclamations en draconique se firent entendre dans le couloir, et Khalil vit ses adversaires reculer de quelques pas, l’arme toujours prête mais baissée. Il fit de même, s’abstenant de poursuivre le combat, et attendit la suite.

Kalen, Aloïs et Barnabé mirent à profit ce répit pour récupérer tous les objets magiques portés par le chef, à savoir ses brassards, une amulette faite d’écailles, et une fiole de céramique jaune portant une rune de vie légèrement différente de celle figurant sur la fiole déjà en leur possession, que Kalen interpréta comme indicative d’une puissance supérieure.


Salut Smarnil !

Toujours aussi bien écrit et passionnant ! Bravo !

De notre côté on attaque le mois prochain le Cairn aux Murmures après trois séances de prologue.

Je te laisse à nouveau l'adresse de notre blog si tu veux suivre les aventures de mon groupe.

A bientôt !

Le blog


Quelques instants plus tard, Hishka traversa les rangs de ses guerriers et s’arrêta devant Khalil, lui adressant quelques mots qu’il ne comprit pas. Puis il incanta brièvement.

- « Bonjour, sliss’nak étrangers. Puissent œufs vôtres être fertiles. Quel hasard heureux amener vous ici ? » commença t’il, faisant mine de n’avoir jamais vu les compagnons.
- « Et bien… On passait par là… » improvisa Khalil, entrant dans le jeu du shaman, tandis que derrière lui Aloïs se débarrassait précipitamment du bâton-chemin dans un coin de la pièce.
- « Chef Shukak mort. Tribu Branche Tordue, avoir nouveau chef, ici », poursuivit Hishka en désignant un homme-lézard musculeux qui se tenait en retrait derrière lui, comme embarassé par ses toutes nouvelles fonctions. « Lui avoir nouvelle politique ! Nouveau chef vouloir paix avec tribu sliss’nak faucon. Vous vouloir paix, aussi ? »
- « Euh… oui, je suppose ? » lui confirma Kalen.
- « Sliss’nak vouloir paix, aussi ! » beugla le shaman, se retournant les mains levées vers ses troupes, qui répondirent aussitôt par une bruyante ovation.

Une fois la clameur retombée, il prit des mains d’Hélebrank le trident de Shukak, expliquant qu’il appartenait depuis des générations à la tribu et était le symbole traditionnel de la fonction de chef, avant de le remettre cérémonieusement à l’actuel titulaire du poste. Puis, prétextant qu’il lui fallait s’entretenir en privé avec les émissaires sliss’nak, il congédia tous les guerriers, y compris le nouveau chef malgré ses timides protestations.

- « Ah, chose bonne être faite. Nouveau chef très gar’ukt, non ? » se félicita t’il une fois tous les témoins partis, avant de s’adresser en particulier à Khalil. « Ça pas malin, appeler je. Vouloir tout faire échouer, oui ? Heureusement, vous avoir accent effroyable, personne comprendre. »
- « Oui, c’était complètement crétin », renchérit obligeamment Kalen.
- « Mais pas du tout ! » tenta de se justifier Khalil. « Vous ne nous aviez pas dit où vous seriez. Il fallait bien que l’on vous prévienne… »
- « Prévenir de quoi ? Shukak pas mort », lui rétorqua le shaman, enfonçant le clou. « Si Shukak mort, je pouvoir nommer nouveau chef, ça gar’ukt. Si Shukak pas mort, pas nouveau chef. Ça simple, aussi simple que bâton-chemin. Vous dur comprendre, oui ? »

Barnabé intervint, détournant la conversation vers un sujet plus concret avant qu’elle ne s’envenime.

- « Pourriez-vous nous montrer où sont les affaires de Shukak ? Avait-il des documents que nous pourrions consulter, notamment ? Nous pensons qu’il est peut-être pour quelque chose dans cette histoire de peste… »
- « Non, toutes choses Shukak être là, sur lui. Pas venir avec bagages », précisa aimablement le shaman. « Mais je déjà dire vous, lui arriver beaucoup lunes après peste, vous oublier ? »
- « Vous pourriez nous fournir un échantillon des potions de Shukak ? Pas celle qu’il portait sur lui, mais plutôt celles qu’il destinait aux membres de la tribu », poursuivit Barnabé.
- « Et vous pourriez aussi nous montrer le nid, celui où étaient les oeufs qui ont été contaminés ? Nous y trouverons peut-être des indices », ajouta Hélebrank, sans laisser au shaman le temps de répondre à la question précédente.
- « Difficile. Alliés Shukak garder nid. »
- « Hein ? C’est qui, ces alliés de Shukak ? D’autres hommes-lézards ? » demanda Barnabé.
- « Ah, vrai. Je pas avoir dit détail », admit Hishka. « Shukak faire beaucoup choses ahk’ukt. Parmi ces choses ahk’ukt, la plus ahk’ukt être alliance avec Gok’Nak’Ukt. Shukak confier à Gok’Nak’Ukt protection oeufs tribu. Lui dire, ce Gok’Nak’Ukt pas être comme autres Gok’Nak’Ukt, aimer Ukt. Mais shaman pas fou, pas croire Shukak. Gok’Nak’Ukt toujours mauvaise chose pour Ukt, toujours Gok’Nak’Ukt finir par manger Ukt. »
- « Euh… C’est quoi, un Gok’Nak’Ukt ? »
- « Vous pas savoir quoi être Gok’Nak’Ukt ? Ecailles comme nuit, grandes ailes, grandes dents, cracher eau-qui-pique ? »
- « Boudiou, un dragon noir ! » s’exclama Aloïs.
- « Il est gros comment ? » s’enquit Hélebrank, inquiet.
- « Hmm… Corps lui, comme bête qui porte sliss’nak sur dos », précisa le shaman.
- « Gros comme un cheval », traduisit Kalen. « Pas un grand ver, mais pas un dragonnet non plus. »
- « Bah, c’est pas grave... Même si ce n’est qu’un noir et qu’il n’est pas énorme, tuer un dragon c’est tout de même la grande classe » tempéra Aloïs, se voulant rassurant car se méprenant sur le motif de l’émoi de ses compagnons. « Mais tout de même, un dragon ! Enfin un vrai gibier d’aventurier ! Avoir un dragon au tableau de chasse, ça c’est prestigieux. Cela ferait notre réputation ! »
- « Non. Gok’Nak’Ukt plus être ici. Venir jour avant assaut hutte-de-pierre, apporter beaucoup potions. Après, partir : je voir. Lui jamais rester, jamais venir plus souvent que chaque lune. Mais laisser K’Nak’Ukt pour garder oeufs tribu, prendre soin oeufs tribu. »
- « Et c’est quoi, un K’Nak’Ukt, comme bestiole ? »
- « Petit, écailles noires, parler pointu ? » précisa Hishka en baissant une main à hauteur de sa taille. « K’Nak’Ukt, être une main, trois doigts. »
- « Des sortes de koboldes ? » hasarda Hélebrank. « Et pas plus de huit ? Ça ne vous dérange pas, si on va les voir et qu’on leur casse la figure ? »
- « Non, mais nous venir aussi. Shukak mort, accord avec Gok’Nak’Ukt mort aussi. Tribu vouloir récupérer oeufs, même si K’Nak’Ukt dire non. Mieux, si dire oui. »
- « Pour en revenir encore aux potions… Est-ce que les guerriers qui ont bu celles distribuées par le chef, enfin par l’ancien chef Shukak, ont attrapé la peste ? » demanda Barnabé.
- « Pourquoi ? » s’étonna Hishka. « Je déjà dire, peste frapper que oeufs, et Shukak arriver beaucoup lunes après peste. Et nous pas donner potions à oeufs ! »
- « Mais oui, c’est cela que nous avions oublié de vous dire hier ! » s’écria Hélebrank en se frappant le front. « Il n’y a pas que les oeufs qui peuvent être touchés par la peste. »
- « Oui, c’est juste », expliqua Barnabé. « Parmi ceux de vos guerriers que nous avons combattus avant-hier pour libérer nos prisonniers, il y en avait un qui était infesté de vers. Il en était littéralement plein, comme une outre. »
- « Oh oh… Mais ça très différent ! Peste qui tue oeufs, mauvaise chose. Peste qui tuer grand Ukt déjà sorti oeuf, chose pire ! »

Hishka passa la tête dans le couloir en appelant à plein poumons un certain Shesht, lui demandant de ramener dare-dare sa sacoche et les fioles qu’elle contenait. Ce Shesht s’avéra être son disciple, le shaman subalterne déjà rencontré par les compagnons.

Une succession de Détections du Mal confirma que toutes les potions fournies par Shukak à la tribu portaient une trace de Mal, mais aussi que la sienne n’était pas contaminée. Cela n’étonna personne : s’il était dans le coup, il n’allait pas s’empoisonner lui-même.


Hishka demanda ensuite à Shesht de réunir tous les guerriers dont les blessures avaient été guéries au moyen d’une potion. Il y en avait sept, qui bientôt vinrent se disposer en rang devant Mathieu pour se soumettre à son examen. Shesht se plaça au bout de la file, ayant lui-même dû boire une potion pour se remettre des effets du Projectile Télékinétique que lui avait décoché Kalen le jour de l’assaut sur le donjon.

Mathieu décela l’aura d’une magie maléfique sur chacun d’entre eux : tous semblaient être atteints par la peste. Interrogés, certains des guerriers admirent qu’ils se sentaient très fatigués et n’avaient pas les idées aussi claires que d’habitude, mais qu’ils ne s’en étaient pas plaints de peur de passer pour des femelles. Shesht confirma volontiers que c’était bien avec ces mêmes potions que Marzena et un autre des soldats faits prisonniers avaient été soignés ; ils devaient donc eux aussi être malades.

Hishka incanta, invoquant le pouvoir de Semuanya, sa divinité tutélaire. Une vive lueur verte apparut autour de sa main droite ; il toucha son disciple et la lumière disparut, comme absorbée sous ses écailles. Il fit ensuite signe à Mathieu, lui demandant de renouveler son examen.

- « Cela n’a pas marché », soupira le paladin en secouant la tête. « Le Mal est toujours là. »

Le shaman essaya un autre pouvoir, parvenant à soulager quelque peu les symptômes de la maladie, mais pas à la guérir.

- « Ennuyeux… Guérison Blessures pas marcher. Restauration, pas marcher. Je penser que tisane purgative et herbes de shaman pas suffire, aussi… Donc je pas pouvoir soigner peste. Mais je content, vous penser à dire je. Plus tôt, mieux, mais je content quand même » les remercia t’il. « Maintenant, nous savoir dur comme pierre Shukak et Gor’Nak’Ukt être ennemis tribu, donner mauvais cadeaux. Avant, que soupçons. Tribu devoir partir vite, vite, avant retour Gok’Nak’Ukt. Mais d’abord devoir reprendre œufs. Vous aider tribu ? »
- « C’est d’accord. Où devons-nous aller ? »
- « Chambre œufs par là, après tunnel dans eau », précisa Hishka en désignant le passage immergé juste à côté de la chambre du chef. « Devoir nager, ça pas être problème, oui ? Convaincre ou combattre K’Nak’Ukt, reprendre œufs tribu. Vous devoir faire attention, pas casser œufs tribu. Laisser œuf Gok’Nak’Ukt. »
- « Ah bon ? Y’a un œuf de dragon ? » s’étonna Hélebrank.
- « Oui. Lui laisser œuf, gage aliiance. Lui dire, garder œufs tribu comme garder œuf lui. Aussi, lui creuser autre accès à chambre œufs. Lui pas pouvoir passer par repaire tribu. »
- « C’est que ça vaut de la thune ça, un œuf de dragon », commenta Aloïs, songeur.
- « Vous faire comme vous vouloir, ça affaire sliss’nak. Nous pas toucher, œuf Gok’Nak’Ukt être ahk’ukt, comme Gok’Nak’Ukt. »

Comme les compagnons bénéficiaient toujours des effets de la Respiration Aquatique lancée avant l’assaut, le franchissement du siphon ne fut pas un problème. Ils émergèrent dans un large passage, suivis de près par Hishka et six de ses guerriers. Comme dans le reste du repaire, les parois étaient recouvertes d’argile pour conserver la chaleur. Toutefois, elles étaient moins bien finies : les racines, branches et autres troncs qui les transperçaient en grand nombre donnaient à l’ensemble un sympathique aspect naturel, mais avaient aussi pour effet de gêner la progression et la visibilité.

Ce passage débouchait non loin sur une vaste salle en forme de dôme aplati, entièrement occupée par une mare d’eau peu profonde parsemée d’œufs beiges de la taille d’un gros pamplemousse. Sur la droite, un œuf sombre tacheté de noir de près de cinquante centimètres de haut trônait au milieu des œufs de la tribu, tel un géant parmi la foule.


Les compagnons en avaient presque atteint le seuil lorsqu’un kobolde, vêtu d’une cotte de mailles noire et portant un étrange fléau métallique au côté et une arbalète en bandoulière, sortit de derrière un tronc comme pour venir à leur rencontre. Aloïs lui décocha aussitôt une flèche… qui siffla dans l’air là où se trouvait un instant plus tôt le kobolde, avant qu’il ne regagne son couvert par une spectaculaire roulade.

Une sorte de jappement aïgu se fit entendre dans le passage opposé, de l’autre côté de la mare de couvaison. Le claquement simultané de quatre mécanismes d’arbalète précéda de peu le sifflement d’autant de carreaux… Deux prirent pour cible Khalil, qui les intercepta d’un magnifique double moulinet de bâton ; deux autres ne parvinrent pas à franchir l’obstacle du bouclier de Mathieu.

Les hostilités étant très officiellement déclarées, ce dernier se rua vers l’endroit où avait disparu le kobolde. Tout à sa charge, il ne vit pas un second kobolde se laisser tomber sur lui depuis sa cachette au plafond, ni deux autres s’avancer depuis le mur opposé pour le prendre à revers. Surpris et cerné, il reçut pour sa peine deux solides coups de fléau. C’était une situation assez inhabituelle pour lui, mais il en fallait bien plus pour l’arrêter.

- « Glorach Lecht ! » cria t’il, phrase qui en vieil oeridien signifiait ‘lumière de gloire’ et accessoirement était le mot de commande de son écu de brillance.

Une explosion de lumière déferla autour de lui, englobant tous ses adversaires, et les laissant complètement aveuglés pour de très longues secondes.

Ses camarades et lui-même ne perdirent pas une si belle occasion : boulets de fronde, coups de bâtons, coups de haches et Projectiles Télékinétiques commencèrent à pleuvoir sur les pauvres koboldes, qui firent ce qu’ils purent pour répliquer. Aloïs poussa même le vice jusqu’à s’approcher furtivement derrière l’un d’entre eux pour lui décocher une flèche à bout portant.

- « Très bien » lâcha Hishka dans un soupir. « Je supposer, nous pas parlementer. Vous avancer, laisser passer guerriers ? »

Puis il invoqua un pouvoir d’Enchevêtrement pour immobiliser les koboldes déjà aveuglés, ajoutant l’insulte à l’injure. Sur un signe de sa part, ses guerriers se scindèrent en deux groupes de trois pour aller les achever.

Une seconde volée de carreaux s’abattit sur les compagnons, avec les mêmes résultats que la prédédente : Khalil parvint à dévier ceux qui le visaient, et Mathieu se contenta de les ignorer superbement.

Profitant du temps de rechargement des arbalètes, Aloïs traversa la mare de couvaison avec précaution, prenant garde à ne rien écraser, pour aller se positionner juste derrière le gros œuf de dragon, un genou à terre. Son idée, assez astucieuse, était que les koboldes n’oseraient peut-être pas prendre le risque d’endommager la ponte de leur patron.

Aussitôt, une forme sombre jaillit du passage opposé, déployant de larges ailes pour prendre son envol au dessus de la mare dans sa direction. Cou sinueux, gueule pleine de dents, queue écailleuse, quatre pattes griffues et une paire d’ailes, cette créature avait tous les attributs draconiques habituels. Hishka n’avait-il pas dit que le dragon allié à Shukak était reparti ?

Mais en voyant fondre sur lui ce dragon là, Aloïs se fit la réflexion qu’il semblait bien trop petit pour avoir pu pondre l’œuf derrière lequel il s’abritait. Anatomiquement parlant, cela semblait impossible. Il avait la corpulence d’un gros chien de berger, très loin du gabarit de percheron qui leur avait été annoncé. Il devait s’agir d’un rejeton, pas d’un adulte. Le dragonnet se posa lourdement juste de l’autre côté de l’œuf, affichant un souverain mépris pour la couvée de la tribu. Il dessus une patte protectrice en regardant Aloïs d’un sale œil. Puis il prit une grande inspiration.


Aloïs, sous le coup de la panique, hésita sur la conduite à tenir. Valait-il mieux lâcher son arc pour tirer son épée courte et se battre au contact ? Ou bien prendre à bras le corps l’œuf de dragon et le soulever, comme pour le prendre en otage ? Ou bien plonger à couvert ? Il finit par aller au plus simple, et encocha une flèche sur son arc… juste à temps pour recevoir en pleine figure le souffle acide du dragon. Celui-ci ne frappa pas qu’Aloïs. Derrière lui, dans une bande de deux mètres de large, les œufs se mirent à fumer en crépitant, le calcaire de leur coquille réagissant violemment au contact de l’acide. Plus loin encore, des goutelettes d’acide atteignirent la berge, s’abattant sur Hélebrank, Khalil et deux guerriers hommes-lézards, ne s’arrêtant qu’à quelques centimètres des chausses de Kalen.

Une ovation s’éleva dans les rangs des koboldes, puis mourut aussitôt. En effet, le souffle acide de ce dragon là, encore juvénile, manquait singulièrement de virulence. Khalil et Aloïs s’en tirèrent indemnes, protégés qu’ils étaient par leurs Armures de Mage. Seuls les hommes-lézards et Hélebrank, dont l’Armure Inertielle était inopérante face aux attaques énergétiques, furent légèrement brûlés ; l’acide continua à ronger leurs chairs, mais à un rythme trop lent pour véritablement mettre leurs vies en danger.

Khalil et Hélebrank allèrent rejoindre Aloïs pour lui prêter main forte face au dragon, prenant bien soin de suivre le chemin de destruction tracé par son souffle acide. Ils commencèrent à échanger des coups, sans grands résultats de part et d’autre. Pendant ce temps, Mathieu aidait à achever les derniers fantassins koboldes tandis que Barnabé échangeait des tirs avec les arbalétriers, dont il faut bien dire que jusqu’à présent les tirs avaient été plus impressionnants qu’efficaces.

Kalen se repositionna sur l’extrême gauche de la pièce par un Saut Dimensionnel, espérant qu’il y serait en dehors de la ligne de mire des francs-tireurs koboldes : le carreau qui siffla un instant plus tard à ses oreilles lui apprit que tel n’était pas le cas. Deux autres carreaux visèrent le dos d’’Hélebrank ; l’un d’eux ripa sans dommages sur sa puissante Armure Inertielle.

Finalement, Khalil finit par infliger au dragon un superbe coup du lapin, lui abattant son bâton derrière le cou. Sa tête heurta violemment sur le sol, fracassant au passage l’œuf qu’il s’était efforcé de protéger. Un flot grouillant de vers s’en déversa, s’étendant rapidement aux alentours comme une tache d’huile à la surface de l’eau, s’attaquant au passage aux œufs dont ils tentaient de forer la coquille pour atteindre les embryons innocents qu’ils contenaient.

Hélebrank, catastrophé, hésita un instant à utiliser son Eruption d’Energie pour les détruire avant qu’ils ne se corrompent toute la couvée des hommes-lézards : la sphère de flammes qui en résulterait, avec son rayon de huit mètres, lui sembla être un remède presque pire que le mal. A moins qu’il n’en réduise la taille… Il réalisa soudain que rien ne l’obligeait à donner son extension maximale à ce pouvoir, et qu’il lui lui suffisait peut-être de le vouloir pour le circonscrire à un plus petit volume : c’est juste que jusqu’à présent il n’avait jamais eu l’idée d’essayer.

Il sauta aussitôt à pieds joints sur le dragon : un bref instant de concentration plus tard, une bulle ardente de seulement deux mètres de rayon réduisait en cendres la totalité des vers, ainsi qu’une quantité somme toute assez réduite d’œufs encore indemnes dans ce périmètre malgré les piétinements, l’acide et les vers. Une épaisse et chaude vapeur envahit la pièce, réduisant la visibilité.

Mathieu acheva le dragon de quelques coups de hache augmentés par un Châtiment du Mal, tandis qu’Hishka immobilisait les arbalétriers koboldes par un second Enchevêtrement, laissant ensuite le soin à ses guerriers de leur régler leur compte. Depuis qu’il avait vu de ses propres yeux le faux œuf dégorger ses vers, apportant la preuve manifeste de l’implication du dragon dans la peste qui avait frappé sa tribu, il semblait avoir oublié toute idée de clémence ou de négociation en ce qui concernait le dragon et ses alliés.

Hishka sembla ravi de la proportion relativement grande d’œufs encore intacts à l’issue du combat (il s’était attendu à pire) et commença à donner des ordres pour que les membres de sa tribu fassent la chaîne pour les évacuer.

Pendant ce temps, les compagnons se mirent à fouiller les lieux. Une Détection de la Magie leur permit de mettre la main sur un petit coffret contenant quatre potions de guérison, puis sur un coffre de bois huilé immergé sous la mare de couvaison contenant un assortiment de fioles de couleurs variées, ainsi qu’un anneau magique serti de pierres. Toutes les potions étaient teintées de Mal.

Par correction, Hélebrank alla demanda au shaman ce qu’ils pouvaient faire de ce butin et de la dépouille du dragon.

- « Vous pouvoir garder » lui fut-il répondu. « Ça pas appartenir tribu. Récompense. »
- « Merci ! Nous devons retourner dès que possible au donjon de Blackwall. Serait-il possible que l’un de vos guerriers nous montre le chemin ?
- « Oui, beaucoup oui ! Vous rendre grand service tribu. Je donner vous grande escorte guerriers. Maintenant, si vous permettre ? Je devoir préparer départ tribu. Je pas savoir, petit Gok’Nak’Ukt présent. Quand grand Gok’Nak’Ukt apprendre nous tuer petit Gok’Nak’Ukt, avoir terrible colère. Tribu devoir partir loin, loin, vite, vite. »

C’est donc avec la bénédiction du shaman qu’Aloïs procéda d’une main experte au dépeçage du dragon, jetant tous les viscères pour retarder la décomposition de la carcasse. Puis il le prépara au transport, lui liant les ailes avant de l’attacher par les pattes et la queue à sa fidèle perche de trois mètres, tirée pour l’occasion du Sac de Contenance.


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1er Jour du Soleil du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595
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Lorsqu’ils partirent le lendemain matin, les préparatifs de l’exode de la tribu de la Branche Tordue étaient presque achevés. Hishka leur accorda une escorte de huit guerriers, dont son disciple Shesht, pour les accompagner jusqu’à la lisière du marais.

Le trajet se déroula sans encombres, et fut d’autant plus agréable que la canicule avait enfin cessé, laissant la tempértaure redescendre à un niveau supportable. Leurs guides connaissaient manifestement leur affaire, et leur choisirent un itinéraire relativement pratiquable et dépourvu de prédateurs. Le seul bémol fut qu’ils refusèrent catégoriquement d’avoir quoi que ce soit à faire avec la carcasse du dragon, que les compagnons durent donc porter eux-mêmes.

Une fois arrivés en vue du donjon de Blackwall, ils échangèrent avec leurs guides de touchants adieux, où il fut beaucoup question de pontes abondantes et d’œufs fertiles. In extremis, Barnabé et Kalen suggérèrent qu’il serait utile de convenir d’un moyen de les contacter, au cas où un remède à la peste serait trouvé. Shesht se montra bien évidemment très intéressé par cette éventualité, et proposa de rester camper dans les parages encore quelques jours : ainsi il suffirait de venir en bordure des marais et de crier un bon coup pour les trouver.

Le donjon était en pleine effervescence : depuis leur départ, une vingtaine de fantassins sous le commandement du Lieutenant Trovost Skunt (un subordonné du Capitaine Trask que certains d’entre eux connaissaient déjà pour l’avoir côtoyé à Lac-Diamant) étaient arrivés en renfort, et s’affairaient à réparer les dommages subis lors de l’assaut des hommes-lézards. Le retour des compagnons ne passa toutefois pas inaperçu, et ils furent très vite entourés par une nuée de soldats désireux de les féliciter : apparemment, ils avaient tenu le beau rôle dans les récits du Sergent Grubert et de ses hommes.

Le Glorieux Vélias était toujours présent lui aussi, et put leur confirmer que Marzena et un autre des soldats étaient effectivement tombés malades la veille. S’il n’avait pas été spécifiquement mis en garde à ce sujet, il aurait sans doute pu attribuer cela à la fatigue, à un contrecoup de leur épreuve ou bien à une quelconque fièvre des marais : en l’occurrence, les malades avaient été immédiatement mis à l’isolement pour limiter les risques de contagion. Il avait pu les soulager grâce à une Restauration mineure, mais ses pouvoirs n’incluaient pas la Guérison des Maladies ; pour cela, il faudrait les rapatrier à Lac-Diamant, ou même à la Cité de Greyhawk si le Parangon Valkus en était déjà reparti : depuis que l’affaire de la disparition de son prédécesseur avait été élucidée, son départ n’était qu’une question de temps.

Le Glorieux Vélias préconisa de partir dès le lendemain, mais s’opposa à ce que les malades montent à cheval, estimant que malgré ses soins ils seraient trop faibles pour cela. Après discussion, la meilleure façon de procéder sembla être de leur fabriquer des travois, qui seraient ensuite portés par deux chevaux. Ils rentreraient en compagnie du Sergent Grubert et de ses hommes, relevés de leur garde, et pour faire bon poids des dix cavaliers arrivés avec le Glorieux Vélias, qui ensuite retourneraient au donjon pour en compléter la garnison.

Marzena prit assez stoïquement la nouvelle de son infestation par des vers nécromantiques, et répondit de bonne grâce aux questions de Kalen sur les mille et uns usages du dragon en matière d’enchantements. Elle ne lui fit même pas la leçon en apprenant qu’ils avaient jeté la plupart des organes, concédant que faute de récipients adaptés ou de sortilèges de conservations ils se seraient de toute façon gâtés avant de parvenir à destination. Elle confirma que les os et le cuir pourraient trouver bon usage pour la réalisation de baguettes, d’armes ou d’armures ; par contre, elle n’avait pas connaissance du moindre magique ou alchimique pour la viande, et leur conseilla de la passer en cuisine avant qu’elle ne se putréfie.

Les compagnons demandèrent ensuite à utiliser un parchemin de Communication Mentale pour prévenir Lac-Diamant de leur arrivée, souhaitant notamment s’assurer que le Parangon Valkus resterait jusqu’à leur arrivée, si tant est qu’il ne soit pas déjà parti. Le Lieutenant Trovost leur accorda bien volontiers l’usage de ce matériel stratégique, mais demanda à rédiger lui-même le message car il avait également des informations urgentes à faire passer.

Au final, après moult discussions et ratures, Kalen envoya au Capitaine Trask le message suivant :

Ici Blackwall. Situation stabilisée. Evacuation garnison vers Lac-Diamant, cause maladie malédiction. Arrivée Jour-des-Dieux. Prévenir Parangon. Requis : renforts, Mage, contact quotidien.

Un message lui parvint rapidement en retour, le temps pour le Capitaine d’assimiler les informations reçues et de formuler sa réponse avec une concision toute militaire :

Compris. Demandes prises en compte. Contact quotidien, Lieutenant Trovost, crépuscule. Précisions suivront.

Ne resta plus aux compagnons qu’à profiter du banquet organisé en leur honneur. Barnabé se mit aux fourneaux et mitonna une marinade sucrée à base de pruneaux et de miel à même de masquer l’amertume naturelle de la viande de dragon noir, qui une fois attendrie à la masse d’armes et grillée au barbecue se révéla être tout à fait savoureuse.

Sovereign Court

Hourra pour les braves héros! :)


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BLACKWALL NE REPOND PLUS
(séance du 15 juin 2012)

1er Jour de la Lune du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595
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Les compagnons partirent comme prévu le lendemain matin, atteignant leur étape du Repos de Shenk au terme d’une journée de marche sans encombres. Entourés par plus de vingt soldats valides, sans compter le Glorieux Vélias, ils n’avaient guère eu à se soucier de faire une mauvaise rencontre.

Ils étaient en pleine préparation du ragoût du soir lorsque le regard de Kalen devint soudain distant, comme s’il écoutait quelque chose. Il se mit à marmonner quelques mots, puis expliqua la situation à ses compagnons :

- « Les amis, il y a un problème. Je viens de recevoir un message télépathique : apparemment, ils ne parviennent plus à joindre le donjon de Blackwall et voulaient savoir si nous étions au courant de quelque chose. Je leur ai dit que nous étions ici et que nous ferions notre possible pour nous renseigner. »
- « Comment cela, un problème ? Mais nous les avons quittés ce matin même ! » s’étonna Aloïs.
- « Euh… Il s’est présenté, ton interlocuteur ? » demanda de suite Hélebrank.
- « Pas vraiment, non, mais… »
- « On lève le camp ! On lève le camp ! Y’a un gars qui lui parle dans la tête et qui sait maintenant où nous sommes ! » cria Hélebrank, semant une belle panique dans le campement, avant de se mettre à scruter nerveusement le ciel. « Et si c’était le dragon, tu y as pensé à ça, hein ? »
- « Oh, arrête ton char. Une Communication Mentale ne peut excéder vingt mots, cela laisse peu de place aux salamalecs. Le message commençait par ‘‘Ici Lac-Diamant’’, et nous sommes au coucher du soleil, à l’heure convenue. A ce que j’en sais, il suffit que l’expéditeur me connaisse de vue pour que ça marche : c’est probablement le cas du Mage résident de la garnison de Lac-Diamant. »
- « Oui, on peut supposer que le message est authentique », admit Barnabé. « La question, c’est plutôt ce qu’on en fait. A quoi cela sert que l’on aille à Blackwall, s’ils sont tous morts ? »
- « A trouver des indices pour savoir de quoi ils sont morts, par exemple ? » ironisa Mathieu.
- « De plus rien ne dit qu’ils aient essayé de joindre un par un tous les soldats de la garnison. Cela semble logique que juste après avoir échoué à contacter le Lieutenant, ils aient tenté de joindre le Mage ayant envoyé le dernier message, c’est-à-dire moi. Si cela se trouve, il n’y a que lui à avoir eu un problème », suggéra Kalen.
- « Et ce sort marche où qu’il soit, même s’il sort du donjon ? » demanda Hélebrank, un peu rassuré.
- « Oui, absolument n’importe où. Sauf s’il est parti en voyage sur un Plan Extérieur : là, il y aurait une faible chance que le message se perde en route et ne lui parvienne pas. Sinon, c’est infaillible », précisa Kalen. « A priori, il a bien dû lui arriver quelque chose. »

Après avoir mis un terme au désordre semé par les cris d’Hélebrank, les compagnons prirent un peu de temps pour discuter de leurs plans. Ils envisagèrent d’abord de se scinder en deux groupes, l’un allant en reconnaissance à Blackwall et l’autre restant pour escorter le convoi, mais y renoncèrent vite devant l’opposition farouche d’Hélebrank, qui refusait obstinément toute idée de séparation. De plus, ils finirent par réaliser que les soldats étaient à même de se défendre tous seuls contre la plupart des menaces, et que pour les autres ce n’était pas deux ou trois épées de plus qui feraient une différence. Il fut également convenu que le Glorieux Vélias resterait pour veiller sur les malades, à sa grande déception : il n’aurait pas craché sur un peu d’action.

Le plus long fut ensuite de convaincre Kalen de ne pas se lancer d’Armure de Mage : avec cette nuit claire, il aurait été visible à des lieues à la ronde, surtout depuis les airs. Or à cet instant leur plus grande crainte était que le dragon noir dont ils avaient mangé la progéniture en marinade la veille au soir n’ait attaqué le donjon…

Finalement, ils empruntèrent cinq chevaux, Barnabé montant en croupe derrière Mathieu, ce qui leur permit de refaire en trois heures et quelques le chemin parcouru durant la journée. Arrivés à proximité de leur destination, ils attachèrent leurs montures dans un bosquet à l’écart et poursuivirent à pied.


Moonbeam wrote:
Hourra pour les braves héros! :)

Comme indiqué ci-dessus, ils n'en ont pas tout à fait fini avec le scénario...


Une fois la dernière crête franchie, lorsqu’ils arrivèrent enfin en vue du donjon, une Lune gibbeuse était déjà haut dans le ciel, baignant la lande d’une lumière sépulcrale ; à ses côtés, Célène n’était qu’un mince croissant bleu, fin comme un cheveu. Pas le moindre rai de lumière ne filtrait par les meurtrières. Rien ne bougeait, et surtout pas un dragon.

Méfiants, ils convinrent d’envoyer d’abord Aloïs et Barnabé s’assurer que la voie était libre, tandis que le gros de la troupe resterait en bordure de la lande à attendre leur signal. Dédaignant le chemin d’accès et son talus, les éclaireurs glissèrent silencieusement de buisson en buisson jusqu’à atteindre la grande butte sur laquelle était érigé le donjon. Une fois arrivés au sommet, ils purent constater que la nouvelle porte d’accès, une double couche d’épaisses planches de chêne assemblées la veille par les soldats puis fixées aux ferrures existantes, avait été réduite en miettes. Des morceaux de bois jonchaient le sol, dedans comme dehors.

Un silence de mort régnait dans le hall d’entrée, que le contraste avec la pleine lune du dehors rendait plus sombre et menaçant encore. S’il y avait eu combat, il n’en restait aucune trace : pas de cadavre en vue, et le sol était propre, sans même une tache de sang. Tout semblait normal, hormis l’absence des occupants et la porte fracassée.

C’en était assez pour Aloïs : constatant l’absence de danger immédiat, il ressortit dans la cour et se mit à faire des gestes frénétiques pour signaler que la voie était libre. Les quatre compagnons restés en arrière se mirent en marche, empruntant le chemin surélevé.

En attendant leur arrivée, Aloïs examina les traces sur le sol de la cour. A sa grande surprise, il y repéra parmi la multitude d’empreintes de bottes au moins une trace récente d’homme-lézard. Il se mit aussitôt à suivre cette piste, qui descendait dans la lande puis la traversait en direction du nord, vers les collines. Arrivé à hauteur de ses compagnons, il abandonna sa traque pour les rejoindre sur le chemin et les informer de cette curieuse trouvaille.

Pendant ce temps, laissé seul dans le donjon, Barnabé crut entendre de légers grattements dans une pièce attenante : était-ce un intrus ? Des souris ? Son imagination ? Il se contenta de se faire encore plus petit et de serrer contre sa poitrine son épée courte hobnize en attendant le retour de ses grands camarades, dos au mur.

Une fois les compagnons réunis, Hélebrank examina les plus gros fragments de la porte. Certains portaient des traces de coup : le bois était enfoncé par endroits, avec des indentations de la taille d’une paume. Kalen fut enfin autorisé à lancer tous les sorts de protection qu’il voulait, à condition qu’il le fasse à l’intérieur, à l’abri des regards extérieurs. C’est avec un soupir de soulagement qu’il invoqua son Armure de Mage : sans elle, il se sentait nu.

Outre le foyer d’entrée, le rez-de-chaussée ne comprenait qu’une réserve pour les denrées non périssables, du genre haricots secs ou viande séchée, un vestiaire pour les bottes et les manteaux, un petit placard avec balais, seaux et autres outils de première nécessité, ainsi qu’une double cage d’escalier menant vers les étages ou vers le sous-sol, où étaient situés les baraquements. Les compagnons en eurent vite terminé la visite, et décidèrent de continuer leurs recherches par la tour. Hélebrank et Khalil furent désignés pour rester en bas et garder leurs arrières.

Ils montèrent donc au premier étage, une salle octogonale de cinq mètres de côté seulement meublée de trois grabats à étages garnis de paille fraîche. Deux des couchages étaient dérangés, la couverture jetée à bas comme si leurs occupants s’étaient levés précipitamment sans se soucier de ce que penserait leur sergent du désordre. Une porte sur le mur extérieur donnait accès au balcon fortifié qui ceinturait le donjon. Une échelle de meunier donnait accès à l’étage supérieur.

Alors que Barnabé et Aloïs faisaient le tour du balcon, Mathieu entendit un léger bruit venant du dessus.

- « Il y a quelqu’un, là haut ? Je suis Mathieu, Paladin d’Heironéous ! »

Pour seule réponse, il lui sembla entendre un sanglot étouffé, suivi d’une sorte de gémissement bizarre.

Il grimpa à l’échelle jusqu’à l’étage supérieur. Il y trouva les mêmes grabats, complètement vides ceux-là. Personne en vue dans la pièce, qui était sinon presque nue : le bruit avait du venir du dessus, sur le toit crénelé du donjon. Une seconde échelle de meunier placée dans la continuité de la première y donnait accès via une trappe, qui était fermée.

- « Il y a quelqu’un là haut ? » répéta le paladin, obtenant en réponse le même gémissement inarticulé.

Barnabé se lança un sort de Pas de l’Araignée puis pénétra à sa suite dans la pièce. Courant le long des murs, il alla prendre position au plafond non loin de la trappe, puis indiqua à Mathieu d’un signe de tête qu’il était prêt. Le Paladin donna aussitôt un coup d’épaule dans la trappe, qui pourtant ne s’ouvrit que de quelques centimètres, comme si quelque chose en gênait l’ouverture.

« Non, vous ne m’aurez pas… » hurla un homme à la voix rendue aiguë par la terreur, juste au dessus.

Le poids qui pesait sur la trappe disparut brusquement ; elle s’ouvrit à la volée sous la pression de Mathieu, claquant bruyamment sur les dalles de pierre.

- « Non, pitié, non… » cria l’inconnu, qui s’éloigna en courant de l’ouverture… puis se jeta tête la première par-dessus les créneaux. « Noooooonnnn…. »

Le bruit sourd d’un corps entrant violemment en contact avec les merlons du balcon fortifié interrompit brusquement son cri, puis il alla s’écraser au sol près de dix mètres en contrebas.

- « Ah ben merde alors… » jura Mathieu, abasourdi par l'irrationalité de cette réaction.
- « Je crois qu’on lui a fait peur », renchérit Kalen, remportant haut la main le trophée de l’euphémisme de la semaine.


Hélebrank fut désigné d’office pour aller récupérer le corps, étant l’un des rares à ne pas porter une Armure de Mage chatoyante. Il s’agissait bien de l’un des soldats de la garnison, portant l’armure de cuir réglementaire, mais son crâne fracassé rendait difficile toute identification plus précise. Il portait au côté un fourreau d’épée, vide.

Ayant achevé l’inspection des étages, les compagnons allèrent poursuivre leurs investigations au sous-sol. Celui-ci était constitué d’une cuisine-réfectoire centrale, entourée par les dortoirs et appartements de la garnison. Ils procédèrent avec ordre et méthode : tandis que Mathieu restait en faction au pied de l’escalier, prêt à arrêter d’éventuels fugitifs, les autres visitaient les lieux pièce par pièce dans le sens des aiguilles d’une horloge, tous sorts de détection déployés.

Ils ne trouvèrent rien de suspect dans la cuisine centrale ou dans le garde-manger attenant. Les premiers dortoirs visités portaient les traces d’une occupation récente : bahuts contenant des effets personnels, cartes à jouer, etc.

Les choses se corsèrent lorsqu’ils arrivèrent en vue de la porte des quartiers des officiers : une large flaque de sang coagulé était répandue sur le sol, juste devant…

La porte étant verrouillée, Mathieu dut être appelé en renfort. Hélebrank alla le relever, se postant au rez-de-chaussée. Quelques coups de hache vinrent à bout de la serrure. Comme la porte avait également été barricadée de l’intérieur avec divers meubles, quelques coups d’épaule furent nécessaires pour ménager un accès suffisant.

A l’intérieur de la pièce, le Lieutenant Trovost était couché sur le flanc, en position fœtale. Il ne portait plus le plastron de son armure de chevalerie légère, jeté au sol un peu plus loin. Ses mains étaient encore crispées sur la garde d’une dague dont la lame était enfoncée dans sa poitrine jusqu’aux quillons.

- « On dirait qu’il s’est jeté sur son arme », observa Mathieu.
- « Ou alors, quelqu’un l’a trucidé, a pris la peine de barricader la porte, puis est reparti en se téléportant », suggéra Khalil.
- « Je suppose que c’est possible, mais la thèse du suicide me parait quand même plus vraisemblable », tempéra Barnabé. « Qu’est ce qui aurait bien pu les effrayer comme ça, au point de les pousser à en finir ? »
- « Hmm… Je sais que certains morts-vivants peuvent inspirer la peur. Les liches et les momies, par exemple. Et ce quelque chose devait être à l’intérieur. Sinon, pourquoi se réfugier sur le toit ? » observa Mathieu.
- « La sorcellerie permet également de prendre le contrôle de l’esprit des gens, pour leur faire commettre des actes contre leur volonté », ajouta Kalen. « Mais les contraindre au suicide, ce n’est quand même pas à la portée du premier venu. »

En poursuivant leur tour d’horizon, ils remarquèrent que l’une des portes avait été bloquée en position fermée par une dague enfoncée jusqu’à la garde sous le battant. Lors de l’un de leurs précédents séjours, il leur avait été expliqué qu’elle donnait accès à un souterrain resté inachevé lors de la construction du donjon, dix années auparavant. Il devait servir de passage dérobé en cas de siège, mais son percement s’était révélé plus difficile que prévu et les fonds étaient venus à manquer.

Ils décidèrent d’achever leur inspection par la chambre de Marzena, où ils ne trouvèrent rien qui vaille mention, avant de revenir à cette porte barricadée. Par précaution, Mathieu tenta de percevoir la présence de Mal au travers de la porte, sans résultat. Il retira ensuite la dague, non sans difficultés tant elle avait été solidement enfoncée, et ouvrit grand la porte, hache en main. Il trouva derrière une volée de marches, au pied de laquelle un soldat en cotte de mailles était prostré, à genoux, la tête cachée dans ses bras comme un tout jeune enfant.

- « Nooonn, allez-vous en, laissez-moi seul… » gémit-il d’une voix éraillée.
- « C’est moi, Mathieu d’Heironéous… » se présenta le paladin, faisant son possible pour que ce rescapé là n’aille pas tout droit se suicider à son approche. « Tu n’as plus rien à craindre, nous sommes venus pour t’aider… »

Mathieu tenta encore quelques instants de le raisonner depuis le seuil par des paroles lénifiantes, sans succès : le soldat resta recroquevillé, gémissant doucement comme s’il ne l’entendait pas vraiment. Aloïs, lassé de ce manège, retourna dans les appartements du Lieutenant se chercher un bouclier.

- « Et si on l’assommait ? » proposa Kalen, toujours très pragmatique dans son approche des problèmes.
- « Mais veux-tu bien te taire ! N’as-tu donc aucune compassion pour ce pauvre homme ? Tu vois bien qu’il a du subir un choc effroyable pour être dans un état pareil. Ce qu’il lui faut, c’est de la douceur », le rabroua sèchement Barnabé.
Puis, joignant le geste à la parole, il dissipa son Armure de Mage pour ne pas risquer d’effrayer le soldat, avant de descendre tout doucement les marches pour le rejoindre.
- « Bonjour, tu te souviens de moi ? Je suis Barnabé, le petit cuistot hobniz », se présenta t’il de sa voix la plus suave et la plus inoffensive, avançant la main pour lui toucher l’épaule.

Soudainement, son interlocuteur tourna vers lui un visage décharné qui n’avait plus rien d’humain, à la peau desséchée et même craquelée par endroits. Un amas répugnant de vers à l’aspect désormais familier grouillait dans ses orbites vides, sortait en se tortillant de sa bouche et de ses narines…

- « Rejoiiiinns nouuuuus… » souffla t’il, en lançant quelque chose en direction de Barnabé, qui simultanément sentit déferler sur lui une vague de terreur surnaturelle, qui le poussait à fuir aussi vite et aussi loin que possible.


Le hobniz ne vit aucune objection valable à opposer à cette suggestion, et prit aussitôt ses jambes à son cou en hurlant à tue-tête. Son démarrage fut si rapide que le petit ver que lui avait lancé le zombie ne l’atteignit même pas…

Mathieu et Khalil, également frappés par cette vague de terreur, réussirent à tenir bon, réfrénant l’instinct qui les poussait à fuir. Mais Kalen céda, se mettant à courir en proie à une panique aveugle : la seule pensée qui occupait son esprit, effaçant toute autre considération ou réflexion rationnelle, était la nécessité impérieuse de s’éloigner dans n’importe quelle direction.

Il n’alla pas bien loin : craignant on ne sait pourquoi qu’il ne se jette sur une dague qu’il n’avait pas, Aloïs le plaqua au sol et commença à le rouer de coups de poings, bien décidé à l’assommer pour son propre bien.

Le paladin réalisa soudain pourquoi sa Détection du Mal avait échoué à les avertir du danger : lancée tout droit, elle n’avait pu percevoir le mort-vivant situé en contrebas… Et à son grand dam, il n’avait pas pensé à la renouveler une fois la porte ouverte. Il s’effaça pour laisser passer le hobniz, puis s’avança de quelques pas dans le passage pour mieux recevoir l’assaut du zombie, et surtout l’empêcher de sortir et de s’en prendre à ses compagnons momentanément indisposés.

Barnabé dévala le couloir, passant comme une flèche à côté d’Aloïs, déjà bien occupé à essayer de maintenir Kalen au sol malgré ses contorsions.

- « Khalil ! Rattrape-le avant qu’il n’aille se suicider ! » cria t’il, sans expliquer comment il avait pu parvenir à cette surprenante conclusion.

Le moine s’exécuta néanmoins sans poser de questions. Rattrapant aisément le hobniz dont les foulées étaient nettement plus courtes, il lui faucha les jambes d’un moulinet de bâton, l’envoyant s’étaler au sol… mais Barnabé se releva aussitôt pour repartir dans une autre direction, relançant la poursuite.

Pendant ce temps, tandis qu’un tiers des effectifs s’acharnait à en poursuivre ou à en tabasser un autre, Mathieu se retrouva bien seul. Sa première réaction fut de se lancer une Protection contre le Mal, qui s’activa juste à temps pour atténuer le violent coup de poing que lui porta le mort-vivant à la poitrine. Ce zombi-là n’était pas lent du tout…

Son harnois le protégea très efficacement, mais ne put empêcher l’un des vers déposés lors du contact avec la créature de s’insinuer entre deux plaques, puis de s’enfoncer dans de la bonne chair fraîche de Paladin… Sentant le ver se frayer un chemin sous sa peau en direction de son cou, Mathieu tenta son va-tout : une Invocation d’Energie Positive. L’explosion de lumière qui jaillit de son symbole béni laissa le mort-vivant complètement indifférent. Toutefois, le ver tout juste abrité par une mince couche d’épiderme semblait avoir pris un sérieux coup de chaud : au grand soulagement de Mathieu, il ne le sentit plus bouger.

Hélebrank arriva enfin pour le soutenir, depuis le rez-de-chaussée où il était resté posté en sentinelle. Son Eruption d’Energie de flammes laissa le zombi fumant. Il renonça toutefois à cette tactique en voyant que les poutres qui soutenaient le plafond avaient également subi une légère carbonisation.

Mathieu repoussa du bouclier une nouvelle attaque puis répliqua par un coup de hache renforcé par un Châtiment du Mal qui ouvrit une large entaille en diagonale dans la poitrine du mort-vivant. Mais à sa grande consternation, il s’aperçut que les bords de la blessure avaient aussitôt commencé à se refermer d’eux-mêmes : manifestement, cette sale bestiole se régénérait.

Il recula prudemment jusqu’à la porte à la demande d’Hélebrank, qui put ainsi prendre le zombi sous un feu croisé de Rayons d’Energie. Retranché derrière son bouclier, il opposa aux attaques de son adversaire une défense impénétrable ; en retour il lui trancha un bras, puis lui défonça proprement la cage thoracique, l’envoyant rouler jusqu’en bas des marches. Constatant que la créature était encore animée de faibles mouvements, se régénérant à vue d’œil, Hélebrank déversa sur elle un torrent de rayons incandescents, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que des restes calcinés, tordus par la chaleur.

Durant le temps nécessaire à l’éradication de la créature, Barnabé avait de lui-même cessé de courir. Kalen fut un peu plus long à reprendre ses esprits : il fallut que le moine le maintienne immobilisé au sol une bonne minute avant qu’il ne se calme.

Les compagnons purent ensuite achever l’exploration du sous-sol, sans rien trouver de plus. Au final, ils avaient donc sur les bras deux cadavres, un soldat transformé en mort-vivant, et dix-huit disparus… Avaient-ils tous fui le donjon sous l’effet de la terreur, jusqu’à s’effondrer d’épuisement ? Ou bien leur était-il arrivé quelque chose de pire ?

Ils passèrent un peu de temps à rechercher une éventuelle source de contamination, inspectant les vivres et les réserves d’eau potable sans rien y trouver de suspect. Puis ils s’avisèrent que le soldat changé en mort-vivant était arrivé de Lac-Diamant à peine deux jours auparavant, un laps de temps qui leur sembla bien trop court pour contracter puis succomber à une infestation de vers. Se pouvait-il qu’il ait été contaminé avant son départ de Lac-Diamant ? Auquel cas, la ville était peut-être déjà perdue… Ils en étaient là de leurs cogitations lorsque Hélebrank proposa une nouvelle piste.

- « Il faudrait peut-être qu’on contacte d’abord les hommes-lézards qu’on a laissés dans les marais », fit-il observer. « Ils ont peut-être été témoins de quelque chose. Tu as bien dit que tu as vu les traces de l’un d’entre eux dehors, Aloïs ? »
- « Oui, tout à fait », répondit l’intéressé. « Il allait vers les collines. »
- « En plus, ce serait bien de les prévenir qu’il y a peut-être des morts-vivants qui rôdent dans les parages », suggéra Khalil.
- « Euh, dites… Justement, il n’était pas malade, Shesht ? Si cela se trouve, c’est plutôt eux la source de contamination », rappela Barnabé.

C’est à peu près à ce moment-là qu’ils réalisèrent que la « garde d’honneur » qui les avait accompagnés hors des marais comptait huit hommes-lézards, soit très exactement le même nombre que celui des victimes des potions de Shukak… Ils en conclurent qu’Hishka avait probablement utilisé ce moyen pour se débarrasser élégamment d’un danger potentiel, exilant les malades tandis que le reste de sa tribu partait fonder un nouveau village aussi loin que possible. Finalement, peut-être que leur demander de rester à proximité du donjon n’avait pas été une si bonne idée.

Il leur sembla soudain très urgent de rejoindre leur convoi puis Lac-Diamant dans les délais les plus brefs, afin d’alerter les autorités avant que cette épidémie de morts-vivants ne se répande au-delà de toute possibilité de contrôle. Barnabé insista pour emporter la dépouille et les armes du Lieutenant Trovost, pour interrogatoire post-mortem.

Peu de temps après avoir récupéré leurs montures, ils furent poursuivis sur quelques centaines de mètres par un homme-lézard zombifié : manifestement, il ne fallait plus trop compter sur Shesht et ses guerriers. Ils partirent au galop, estimant que le message qu’ils portaient était plus important et plus urgent que la destruction d’un mort-vivant isolé, et ne souhaitant pas lui laisser l’occasion d’utiliser son aura de terreur sur leurs chevaux. Hélebrank utilisa une Poussée Télékinétique pour le faire trébucher, ce qui leur permit de le distancer aisément.


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1er Jour des Dieux du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595
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Les compagnons regagnèrent le Repos de Shenk au beau milieu de la nuit. Le Glorieux Vélias, prévenu de leur approche par les sentinelles, les y attendait de pied ferme. Ils lui expliquèrent l’urgence de la situation en aussi peu de mots que possible, et ordre de lever le camp fut donné immédiatement.

Durant le court laps de temps nécessaire aux soldats pour se mettre en ordre de marche, Mathieu suggéra au Glorieux de tenter de guérir Marzena et le soldat malade par une Invocation d’Energie Positive : à la déception générale, ce remède ne produisit aucun effet. Sans doute les vers dont ils étaient infestés étaient trop nombreux, ou trop profondément situés pour être affectés.

Ils se mirent en route sans plus tarder, quitte à crever les chevaux. Peu après l’aube, Kalen reçut une nouvelle Communication Mentale de Lac-Diamant, réclamant un compte-rendu. Il composa une réponse aussi claire que son esprit perclus de fatigue le lui permit :

Avons été, pardon, sommes allés Blackwall. Troupes infectées. Morts-vivants sur place. Peur. Garnison évacuée sur Lac-Diamant. Hommes-lézards infectés à proximité.

Inutile de dire que cette réponse laissa perplexe le Mage de garnison. Les compagnons eurent toutefois tout loisir de préciser la pensée de Kalen dès leur arrivée à Lac-Diamant, en fin de matinée.

L’interrogatoire de la dépouille du Lieutenant au moyen d’un pouvoir de Nécromancie Vraie permit au Parangon Valkus d’obtenir de précieux éclaircissements sur les circonstances de la chute du donjon. Il s’avéra que cinq soldats partis en patrouille étaient revenus changés en morts-vivants. La garnison avait été prise au dépourvu, l’alerte n’ayant été donnée qu’à leur arrivée dans la cour, lorsque ils furent assez près pour que l’on voie leur visage rongé par les vers. L’un des soldats avait eu le bon réflexe de fermer aussitôt la porte, conformément aux consignes en cas d’attaque. Mais il avait du être atteint d’une façon ou d’une autre, et commença à se tordre de douleur par terre, sous les yeux de ses camarades impuissants à lui venir en aide. Après quelques instants, il s’était relevé, changé lui aussi en zombie véreux. A la demande du Parangon, le Lieutenant précisa que cette transformation lui avait semblé prendre moins d’une minute, peut-être même trente secondes seulement. A ce moment, la majeure partie de la garnison avait déjà fui le rez-de-chaussée, prise de panique. Comme la plupart étaient allés se terrer au sous-sol, le Lieutenant avait ordonné à ceux qui gardaient encore la tête froide de s’y replier, pour ainsi regrouper ses forces. L’accès fut barricadé avec les moyens du bord. Un peu plus tard, l’un des soldats fut atteint par un ver lancé par l’un des zombies ; ses camarades l’enfermèrent aussitôt dans le souterrain inachevé, craignant qu’il ne se transforme mais ne pouvant se résoudre à le tuer de sang froid. La barricade céda lors de l’assaut suivant. Dans la débandade qui s’ensuivit, le Lieutenant fut lui-même atteint par un ver avant de pouvoir se retrancher dans ses appartements, où il préféra mettre fin à ses jours plutôt que de devenir un monstre mort-vivant.

Il semblait donc qu’il existait deux versions du ver : l’une vive, provenant directement du mort-vivant et provoquant une transformation rapide, mais incapable de survivre plus de quelques instants en l’absence d’un porteur ; et une lente, pouvant survivre dans un liquide magique un temps indéterminé, mais ne produisant ses effets qu’au terme de plusieurs jours. La menace n’en était que plus terrible.

Toutes ces informations ainsi qu’un récit aussi détaillé que possible des évènements survenus au donjon furent transmis aux autorités de la Cité de Greyhawk dans les meilleurs délais.

Le lendemain, Mathieu fut malade comme un chien. Outre un teint cireux et une forte fièvre, il était secoué de tics nerveux et avait tendance à ricaner bêtement au moindre prétexte. Le Parangon Valkus diagnostiqua un début de pourrissement généralisé : il lui fallut ensuite s’y reprendre à trois fois pour le guérir, tant cette affection était virulente. Ils la supposèrent liée au ver qui lui avait la veille rongé les chairs : un aspect déplaisant de plus à porter au débit de ces zombis véreux.

Par la suite, au grand dam des compagnons, les autorités ne les tinrent aucunement informés des mesures prises pour combattre cette invasion de morts-vivants. La tâche avait été confiée aux « spécialistes compétents », qui ne semblaient guère se soucier d’informer la piétaille de leurs agissements, même celle qui avait été à l’origine de l’alerte. La garnison de Lac-Diamant n’était pas mieux lotie : la seule instruction reçue par le Capitaine Trask était une interdiction formelle d’envoyer la moindre patrouille dans les collines, ses soldats n’étant pas jugés aptes à faire face à la menace. Le Parangon Valkus et Dame Mélinde décidèrent de prolonger encore leur séjour à Lac-Diamant, la présence de renforts cléricaux ayant été jugée souhaitable.

Quelques jours plus tard, l’accès aux Collines-aux-Cairns fut interdit par décret officiel jusqu’à nouvel ordre à toute personne non autorisée ; en conséquence, la Piste d’Urnst était donc fermée au trafic au-delà de Lac-Diamant, interdisant à Khalil de rejoindre son monastère. Tout contrevenant était susceptible d’être incarcéré ou abattu sans sommations, au bon vouloir des autorités militaires. La garnison reçut ordre de redéployer ses forces autour de la ville pour faire respecter cette interdiction.

La nature exacte de la menace justifiant une mesure aussi drastique ne fut pas précisée, probablement pour éviter une panique ; cette omission laissa les donc spéculations les plus improbables circuler parmi la population. La seule indication qu’il se passait bien quelque chose était le passage haut dans le ciel de toutes petites silhouettes, survolant la ville en direction des collines. D’après le Capitaine Trask, il s’agissait de groupes de spécialistes dépêchés par les autorités de la Cité pour rechercher et détruire les morts-vivants, principalement des prêtres et mages de haut vol.

Dans la semaine qui suivit, au moins une caravane marchande fut perdue corps et biens avant que la fermeture de la Piste d’Urnst ne produise tous ses effets. La nouvelle arriva à Lac-Diamant portée par un survivant, un garde parvenu à rester en selle lorsque sa monture était subitement partie au grand galop pour fuir une horde d’assaillants morts-vivants. Aucun des autres membres de la caravane ne fut retrouvé.

Faute de mieux, les compagnons tentèrent de contacter Filge pour avoir un avis d’expert, mais l’observatoire était désert. Lorsqu’ils purent obtenir un rendez-vous avec Maître Bélabar, au terme de quelques jours d’attente, celui-ci leur confirma volontiers que son ex-employé était reparti pour la Cité de Greyhawk, ses services n’étant plus requis depuis que le problème de la mine Pierrerude avait été réglé à la satisfaction générale (et plus particulièrement à la sienne).

Laissés à eux-mêmes, les compagnons reprirent vite leur routine habituelle, vaquant à leurs diverses occupations la journée et refaisant chaque soir autour d’une chope le point sur ce qu’ils savaient de leur situation et de l’Âge de la Mort Rampante, c’est-à-dire pas grand-chose en définitive.

Lors de l’une de ces soirées de cogitation, Mathieu émit l’hypothèse qu’Hishka ait été le véritable méchant de l’histoire, soulignant que toutes les informations obtenues provenaient de lui, et de lui seul, puisqu’ils n’avaient communiqué avec aucune autre homme-lézard. Se pouvait-il qu’il les aient utilisés pour se débarrasser d’un rival gênant, et soit en fait l’instigateur de cette histoire de vers ? Ne les avait-il pas fait raccompagner par des hommes-lézards malades, contribuant ainsi à propager l’épidémie ? Mais les compagnons finirent par conclure que cette hypothèse était peu probable. S’il avait eu pour projet d’infecter sa propre tribu, pourquoi impliquer des sliss’nak, au risque qu’ils fassent tout échouer ?

Ils se demandèrent également pourquoi quelqu’un s’était donné tant de peine pour zombifier une tribu d’hommes-lézards perdue au milieu des marais, plutôt que de s’attaquer directement à une grande ville. Kalen émit l’hypothèse réjouissante qu’il s’agissait peut-être d’une simple expérimentation, avant application du procédé à grande échelle. Hélebrank fit quant à lui observer que l’isolement de la tribu pouvait justement être un avantage, en cela qu’il permettait de créer une petite armée de morts-vivants sans attirer l’attention des puissantes nations environnantes. Mais là encore, ils finirent par admettre que tout cela n’était que conjectures, et qu’ils n’avaient pas assez d’éléments à ce stade pour comprendre les plans de leurs mystérieux adversaires.

Allustan leur fournit gracieusement les perles nécessaires en échange de la tête de leur dragonnet, qu’il avait l’intention de faire empailler : il avait toujours rêvé d’avoir ce genre de trophée au dessus de sa cheminée. Kalen put donc procéder à l’identification des objets magiques récupérés lors de leur escapade dans les marais, et ajouter à leur inventaire une Amulette d’Armure Naturelle, des Brassards d’Armure plus puissants que ceux dont ils disposaient déjà, et un Anneau de Stase de Sortilège qui se révéla contenir un pouvoir divin de Guérison des Maladies, sans doute destiné à faire office d’antidote en cas de contamination accidentelle.

Les compagnons firent également appel à son expertise au sujet des potions maléfiques récupérées dans le repaire des hommes-lézards, lui demandant si à sa connaissance il existait de puissants rituels capables d’en expurger le Mal. Au grand dam de Kalen, qui n’y avait pas pensé, il n’eut pour cela guère besoin de faire appel à des techniques de pointe : un simple transvasement avec filtrage à la passoire suffit à rendre ces potions potables, en éliminant le ver qu’elles contenaient toutes.

Au terme de deux semaines de relative inaction, Allustan leur remit une lettre d’introduction rédigée à l’intention de l’un de ses anciens condisciples, un certain Eligos. Tous deux avaient longtemps été apprentis du même maître. Mais à la différence d’Allustan, Eligos était resté à Greyhawk et y avait sans doute conservé des contacts qui pourraient se révéler utile pour lever en tout ou partie le mystère qui entourait cette affaire de Mort Rampante.

La décision ne fut pas longue à prendre : enfin les compagnons allaient pouvoir quitter Lac-Diamant, pour se mesurer aux dangers de la Cité de Greyhawk !


Livre IV
La salle des sombres reflets

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PERDUS DANS LA GRANDE VILLE
(séance du 21 septembre 2012)

3ème Jour des Dieux à 3ème Jour de la Terre
du Mois du Cheptel de l’Année Commune 595
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Pour se rendre à la Cité de Greyhawk, les compagnons optèrent pour une solution simple, confortable et onéreuse : ils prirent place dans le fiacre de la compagnie de l’Habile Cocher qui faisait régulièrement le trajet. Leur voyage durerait ainsi trois jours, avec deux étapes dans les relais de Rochenoire et de la Route Haute, et emprunterait un itinéraire relativement sûr.

Outre leur équipement habituel, ils emportaient pour tout bagage le cuir et les ossements du dragonnet qu’ils avaient abattu dans les marais. En raison de la curieuse odeur de putréfaction, mi-douceâtre mi-piquante, qu’ils dégageaient toujours malgré le soin mis par Aloïs à les curer et les à nettoyer, ils avaient enfournés ces restes dans le Sac de Contenance ; ils y tenaient compagnie aux cornes de démon trouvées le mois précédent dans la tombe du Duc des Vents, au plus profond du Cairn-aux-Murmures. Les compagnons laissèrent par contre sous la garde d’Allustan l’Amulette de la Sphère trouvée au même endroit, ne voyant pas l’usage qu’ils pourraient en faire.

Curieusement, le matin du troisième jour, lorsque Kalen descendit dans la salle commune pour prendre son petit déjeuner, il arborait une épaisse barbe taillée au carré, des moustaches à la gauloise et une longue chevelure, le tout dans une teinte poivre et sel très éloignée de son brun roux naturel. Avec ses sourcils devenus soudain broussailleux, l’ensemble lui donnait l’aspect sévère d’un archimage de contes illustrés, ce qui le vieillissait considérablement.

Barnabé comprenait maintenant l’insistance avec laquelle Kalen avait demandé à ce qu’il lui enseigne les bases de la Transmutation : il avait dû les mettre à profit pour se créer sa propre version du sortilège d’Altération de la Pilosité, lequel pouvait indifféremment servir à se raser de prêt, à se faire pousser une barbe de patriarche ou à mettre un peu d’animation dans le dortoir des apprentis : rien de plus drôle qu’une barbe mauve de cinq mètres sur un condisciple endormi.

Sur le moment, le cocher se contenta de hausser les sourcils sans piper mot. Ce ne devait pas être la première fois qu’il convoyait un Mage au cours de sa longue carrière, et il avait du en voir d’autres et des plus bizarres. Toutefois, lors de la halte du déjeuner, il vint échanger quelques mots avec Kalen, le prenant à part :

- « Je vous prie par avance de bien vouloir m’excuser, c’est très gênant… Voyez-vous, ma mémoire n’est pas très bonne. Elle est même effroyablement mauvaise, parfois. Tenez, par exemple, vous allez rire : je n’arrive plus à me souvenir si vous aviez cette tête au moment du départ, c’est amusant hein ? Mais ce qui m’ennuie vraiment, c’est que je ne me rappelle pas non plus si vous avez payé le prix du voyage. »
- « Euh oui, en effet, c’est ennuyeux… » lui répondit Kalen, voyant très bien où son interlocuteur voulait en venir. « Maintenant que vous le dites, il me semble que j’ai effectivement omis de payer mon écot. Deux orbes, c’est bien cela ? »
- « Ce n’était pas dix, plutôt ? » rétorqua le cocher, quintuplant le prix réel du trajet. « Je ne sais plus très bien. Il faudrait que je vérifie dans mes papiers pour être sûr. Peut-être même que du coup, je me souviendrais aussi pour la barbe ? »
- « Non, non, ce n’est pas nécessaire. Je vous fais confiance sur le montant. Tenez, voilà vos dix orbes ! » céda Kalen, en mettant la main à la bourse.
- « Très aimable. Serviteur… » conclut le cocher avec un petit salut de la main, avant de prendre congé.

Notes du MJ:
Là j'avoue avoir profité d'un moment d'inattention du joueur qui a omis de lancer son sort pour se déguiser AVANT d'entamer le voyage.

C'est aussi une façon d'introduire le thème de la corruption : graisser la patte est un moyen reconnu d'obtenir des infos à Greyhawk. Ce serait bête de s'en passer, vu le nombre de sujets sur lesquels les joueurs souhaitaient enquêter.


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La suite du voyage se déroula sans autres incidents. Non loin de la cité, le fiacre quitta la Route Haute pour rejoindre la piste d’Ery par des chemins de traverse, au milieu des fermes et des cultures. Alors que les murs de Greyhawk étaient en vue, il passa devant le manoir Wainwright, résidence de l’une des plus anciennes familles de Greyhawk anoblie après avoir fait fortune dans l’industrie de la charrette. Puis il arriva à la Porte des Druides, en contrebas d’une petite colline couronnée d’un antique cercle de pierres dressées qui de toute évidence en avait inspiré le nom. S’y pressaient déjà une dizaine de carrioles chargées de denrées agricoles destinées aux marchés et auberges de la ville.

L’attente dura moins d’une heure : il faut dire que la Porte des Druides était l’une des moins fréquentées de la ville. A la Grande Porte, il n’était pas rare de devoir patienter des heures, voire plus d’une journée en cas de grande affluence. Tant et si bien que certains habitants des faubourgs environnants gagnaient leur vie en distribuant nourriture et rafraîchissements dans la file d’attente, ou même en louant leurs services par paires : le premier gardant la place dans la file tandis que le client allait se détendre dans un établissement des environs, où le second venait le prévenir lorsque son tour était presque arrivé.

Lorsque les compagnons arrivèrent aux portes, un garde leur débita d’une voie monocorde la liste des diverses taxes et impositions auxquelles ils étaient susceptibles d’être assujettis : y figuraient notamment la taxe sur les marchandises, s’ils avaient l’intention de revendre leur matériel ou du butin ; la taxe des libres bretteurs, s’ils comptaient louer leurs services comme mercenaires ou explorer les ruines du célèbre château de Zagig ; et les licences de port pour leurs diverses armes, exception faite des dagues, bâtons et gourdins qui ne faisaient l’objet d’aucune restriction, et des armes d’hast ou à projectiles qui étaient carrément prohibées.

Une fois cette énumération terminée, ils défilèrent un par un devant un autre garde, assis derrière une table, pour lui décliner leur identité et payer leur dû. Aloïs paya ainsi trois orbes pour avoir le privilège de porter son épée courte durant toute l’année calendaire en cours ; Mathieu préféra laisser ses armes en consigne, en attendant que son temple règle pour lui ces questions administratives.

Ils purent enfin reprendre place dans le fiacre, qui s’ébranla et franchit les portes pour entrer dans le Quartier des Artisans par l’avenue d’Ery, non loin du Mur Noir qui séparait de la vieille ville de la nouvelle. Ils regardèrent défiler les boutiques, puis les étals de la place du Petit Marché qu’ils longèrent avant de s’engouffrer dans l’avenue des Marais, à l’opposé. Enfin, le fiacre franchit une large porte cochère et finit par s’immobiliser dans la cour du relais local de la compagnie de l’Habile Cocher. On leur proposa d’y prendre des chambres, mais ils déclinèrent l’offre, connaissant déjà d’expérience les tarifs prohibitifs pratiqués. Seuls les gens de passage, désireux de s’épargner une marche le lendemain pour prendre leur fiacre, avaient véritablement intérêt à y séjourner.

L’heure étant déjà avancée, les compagnons choisirent de s’établir pour cette première nuit dans une auberge du Quartier de la Rivière toute proche, le Poisson Siffleur. Alors qu’ils descendaient l’avenue dans sa direction, Barnabé leur expliqua que cet établissement avait pour particularité d’être tenu par un géant des collines du nom de Gruenab, exilé de sa lointaine tribu au double motif qu’il était nain et trop intelligent pour partager l’amour de ses congénères pour le carnage bien fait.

A première vue, rien ne différenciait cette auberge là des milliers d’autres bâtiments de la ville : mêmes murs de bois et de torchis, même toit pentu recouvert d’ardoises, conformes à la tradition architecturale œridienne… A condition de ne pas faire de comparaison avec les édifices voisins, auquel cas la différence d’échelle devenait évidente. L’auberge du Poisson Siffleur était assez haute pour contenir trois étages en plus d’un rez-de-chaussée, mais n’en comptait que deux à en juger par le positionnement des fenêtres. Juste sous l’enseigne en forme de poisson-lune joufflu, une porte de trois mètres de haut donnait accès à la salle commune.

L’intérieur ressemblait à celui de n’importe quelle autre taverne, si ce n’est la hauteur inhabituelle du plafond, qui culminait à quatre mètres, et la présence d’une double estrade le long du comptoir, taillé aux dimensions du propriétaire des lieux. Comme annoncé, ce dernier se révéla être d’un caractère aussi affable et enjoué que son physique était brutal et grossier. Haut de deux mètres soixante-dix et doté des traits hideux d’un géant des collines, il ne pouvait guère passer pour humain au sens physique du terme ; il l’était par contre tout à fait d’un point de vue moral.

Les compagnons louèrent les deux dernières chambres. Apparemment, en raison de l’affluence de pèlerins venus rendre un dernier hommage au Patriarche Riggby, il était difficile de trouver à se loger en ville. Cette situation durerait sans doute tant que les funérailles n’auraient pas eu lieu : or aux dernières nouvelles, il était prévu de laisser sa dépouille exposée au temple de Boccob encore un bon mois, le Directoire Oligarchique ayant annoncé son intention de lui organiser une cérémonie véritablement grandiose (délai qui accessoirement permettrait aussi à la cité de profiter aussi longtemps que possible des revenus générés par l’afflux de visiteurs).

Note du MJ:
Pour mémoire, les compagnons avaient déjà croisé de tels pélerins se rendant à Greyhawk pour Riggby en allant à Blackwall. Riggby avait fait partie du petit groupe d'aventuriers ayant tenté de tuer Iuz lors de sa libération accidentelle de sa prison dans le fin fond du Château de Zagig et était ensuite allé se réfugier au Véluna pour échapper à se vengeance, jusqu'à sa mort de cause naturelle
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Mathieu laissa là ses compagnons, leur faisant part de son intention d’aller trouver gîte dans le Sanctuaire d’Heironéous, et promettant de revenir les chercher le lendemain matin pour rendre ensemble visite à Eligos.

Il repartit donc en sens inverse jusqu’à la place du Petit Marché, remontant la Processionnaire, principale artère de la cité, jusqu’au Mur des Nobles séparant la ville nouvelle de la ville haute, le domaine réservé d’une certaine élite. Les gardes des Portes des Jardins, fermées depuis la tombée du jour, ne firent aucune difficulté à ouvrir la poterne pour un Paladin d’Heironéous désireux de regagner ses pénates. Il fut donc admis dans la ville haute, elle-même divisée entre Haut Quartier et Quartier des Jardins, au standing légèrement inférieur ; il fallait toutefois en être natif pour voir la différence. Aux yeux de Mathieu, tous deux rivalisaient d’opulence jusqu’à l’obscénité au regard de la misère de certains quartiers de la vieille ville, ou pire, de Bourg-Taudis, un agrégat de masures édifiées hors les murs par des milliers de réfugiés jetés sur les routes par la guerre, plus de dix ans auparavant. De son point de vue, la Cité de Greyhawk était un vaste monument de cupidité et d’égoïsme, très éloigné de son idéal chevaleresque. « Noblesse oblige », comme disait un vieux dicton furyondyien : prendre les faibles et les démunis sous leur protection était le devoir sacré des puissants, la contrepartie naturelle de leurs privilèges.

A cette heure tardive, les jardins étaient déjà illuminés par des globes de verre coloré qui leur donnaient un aspect féerique. En raison du très coûteux sortilège de Lumière Eternelle qu’ils contenaient, ils étaient mis en place chaque soir et collectés chaque matin par la Guilde des Eclairagistes. Des bâtiments à l’architecture recherchée, entourés de parcs somptueux, étaient disséminés sur une succession de terrasses montant jusqu’à la Grande Citadelle. L’ensemble était presque aussi vaste que la ville nouvelle, pour une population probablement cent fois inférieure.

Mathieu croisa les premières patrouilles de Veilleurs de Nuit, reconnaissables à leurs tabards bleu ciel frappés du symbole du gourdin et à leur plumet blanc… et pour une grande majorité d’entre eux au béret qu’ils portaient par-dessus leur heaume. De notoriété publique, la guilde des Veilleurs de Nuit, une organisation mercenaire dédiée à la protection des biens de qui voulait bien la payer, était un repaire d’adorateurs de St Cuthbert, qui y trouvaient l’occasion d’assouvir leur passion pour la Loi et l’Ordre.

Il emprunta depuis la place du Haut Marché la judicieusement nommée avenue des Temples jusqu’au Sanctuaire d’Heironéous, situé juste à côté de la Porte du Duc. Il n’y était pas revenu depuis son départ pour Lac-Diamant, deux années auparavant. A l’époque, il n’avait été qu’un tout jeune écuyer fraîchement arrivé du Furyondy. Il reconnut toutefois quelques visages familiers, reçut des félicitations pour son adoubement et ses exploits dans l’affaire de la mine Pierrerude, et donna en retour des nouvelles du Parangon Valkus et de son ancienne lige, Dame Mélinde.

Bien que les prêtres d’Heironéous n’aient pas été associés aux opérations de nettoyage des Collines-aux-Cairns, ils en avaient été tenus informés par leurs homologues d’autres cultes. Notamment, les Preux et Protecteurs de Pélor étaient très impliqués en raison de l’efficacité de leurs pouvoirs solaires contre les morts-vivants. Mathieu apprit ainsi que la première semaine avait été particulièrement difficile, le temps que s’organise la défense ou l’évacuation des communautés éparpillées dans les Collines-aux-Cairns, le temps aussi que les derniers voyageurs ne quittent la Piste d’Urnst après sa fermeture. Le nombre de morts-vivants avait considérablement augmenté durant cette période : bon nombre de fermes isolées, de cabanes de bûcherons et de camps miniers avaient été retrouvés vides de leurs occupants. La tendance était actuellement en cours d’inversion, maintenant que les rares habitants des collines avaient été regroupés dans des sites aisément défendables et lourdement défendus, laissant le champ libre aux équipes de traque. Celles-ci comptaient au moins un Mage spécialisé en Divination, chargé de débusquer le plus proche spécimen de mort-vivant grâce à un sort de Localisation de Créature à longue portée, à charge pour ses équipiers de procéder ensuite à son éradication. Ils en moissonnaient ainsi par paquets entiers, quadrillant méthodiquement les collines pour n’en laisser échapper aucun et les repousser toujours plus loin des lieux habités.

Mathieu profita également de l’occasion pour tenter d’obtenir des informations sur les cornes de démon. Il lui fut répondu qu’il serait difficile d’identifier leur propriétaire à partir d’ouvrages de référence : en bonnes créatures du Chaos, les tanar’ri n’étaient pas des adeptes acharnés de la standardisation, et il existait de grandes variations d’un individu à l’autre. S’il tenait vraiment à identifier le porteur de ces cornes, il serait donc plus indiqué d’employer une Révélation de Renommée, un puissant (et donc coûteux) sort de divination arcanique.


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Après le repas, Barnabé annonça à ses compagnons qu’il sortait faire une petite promenade digestive. Remontant l’avenue des Marais vers le petit marché, il croisa les premières équipes de lampistes de la Guilde des Eclairagistes venues ravitailler et allumer les lourdes lanternes en fer forgé de l’éclairage public.

Arrivé sur la place du petit marché, il bifurqua sur la droite vers le Quartier des Artisans. A cette heure tardive, les échoppes fermaient les unes après les autres, leurs tenanciers s’apprêtant à rejoindre leur famille à l’étage au terme d’une longue journée d’honnête labeur. Barnabé quitta les artères principales pour des rues secondaires, à peine moins bien éclairées : les habitants de ce quartier industrieux ne rechignaient guère à payer la redevance exigée pour bénéficier de ce surcroît de sécurité.

Barnabé arriva bientôt à proximité de sa destination, un immeuble qui ne se distinguait de ses voisins que par l’absence d’une enseigne : l’échoppe qui en avait jadis occupé le rez-de-chaussée avait été convertie en habitation afin d’agrandir le logement du premier étage, faisant de l’ensemble une sorte d’hôtel particulier, confortable mais discret. Les volets étaient clos, comme il se devait ; aucune trace d’effraction n’était apparente. Barnabé passa devant, l’air de rien mais tous les sens aux aguets, cherchant aux alentours les signes d’une éventuelle surveillance. N’en apercevant aucun, il poursuivit sa route, puis fit un long détour avant de revenir par une étroite venelle située juste derrière le bâtiment visé.

Quelques incantations prononcées à voix basse plus tard, un hobniz de la taille d’un rat escaladait la façade d’une dépendance comme il y en avait des dizaines le long de la ruelle. Il n’y pénétra pas, sachant pertinemment qu’elle ne contenait que la cuisine, les réserves et le logement du cuistot, et redescendit de l’autre côté dans une cour intérieure, qu’il traversa avant de grimper sur le toit du bâtiment principal.

Il se glissa sans difficultés dans celle des deux cheminées qui était la plus éloignée de la rue, puis descendit prudemment dans le conduit, laissant de toutes petites traces dans la suie qui en tapissait l’intérieur. Il arriva très vite à une bifurcation, au niveau du grenier : le conduit venant de la cheminée de la salle à manger du rez-de-chaussée venait rejoindre de biais le conduit montant verticalement du bureau. Il poursuivit sa descente vers ce dernier, sa véritable destination.

Une épaisse grille de fer forgé scellée dans le conduit en barrait l’accès, deux mètres au dessus du foyer. A la grande surprise de Barnabé, celui-ci était empli de cendres et de parchemins à moitié brûlés, jetés là en vrac. Se glisser entre les barreaux fut un jeu d’enfant pour lui, son tour de taille magiquement réduit n’excédant pas l’épaisseur du poignet d’une jeune fille.

Il jeta prudemment un œil dans la pièce par-dessous le linteau de la cheminée, la tête en bas. Tiroirs, coffres et secrétaires étaient ouverts, leur contenu répandu pêle-mêle sur le sol. Les classeurs où le propriétaire des lieux conservait ses dossiers étaient vides : leur contenu avait probablement fini dans l’âtre. La porte donnant sur la chambre était fermée, peut-être à clé. Quelqu’un était passé avant Barnabé pour faire le grand ménage, et connaissant son sens maniaque de l’ordre et de la propreté, ce ne devait pas être la gouvernante, Dame Marissa Mollette. Ce n’était pas ici qu’il trouverait des informations.
Remontant dans le conduit, il commença à en examiner les parois centimètre par centimètre, ses Bésicles de Vision de l’Infime sur le nez, et finit par trouver ce qu’il cherchait : une zone de trente centimètres de côté, invisible et inaccessible d’en bas, où curieusement, son passage n’avait laissé aucune trace… Barnabé admira en silence la qualité de l’illusion : même au toucher, il n’avait rien senti d’anormal. Fermant les yeux, il passa la main au travers, et trouva derrière une sacoche en cuir. Après avoir vérifié à tâtons que la petite niche ne contenait rien d’autre, il laissa se dissiper son Rapetissement, reprenant sa taille normale dans le conduit, puis le jeta à nouveau en tenant en main son butin, dont les dimensions se réduisirent avec lui. Il n’eut ainsi aucun mal à le faire ressortir par la cheminée et quitta la propriété comme il était venu, sans jeter un regard en arrière.

Après une brève halte sur les rives du Ruisseau du Moulin pour se débarrasser du plus gros de la suie maculant ses habits, ses mains et son visage, il rentra à l’Auberge du Poisson Siffleur. Profitant de ce que ses compagnons s’étaient retirés pour la nuit, il parcourut rapidement les documents contenus dans la sacoche avant de monter se coucher.

Note du MJ:
Ce qu'on voit là est la première manifestation visible du passé caché de Barnabé.

En gros, tous les PJs avaient au départ un ou deux squelettes dans le placard, plus ou moins importants. Aloïs a ainsi appartenu à un gang d'ados de Lac-Diamant et participé directement à l'expansion de l'empire de Bélabar. C'est là qu'il avait fait la connaissance de Mestal, celui-là même qui a été tué après avoir infiltré la mine Pierrerude et récupéré le spécimen de ver dans le laboratoire du Sans Visage. Mathieu était venu participer à une enquête (secrète) sur la disparition du précédent Parangon. Khalil était envoyé par son temple dans l'espoir que les compagnons aient un rôle à jouer dans la libération de Zuoken, toujours enfermé quleque part dans le Château de Zagig. Hélebrank est amnésique et ne sait même pas ce qu'il cache... Et donc Barnabé a aussi ses petits secrets.

En fait, je l'avais choisi comme réceptacle d'une bonne part des pistes et liens menant aux scénarios suivants, le joueur en question étant plutôt du genre posé et réfléchi. Hélas, ce plan brillant est en train de me revenir dans la figure : le dit joueur garde tout pour lui et regarde ses copains ramer sans rien lâcher des infos qu'il détient... Cela l'amuse beaucoup, mais au prix d'une forte frustration des autres joueurs qui ont à juste titre l'impression de tourner en rond, ce qui au final pourrait bien faire dérailler toute la campagne. Pour faire toute de même avancer les choses, j'ai été obligé de leur envoyer des indices de moins en moins subtils au fil des sessions qui ont suivi (deux à ce jour). Argh.


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3ème Jour-Libre du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595 (matin)
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Après avoir récupéré ses armes et les licences correspondantes aux bons soins du culte d’Heironéous, Mathieu rejoignit ses compagnons à l’Auberge du Poisson Siffleur. Ils repartirent ensuite tous ensemble, remontant la Processionnaire jusqu’à la Porte des Jardins.

Ils purent constater que la sécurité y était à peine plus pointilleuse qu’à l’entrée de la ville, les gardes se contentant de les interroger sur le motif de leur visite en plus de leur demander leur nom. Toutefois, au vu de la façon dont ils avaient été détaillés de la tête aux pieds, il leur parut évident que des personnes moins bien mises ou n’ayant pas un motif vraisemblable pour justifier leur présence dans les quartiers les plus huppés de la ville risquaient fort de se voir refuser l’accès. Fort heureusement, Hélebrank s’était offert avant de quitter Lac-Diamant des habits de voyage un peu plus seyants que les hardes de paysan qu’il avait portées jusqu’alors ; il était désormais presque présentable.

Ils n’eurent guère de difficultés à trouver leur chemin : il leur suffit de demander des indications aux patrouilles du Guet qu’ils rencontrèrent à presque chaque coin de rue. La résidence d’Eligos était ceinte de murs blancs peu élevés, chaulés de frais. Une élégante grille de fer forgé s’ouvrait sur une allée pavée flanquée par deux statues de dragons rugissants, courant entre deux longs bassins de pierre dans les eaux desquels se reflétait un jardin à la kéolandaise, fait de parterres géométriques et de buissons taillés au cordeau, où voletaient de ci de là des oiseaux exotiques au plumage chamarré. Au bout de l’allée, s’élevait un beau manoir de marbre blanc, dont l’éclat était rehaussé par la lumière de nombreuses lanternes de métal doré.

Quelque peu impressionnés par tant de luxe, les compagnons pénétrèrent timidement dans le jardin. La porte d’entrée s’ouvrit d’elle-même à leur approche, leur épargnant la peine de chercher heurtoir ou sonnette. Se tenait sur le seuil un Olve portant le gilet rayé d’un majordome. Après s’être enquis d’une voix nasale de leur identité et de leurs désirs, il prit sur un petit plateau d’argent la lettre d’introduction rédigée à l’intention d’Eligos que lui tendait Kalen et les pria de le suivre à l’intérieur.

Un escalier de marbre massif bordé d’armures de cérémonie anciennes dominait le hall d’entrée ; à l’étage, un corridor était fermé par une antique bannière de guerre aerdienne utilisée en guise de rideau. Le majordome les précéda le long d’un petit couloir sur leur gauche, jusque dans un fumoir richement meublé, tout en velours rouge et dorures. Ceux des murs qui n’étaient pas couverts de bibliothèques croulant sous les livres portaient des toiles représentant des paysages exotiques : une route pavée d’ossements dans une lande désolée, une cité industrieuse nichée dans le cratère d’un volcan éteint, une vaste plaine de cendres… Le parquet de bois précieux était recouvert d’un tapis d’âge vénérable représentant une bataille oubliée entre les forces du Bien et du Mal. Le majordome s’éclipsa quelques instants, puis revint leur servir un succulent vin doré et pétillant, accompagné de tranches de fruits frais disposées sur un lit de glace pilée. Comme toujours en pareil cas, Barnabé se fit un devoir de faire honneur à l’hospitalité de leur hôte.

Celui-ci ne fit son apparition qu’un bon quart d’heure plus tard. Grand et mince, d’extraction œridienne, il était vêtu d’une robe de velours rouge ouverte sur un pectoral d’argent, par-dessus laquelle était noué un épais tablier de cuir parsemé de brûlures et de taches décolorées. En entrant, il retira une paire d’épais gants de forge qu’il passa ensuite à sa ceinture.

- « Messieurs, j’espère ne pas vous avoir fait trop attendre… Vous voudrez bien me pardonner ma tenue, j’avais un enchantement sur le feu. Pollard, mon majordome, me dit que vous venez de la part de ce cher Allustan. Toujours enterré à Lac-Diamant ? »
- « Oui, oui. Il poursuit son étude sur les tombes antiques », acquiesça Kalen. « J’ai été son apprenti ces derniers mois, et… »
- « Grand bien lui fasse... » le coupa Eligos. « Pour son étude, je veux dire. Si j’en crois cette lettre, vous souhaiteriez me consulter au sujet d’une affaire de la plus haute importance, qui le laisse confondu. Je dois dire que je ne m’attendais plus à avoir des nouvelles de lui, et encore moins qu’il admette son impuissance en quelque matière que ce soit. J’ai un peu de temps à vous consacrer, au nom de la vieille amitié qui me lie à cette encore plus vieille baderne. De quoi s’agit t’il au juste ? Quelque chose de trop récent à son goût, j’imagine ? »

Après s’être mentalement promis de se jeter toutes affaires cessantes dans l’étude de l’Ecole de l’Enchantement, qui avait l’air diablement lucrative, Kalen commença à faire un récit complet et détaillé de leurs aventures : leur rencontre avec un fantôme dans le cairn qu’ils exploraient, fantôme qui leur aurait transmis la charge de lutter contre l’avènement prochain d’un « Âge de la Mort Rampante » ; la façon dont depuis lors ils rencontraient partout, comme par hasard, des complots en lien avec cet évènement cataclysmique dont la nature leur était encore inconnue mais qui semblait lié à un certain nombre de prophéties dont hélas ils ne connaissaient pas non plus la teneur. Eligos l’écouta poliment, posant de temps à autre des questions qui démontraient qu’il avait eu vent des dramatiques évènements survenus récemment dans les Collines-aux-Cairns. Toutefois, à la grande déception de certains des compagnons, il ne leur donna pas sur un plateau une solution toute faite, se bornant à leur promettre de faire part de leurs difficultés à certaines de ses relations, et de leur faire parvenir un message au Sanctuaire d’Heironéous pour les tenir informés des suites.

Après que Barnabé ait poliment complimenté Eligos sur la qualité du vin servi, qui se révéla être un cru de Célène des plus fins, les compagnons se retirèrent donc sans être plus avancés.

Plutôt que de rester les bras ballants à attendre d’éventuelles nouvelles du Mage, ils décidèrent de prendre les choses en main et de suivre eux-mêmes certaines des pistes dont ils disposaient. Ils se répartirent les tâches pour plus d’efficacité, convenant de se retrouver le soir même pour faire le bilan des informations obtenues et décider ensemble de ce qu’il conviendrait de faire ensuite.

Leur première démarche fut de retourner au Poisson Siffleur pour réserver leurs chambres pour les jours à venir, puisque leurs recherches allaient durer plus de temps que prévu et qu’ils avaient désormais besoin d’un point de chute fixe : hélas, Gruenab fut au regret de leur annoncer qu’elles avaient déjà été relouées.

Afin de faire plaisir à Aloïs, Barnabé suggéra donc de reporter leur choix sur l’auberge du Dragon Vert, un établissement célèbre dans certains cercles pour avoir été jadis fondé par le Seigneur Robilar, et avoir compté parmi sa clientèle des célébrités telles que Mordenkainen, Bigby ou Tenser, qui avaient coutume de s’y réunir autour d’une chope pour planifier leurs expéditions dans les souterrains du château de Zagig à une époque où leur fortune et leur réputation restaient encore à faire.

Ils se rendirent donc rue des Cargaisons, à l’autre bout du Quartier de la Rivière, pour trouver l’estaminet en question, une bâtisse de deux étages nichée entre l’échoppe d’un cordelier et ce qui semblait bien être une maison de passes.

L’intérieur était d’une banalité confondante : une salle commune encombrée de tables, un long comptoir en face de l’entrée, un escalier menant à l’étage sur la gauche, une scène destinée aux ménestrels sur la droite. La seule touche d’originalité était une splendide table d’acajou verni dominant la salle depuis une estrade. Aloïs fut un peu déçu de ne pas y trouver des bustes de marbre ou des portraits dédicacés de ses idoles, ou même un simple livre d’or portant leurs signatures.

Une poignée de clients étaient répartis entre les tables, mâchant un méchant repas d’un air morne. A voir leur trogne, l’on se doutait qu’il devait s’agir de poivrots terminant leur nuit avant d’aller se coucher plutôt que de clients matinaux. Une femme d’âge mûr mais sèche comme un coup de trique, aux cheveux gris rassemblés en queue de cheval, était debout derrière le comptoir, le visage fermé. Une jeune fille rousse au visage poupin constellé de taches de rousseur fondit sur les compagnons dès qu’ils firent leur entrée.

- « Bonjour, moi c’est Birgit. Et derrière le comptoir, c’est Dendra. Mais il ne faut pas trop lui adresser la parole avant midi. Vous êtes nouveaux ici, hein ? Parce que moi, je n’oublie jamais les visages, et je ne vous ai jamais vus ici. Mais je parle, je parle… on me dit souvent que je parle trop. Qu’est ce que je peux faire pour vous ? »
- « Nous voudrions des chambres, pour la nuit. Cinq personnes », demanda Kalen, faisant office de porte-parole.
- « Ah, mais c’est qu’on est déjà le matin, c’est trop tard ! » répondit Birgit du tac au tac, avant de se reprendre en voyant la mine atterrée de ses interlocuteurs. « Mais non bien sûr, suis-je sotte, hi, hi, hi ! Vous la voulez pour ce soir ! Nous n’avons que des chambres doubles. Pour deux personnes. Une orbe chaque, conformément au tarif de la Guilde des Aubergistes et Taverniers. »
- « Est-il possible de rajouter un petit lit dans l’une des chambres ? » demanda Barnabé.
- « Je vois votre problème : vous ne voulez pas prendre une grande chambre rien que pour vous. En plus, on en a que deux de libres de toute façon. Alors c’est d’accord : je verrai ça avec le patron. En attendant, voulez-vous une chopine ? Une collation ? Le déjeuner ? La spécialité de la maison, c’est la fameuse ‘‘assiette de Quij’’. »
- « C’est quoi, une kige ? » demanda innocemment Khalil, qui à la différence d’Aloïs ne savait pas que Quij était le nom d’un orc connu pour avoir été le fidèle serviteur de Robilar.
- « Non, c’était quelqu’un, le suivant de… euh… d’une personne importante », répondit évasivement Birgit, ne souhaitant pas trop s’étendre sur le lien entre son auberge et sire Robilar, dont la popularité était nettement en berne depuis qu’il avait accidentellement libéré Iuz en 570 AC, commis la même bévue avec la démone Zuggtmoy dans le Temple du Mal Elémentaire en 579 AC, avant de prendre part à l’attentat qui avait endeuillé en 584 AC la signature du Pacte de Greyhawk. « Et le plat, c’est des patates, avec des saucisses aux herbes. Un gros tas de patates et de saucisses. »

Après avoir poliment décliné cette alléchante offre gastronomique et payé d’avance leur écot pour le soir, les compagnons se séparèrent en trois groupes ayant chacun une mission à accomplir.


Ainsi, Aloïs et Kalen se rendirent dans le quartier du Bourg-aux-Clercs et plus précisément au Collège Gris, probablement la plus prestigieuse université du continent en matière vulgaire. Une fois arrivés dans le Hall de l’Université, le bâtiment où étaient logés les services administratifs, ils demandèrent à rencontrer un professeur de théologie. Curieusement, ils n’obtinrent du secrétariat qu’un rendez-vous le Jour du Soleil suivant avec un assistant de recherche : il faut croire que les titulaires d’une chaire avaient d’autres occupations que de rester derrière un guichet pour répondre gracieusement aux questions de parfaits inconnus.

Un peu déçus, ils se dirigèrent ensuite vers la Grande Bibliothèque toute proche, également célèbre pour l’abondance des collections abritées derrière sa grandiose façade de granit, toute en arches et colonnades. Aloïs ne manqua pas de remarquer, juste en face, un édifice composé de tours accolées aux toitures en terrasse couvertes de jardins verdoyants. Devant les portes, ornées du symbole d’un œil inclus dans un pentacle, une longue file de pèlerins faisait la queue. Il reconnut là le temple de Boccob où devait être exposée la dépouille du Patriarche Riggby, et se promit d’aller dès que possible honorer la mémoire de ce grand héros. Avec un peu de chance, il y aurait une boutique de souvenirs…

Pour l’heure, il se contenta de suivre docilement Kalen jusque dans la Grande Bibliothèque. Fait assez curieux dans une cité aussi mercantile, l’accès à cette magnifique institution du savoir était complètement libre : toute personne pouvait sans bourse délier consulter l’ensemble des collections publiques, et même en faire des copies. Les membres contributeurs versant une substantielle cotisation annuelle recevaient en contrepartie le privilège de pouvoir emprunter des livres ; certains d’entre eux, triés sur le volet, pouvaient en outre avoir accès aux collections réservées.

Les collections publiques étaient organisées en six galeries, contenant chacune plusieurs milliers d’ouvrages classés par thèmes : histoire, géographie, arts, littérature, sciences et « divers », pour tous les documents ne pouvant trouver une place dans les cinq premières galeries.

Par souci de discrétion, ils choisirent dans un premier temps de chercher eux-mêmes dans les rayonnages, sans faire appel aux bibliothécaires. La galerie généraliste leur sembla la plus à même de contenir des ouvrages portant sur des prophéties et des cultes maudits ; ils commencèrent donc par là.

Tandis qu’Aloïs se plongeait dans la contemplation de bestiaires illustrés, Kalen trouva un recueil de prophéties qui après lecture se révéla être de peu d’intérêt : l’auteur semblait s’être contenté de collecter les prédictions de nombreux oracles de toutes origines et de toutes cultures, puis de les restituer sans commentaires ni classement. Aucune d’entre elles ne contenait la moindre référence à un Âge de la Mort Rampante ou à des zombis véreux. Il consulta ensuite un épais traité philosophique dissertant longuement de la théorie des prophéties, de leur possible caractère auto-réalisateur ou des paradoxes dont elles pouvaient être à l’origine, sans y trouver le moindre élément concret exploitable. Il reporta enfin ses efforts sur la galerie consacrée à l’histoire, où il trouva une biographie de Vecna assez complète, retraçant l’ascension et la chute de son Empire Murmuré, ainsi que ses multiples réincarnations au fil des siècles chaque fois qu’un imbécile avide de pouvoir s’était laissé dominer par son Œil ou sa Main. Le lien avec leur affaire n’était pas évident, mais c’était au moins une lecture intéressante.

Il en était là de ses investigations lorsque vint le soir et que sonna la fermeture des portes de la bibliothèque. La récolte était mince, mais il était bien conscient de n’avoir fait qu’effleurer la surface des milliers d’ouvrages disponibles dans les collections publiques : en l’absence d’un système d’indexation efficace, le thésaurus mis à disposition des visiteurs se bornant à classer les ouvrages en catégories très générales, il n’avait pas eu d’autre choix pour chercher les informations souhaitées que de compulser au hasard un grand nombre d’ouvrages, choisis en fonction du seul critère du titre (pour ceux qui en avaient un).
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De leur côté, Barnabé et Hélebrank étaient chargés de chercher des renseignements sur Shukak. Ils allèrent d’abord à la Fosse, un établissement du Quartier de la Rivière spécialisé dans les combats gladiatoriaux. Afin de délier les langues, ils se firent passer auprès des habitués pour des étrangers ne connaissant pas grand-chose en la matière mais désireux d’apprendre, et tous disposés pour cela à abreuver généreusement toute personne acceptant de partager son expérience (un rôle qu’ils n’eurent aucun mal à tenir, tant il était proche de la vérité). Cela leur valut d’attirer de nombreux volontaires, qui leur firent une présentation détaillée des activités de la Fosse : combats singuliers, par équipes, contre des créatures monstrueuses, létaux, non létaux, à mains nues… S’ensuivit une longue discussion sur les mérites comparés des champions du moment et sur la justesse de la cote qui leur était attribuée par les officines de paris. Heureusement, la conversation finit par dévier sur les Arènes de Greyhawk avant que les compagnons ne perdent patience : de l’opinion générale des clients de la Fosse, elles n’offraient qu’une version édulcorée, destinée au grand public, des vrais jeux gladiatoriaux tels qu’ils étaient pratiqués en ces lieux, et ne méritaient à ce titre que le mépris des puristes.

Toutefois, ce dédain ne s’étendait pas au directeur des Arènes, Loris Raknian, qui se trouvait avoir connu une brillante carrière de gladiateur à la Fosse jusqu’en 582 AC, date à laquelle il avait investi toutes ses économies dans l’achat de la charge de Grand Ordonnateur des Jeux. Les Jeux de Greyhawk qu’il avait lancés en 586 AC obtenaient également une mention « passable », la grande liberté laissée aux combattants quant aux moyens utilisés résultant souvent en des affrontements spectaculaires. Enfin, ils approuvaient tous bruyamment la décision du Grand Argentier Glodreddi Bakkanin, qui pour faire des économies et désengorger les geôles de la ville avait instauré en 591 AC le principe des jeux pénitentiaires : désormais, certains criminels pouvaient demander à purger leur peine de bagne sous forme de combats gladiatoriaux obligatoires. De façon assez ironique, ce système avait fait de certaines des pires racailles de la ville des gladiateurs comptant parmi les plus populaires du moment. Du point de vue de certains, cela ne faisait qu’ajouter du piquant au spectacle.

Ils prirent congé de leurs nouveaux camarades de beuverie, estimant qu’ils n’avaient plus rien à apprendre d’eux et qu’il était temps de se rendre aux Arènes elles-mêmes. Là-bas, ils tirèrent les vers du nez à l’employé de la boutique de souvenirs : entre deux questions sur les peluches, figurines articulées et autres produits dérivés proposés à la vente, ils réussirent à apprendre que non, il n’était pas habituel de marquer au fer rouge les gladiateurs, mais que ce traitement était systématiquement appliqué aux créatures monstrueuses dont les Arènes faisaient l’acquisition, catégorie qui jusqu’à une dizaine d’années auparavant avait pu également inclure des humanoïdes intelligents tels que ogres, hobgobelins… ou hommes-lézards. L’actuel Ordonnateur des Jeux avait mis fin à cette pratique peu après son arrivée, étant apparemment opposé par principe à toute forme d’esclavage. L’employé ne savait pas ce qu’il était advenu de ces humanoïdes, mais suggéra que le secrétaire en charge des fournitures et des stocks avait du en garder trace. Hélebrank demanda ensuite de façon assez directe s’il existait des registres contenant la liste des gladiateurs, ou celle des combats, et s’il était possible de les consulter. Mais comme il jugea bon de se lancer aussitôt dans une justification alambiquée, prétendant en avoir besoin pour retrouver la mémoire car il était amnésique, l’employé crut qu’il se moquait de lui et mit abruptement fin à la conversation.

Une fois sortis et loin des oreilles indiscrètes, Barnabé lui reprocha vertement cette approche peu subtile. Ne souhaitant pas attirer plus l’attention, ils firent la tournée des tavernes environnantes pour glaner des informations au petit bonheur la chance, voir si par hasard un habitué des Arènes aurait gardé le souvenir d’un ancien esclave homme-lézard revenu participer à des combats, cette fois en tant que gladiateur libre. Personne ne semblait se rappeler d’une telle chose : toutefois, un quidam rencontré à la taverne du Roc et de l’Oliphant mentionna la participation aux Jeux de Greyhawk l’an passé des Bandits des Bayous, une équipe comptant quelques hommes-lézards dans ses rangs. Il ne connaissait pas leurs noms, et pouvait juste dire qu’elle avait été promptement laminée par l’équipe adverse, des cavaliers bakluniens.
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Enfin, à Mathieu et Khalil échut la tâche ingrate de tenter d’identifier la provenance des fioles de céramique ayant servi à contenir les potions de Shukak.

Avant même de commencer, Khalil insista pour rendre visite à un établissement situé juste en face du Dragon Vert, au sommet d’un petite butte adossée au Mur des Nobles : en arrivant, il avait aperçu peinte sur sa façade une lune noire portant le symbole de Zuoken, sa divinité. Or il savait que cinq ans auparavant, en l’an 3249 de l’Hégire Baklunien (ou 590 AC selon le calendrier local), très exactement trente neuf moines s’étaient faits Dar’es’Shalim pour aller établir un temple provisoire dans la Cité de Greyhawk, suivant à la lettre une vision de la Maîtresse des Ombres Izenfen. Comme il n’était arrivé de son Ponant natal que l’année suivante, Khalil ne les avait jamais rencontrés.

Khalil y fut accueilli par un moine au torse puissant, portant sur les avant-bras les arabesques noires, bleues et vertes d’un Al’San Shatain , qui se présenta comme le Dar’es’Shalim Iquoyan Ibn Gossad en personne. Jusqu’à son départ, il avait dirigé le Monastère du Crépuscule, et était probablement le plus puissant moine de Zuoken des Flanaesses. Après les (longues) salutations d’usage, Khalil lui signala sa présence en ville. Son interlocuteur regretta amèrement de ne pouvoir lui donner asile, car la présence au temple d’un quarantième moine irait à l’encontre des instructions reçues, et lui apprit qu’un tournoi serait très prochainement organisé en ces lieux, dès lors qu’Izenfen leur aurait fait connaître le jour propice à une telle annonce. Elle était coutumière de ce genre d’instructions énigmatiques : les moines ne s’en étonnaient plus.

Note du MJ:
Traduit du baklunien : dar'es'shalim = « Moines errants » ; al'san shatain = « Maître moine ».

Une fois cette formalité expédiée, Khalil et Mathieu partirent faire la tournée des échoppes de céramistes et des étals du marché. Hélas, la profession de potier n’étant pas constituée en guilde, et donc peu règlementée ; chacun marquait ou non ses produits selon sa fantaisie, sans logique particulière. Au final, ils firent chou blanc : aucun des artisans ou marchands consultés ne reconnut sa propre marque, ou celle d’un concurrent. Selon toute vraisemblance, les fioles en question ne provenaient donc pas de Greyhawk.


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COUP DE DAGUE DANS LE BROUILLARD
(séance du 19 octobre 2012)

3ème Jour-Libre du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595 (soir)
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Comme convenu, les compagnons se réunirent le soir venu à la taverne du Dragon Vert pour faire le bilan de leur journée. Ils venaient de se commander une tournée de bière, plus un lait de chèvre pour Khalil, lorsque se présenta à leur table un individu d’âge moyen et de grande taille, le poil noir et la peau bistre, dont la joue gauche était marquée d’une profonde balafre en ‘‘V’’.

- « Bien le bonjour ! Je suis Ricardo Damaris, propriétaire de cet estaminet. Comme vous êtes de tous nouveaux clients, j’avais dans l’idée de vous inviter à me rejoindre pour dîner à la table seigneuriale, si le cœur vous en dit. »

Il désigna d’un geste de la main la table d’acajou poli trônant sur une large estrade, déjà remarquée par les compagnons lors de leur précédente visite, puis précisa les termes de sa proposition.

- « Entendons-nous bien : vous paierez quand même le prix d’un repas. J’ai un vieil ami qui me rend visite ce soir, et deux convives seulement à cette grande table, ce serait d’un triste… Moi, j’aime quand il y a de l’animation, et vous êtes tout juste assez pour compléter la tablée ! »
- « Volontiers, pourquoi pas ? » répondirent les compagnons en chœur, après s’être concertés du regard.
- « Parfait ! Je vous ferai signe tout à l’heure, lorsque le dîner sera prêt » répondit Ricardo, avant de se pencher vers Barnabé. « Je crois que c’est pour vous, le petit lit supplémentaire dans l’une des chambres ? J’aurais une recommandation à vous faire à ce sujet : c’est le lit d’enfant de ma fille Clarissa que l’on vous a mis. J’y tiens vraiment beaucoup. Alors, pourriez-vous en prendre le plus grand soin ? En échange, je ne vous compterai rien pour la nuitée. »

Barnabé l’ayant assuré que lui vivant, ce meuble ne subirait pas la moindre éraflure, Ricardo retourna l’esprit tranquille derrière son comptoir.

- « Sympa ce Tamaris », commenta Aloïs. « Et puis, rendez-vous compte : c’était probablement un suivant de Robilar, il a du en voir des choses. »
- « C’est Damaris », le corrigea aussitôt Barnabé, machinalement. « D-A-M-A-R-I-S. »

Lorsque Ricardo revint les chercher un peu plus tard, il était accompagné d’un grand gaillard à la moustache fournie qu’il présenta comme le capitaine Gallancz, son supérieur du temps qu’il n’était encore qu’un tout jeune soldat. Ils se mirent à table, où un repas sensiblement meilleur que l’ordinaire de la taverne leur fut servi.

D’entrée, le capitaine se montra très intéressé par les activités des compagnons et chercha à leur soutirer un maximum d’anecdotes au sujet de leurs aventures, expliquant que le vétéran retiré des affaires qu’il était n’aimait rien tant que s’informer des exploits de la jeune garde. Il voulut notamment savoir s’ils avaient déjà affronté des dragons, des morts-vivants ou des démons, ou s’ils avaient déjà eu l’occasion d’explorer de hauts lieux d’aventure, tels que les ruines du Château de Zagig, Castel Maure ou la Tombe des Horreurs. Mathieu dut user de toute son éloquence pour éluder les questions les plus pressantes.

Par prudence, ils ne relatèrent leurs aventures que de façon très générale, ne mentionnant que l’exploration d’un cairn et d’une vieille mine et omettant bon nombre de détails jugés trop compromettants. Le capitaine se montra compréhensif, les assurant qu’il fallait bien débuter un jour.

En retour, Kalen l’interrogea sur les dernières rumeurs qui couraient en ville, sans trop de succès : le capitaine affirma être tout juste arrivé, et donc n’avoir pas encore eu le temps de s’en informer. Il leur conseilla toutefois de payer des tournées plus tard dans la soirée, les assurant que le Dragon Vert avait la réputation méritée d’être un lieu propice à la collecte d’informations, car fréquenté par des aventuriers de tous poils. Il affirma même en plaisantant que la clientèle habituelle aimait tant colporter des rumeurs que la difficulté serait ensuite de les faire taire.

Les compagnons crurent comprendre à quelques allusions que Ricardo et le Capitaine Gallancz avaient combattu côte à côte lors de la célèbre Bataille des Champs d’Emridy . Ils se montrèrent sinon (eux aussi) plutôt discrets sur leurs activités passées.

Note du MJ:
Féroce bataille disputée en 569 AC dans les plaines du Verbobonc, juste au nord du village d’Hommlet, durant laquelle les hordes hurlantes du Temple du Mal Elémentaire furent vaincues par une alliance composée du Furyondy, du Véluna, des dwurs des Lortmils, des nonizs des collines Kron et des olves de Célène.


L’un dans l’autre, le dîner fut un agréable moment. Ils purent manger dans le calme, l’auberge n’étant encore que relativement peu fréquentée en ce début de soirée. Ricardo dut ensuite les quitter pour retourner derrière son comptoir. A neuf heures pétantes, il annonça l’ouverture de l’heure sacrée d’Olidammara : deux consommations pour le prix d’une !

Comme en réponse à un signal, la foule commença à affluer. Une poignée de ménestrels se succéda sur la petite estrade, alternant chants de guerre et chansons à boire, airs populaires et ritournelles satiriques, à la grande joie de la salle désormais pleine comme un œuf.

Certains des compagnons se laissèrent porter par cette ambiance festive, reprenant en chœur les refrains. Kalen s’amusa même à faire boire Hélebrank, lui faisant croire que le houblon avait des propriétés bien connues de stimulation de la mémoire. Seuls Mathieu et Khalil restèrent imperméables à cette bonne humeur, bien trop pétris de principes pour se laisser ainsi aller à ce qui ressemblait fort à de la débauche.

L’un des clients eut la malencontreuse idée de mettre la main aux fesses de l’une des serveuses, une blonde somptueuse qui lui retourna aussitôt un direct en pleine mâchoire. La brute se leva, rouge de colère, et les compagnons crurent qu’une bagarre de taverne allait éclater sous leurs yeux. Mais la moitié de la salle se leva également, prête à venir au secours de la demoiselle. Derrière son comptoir, Ricardo brandit bien haut un gourdin massif puis lui fit décrire dans les airs un ou deux moulinets d’un mouvement habile du poignet. L’homme n’était pas encore assez saoul pour ne pas suivre le conseil de ses amis, qui le tiraient par la manche en le suppliant de se rasseoir ; il s’exécuta et tenta de faire bonne figure en éclatant d’un rire forcé.

Les compagnons envisagèrent alors de se retirer dans leurs chambres avant que la situation ne dégénère…. Mais ils n’eurent pas le temps de mettre ce plan à exécution avant qu’une tête connue ne fasse son entrée dans la taverne, en la personne de Tirra l’olve, celle-là même qui avec Khellek et Auric avait composé le trio d’aventuriers parti à la recherche du Cairn-aux-Murmures. Quatre hommes à l’expression peu amène portant armures de cuir et capes de couleur foncée l’accompagnaient.

Elle aperçut les compagnons presque aussitôt. Après avoir échangé quelques mots avec ses sbires, qui allèrent sagement s’asseoir dans un coin de la salle, elle se dirigea tout droit vers eux.

- « Mais qui voilà ? De vieilles connaissances de Lac-Diamant ! » s’exclama t’elle en s’approchant de leur table, tout sourire.
- « Mon amie ! Dans mes bras ! » s’écria en retour Kalen en se levant brusquement du banc, où ses camarades durent le faire se rasseoir de force.
- « Il ne tient pas l’alcool, votre copain », commenta l’intéressée en souriant de plus belle. « Ceci dit, même si vous aurez peut-être du mal à le croire, je ne suis effectivement pas mécontente de vous revoir. Surtout vous, Monsieur le cartographe. »
- « Moi ? Ah bon ? » balbutia Aloïs, tout en s’efforçant de garder Khalil interposé entre lui et Tirra, juste au cas où.
- « Oui, pour vous féliciter. Parce que d’un point de vue purement technique, le coup de la fausse carte était une arnaque de toute beauté. Vous avez proprement roulé Khellek dans la farine, un exploit que peu de gens peuvent se vanter d’avoir accompli. »
- « Euh, merci… », répondit Aloïs, ce qui lui valut de suite un coup de coude du paladin dans les côtes, histoire de lui apprendre à ne pas trop tirer fierté de ses méfaits. « Aïe !... Et vous, comment vont les affaires ? »
- « Très bien, c’est gentil à vous de vous en inquiéter. J’ai pris du galon en fait, et du coup, c’est plus ou moins fini pour moi, la vie d’aventure. Je suis maintenant en charge du quartier de la Rivière, et ces nouvelles responsabilités ne me laissent pas une minute… Mais trêve d’amabilités. Pour ma part, j’ai l’esprit sportif, mais Khellek ferait une drôle de tête s’il vous savait dans les parages. Et comme sa tour est juste un peu plus bas dans la rue, il lui arrive de venir ici prendre un pot. A votre place, j’éviterais de le croiser : il est plutôt du genre rancunier. »
- « Merci du conseil… Vous n’allez pas l’avertir de notre présence à Greyhawk, alors ? »
- « Non, à quoi bon ? Comme je vous l’ai dit, je ne travaille plus avec lui. Et c’est une question de courtoisie professionnelle : il faut savoir être beau joueur… L’un d’entre vous serait-il tenté par une petite partie de lancer de dagues ? »

Une fois sa proposition poliment déclinée par les compagnons, Tirra retourna s’asseoir avec ses sbires à l’autre bout de la salle. Barnabé confirma que Tirra devait très probablement exercer ses talents au sein de la Guilde des Voleurs. En fait, avec un quartier entier sous sa responsabilité, elle devait être placée très haut dans sa hiérarchie, juste en dessous d’Org Nenshen, Maître de Guilde et membre du Directoire Oligarchique.

Mathieu, qui décidément n’était pas dans son élément, regagna son temple. Ses compagnons montèrent à l’étage et se répartirent les chambres. C’est avec une certaine hilarité, renforcée par leur légère ébriété, qu’ils constatèrent que le petit lit de bois prêté à Barnabé était peint d’un beau rose bonbon, avec des images de poneys et de licornes…

Kalen insista pour poser des Pièges de Foudre sur tous les accès, portes ou fenêtres, en proie à un subit accès de paranoïa à l’idée de dormir dans un établissement fréquenté par des voleurs. Puis les compagnons s’efforcèrent de prendre un peu de repos, ce qui ne fut guère possible avant deux heures du matin tant les occupants de la salle commune étaient bruyants. A l’oreille, il leur sembla même qu’il y eut de la bagarre entre minuit et une heure. La nuit fut donc courte…


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4ème Jour des Etoiles du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595
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Les compagnons préférèrent de ne pas prolonger leur séjour au Dragon Vert, à la fois pour jouir d’un environnement plus reposant et mettre une prudente distance entre eux et Khellek. Ils passèrent donc toute la matinée à prospecter des auberges, hélas sans trop de succès : elles étaient pour la plupart bondées de pèlerins, et celles qui ne l’étaient pas ne disposaient plus que de suites princières au tarif prohibitif.

Ils venaient de se résigner à tenter leur chance auprès des établissements de la vieille ville, quitte à descendre en gamme, lorsque Aloïs se souvint que lors de leur arrivée l’avant-veille, le Relais de l’Habile Cocher avait eu assez de places pour proposer de les loger tous … Vérification faite, c’était encore le cas. Ils y prirent donc cinq chambres pour le tarif modérément exorbitant habituel et tant qu’à faire, leur déjeuner.

Kalen en profita pour demander discrètement à la réception de faire expédier à Eligos, aux bons soins de la Guilde des Messagers et Coursiers, un message sollicitant une entrevue privée.

Ils se séparèrent ensuite en trois groupes, les mêmes que la veille, chacun chargé d’une mission particulière.
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Mathieu et Khalil commencèrent leur après-midi par le Petit Marché. Le moine souhaitait en effet consulter les poternes où étaient affichées les annonces publiques afin de voir si le Temple de la Lune Noire avait fait proclamer l’organisation prochaine d’un tournoi. Il n’en était rien.

Ils se dirigèrent ensuite vers le Temple de Pélor, situé dans la ville haute. Compte tenu du fait que cette divinité était d’origine flannae, tout comme le clan Cuncullach Beor’Gallillach dont ils avaient hérité du destin héroïque au travers d’Alastor Land, ils avaient le faible espoir que son clergé détienne des informations encore inédites sur l’Age de la Mort Rampante. Ils demandèrent donc à rencontrer un prêtre particulièrement érudit en matière de légendes du peuple flannae dans l’intention de lui exposer leur cas.

Note du MJ:
Pélor est une divinité majeure du panthéon flannae, dédiée au soleil, à la lumière, à la guérison et à la force. Son culte est très répandu, bien au-delà des limites de son ethnie d’origine.

Ils ne furent que modérément surpris d’apprendre de leur interlocuteur que cette même question lui avait déjà été soumise par les supérieurs de Mathieu plus d’un mois auparavant. Il leur confirma également que si une telle légende avait un jour existé, elle avait hélas sombré depuis dans les profondeurs de l’oubli.

Ils l’interrogèrent également sur le déroulement des combats dans les Collines-aux-Cairns. Là encore, leur interlocuteur ne put que leur répéter ce que Mathieu avait déjà appris de sa hiérarchie l’avant-veille, à savoir que la situation était désormais sous contrôle : bien qu’ayant eu une bonne semaine pour se multiplier de façon explosive avant que le dispositif ne soit en place, les morts-vivants avaient pu être contenus, et leur éradication n’était plus qu’une question de temps, sans doute quelques semaines. En réponse à leurs questions, il leur confirma un peu sèchement que rien de nouveau n’avait été appris sur leur mode de « reproduction », son culte n’ayant pas le moins du monde l’intention de se lancer dans des expérimentations in vivo : ce n’était pas le genre de la maison.

Enfin, ils interrogèrent le prêtre sur la possibilité d’identifier par magie la provenance des fioles de céramique utilisées pour disséminer des vers parmi les hommes-lézards. Il leur fut répondu que, si tant est que retrouver le fournisseur du coupable ait un intérêt, cela ne pourrait que difficilement se faire via un pouvoir de Localisation d’Objet. En effet, celui-ci n’indiquerait que le spécimen le plus proche, à savoir celui qu’ils avaient en main. Khalil acheva de ruiner les espoirs de Mathieu en faisant observer que même une fois les fioles en leur possession détruites ou éloignées, il resterait encore dans les parages celles conservées par la tribu de la branche tordue.

Cet entretien terminé, ils regagnèrent la nouvelle ville par la Porte des Nobles, avec l’intention de rendre visite au temple de Boccob. Comme cette divinité était entre autres celle des devins, ils espéraient que ses prêtres sauraient les aider à démêler l’écheveau de leur mystérieuse destinée.

Note du MJ:
Boccob l’Indifférent, aussi appelé l’Archimage des Dieux, est une divinité majeure d’origine indéterminée dont les centres d’intérêt sont la magie, les connaissances arcaniques, la voyance, la neutralité et l’équilibre. Il a pour héraut une demi-divinité du nom de Zagyg, qui ne serait autre que Zagig Yragerne, l’ancien Seigneur Maire de Greyhawk, se dissimulant derrière un habile pseudonyme depuis son ascension divine.

Lorsqu’ils arrivèrent en vue du bâtiment, ils furent les témoins d’une grande agitation. Des groupes de pèlerins discutaient avec animation dans la rue, non loin d’une forte troupe d’hommes du Guet. Un cordon de prêtres de Boccob, portant des robes pourpres brodées de signes cabalistiques, fermait l’accès au temple proprement dit. Manifestement, quelque chose avait du mettre fin aux visites.

- « Que se passe t’il ici ? » demanda Mathieu, s’adressant à un pèlerin de St Cuthbert, reconnaissable à son chapeau mou et à son gourdin.
- « Un odieux attentat ! Un hérétique a lancé quelque chose sur la dépouille du Patriarche Riggby, en proférant d’ignobles blasphèmes ! »
- « Quel genre de blasphèmes ? »
- « Oh, je n’y étais pas, mais l’on m’a dit qu’il était question de la vengeance de l’Ancien qui serait proche, quelque chose comme ça », précisa le pèlerin en crachant par terre, comme si la seule mention de l’un des sobriquets donnés à Iuz lui laissait un mauvais goût dans la bouche. « Du gibier de bûcher, pour sûr ! »
- « Et de quoi avait-il l’air cet hérétique ? Il a été arrêté ? On connaît son nom ? » le pressa Mathieu.
- « Oui, enfin pas exactement … Pas arrêté au sens où vous l’entendez. Vous comprenez, la plupart des pèlerins présents dans la salle étaient d’honnêtes gens, fidèles aux Saints Préceptes de notre culte. Ils avaient donc tous leur gourdin sacré à portée de main. Sous le coup de l’émotion, ils ne se sont pas souciés de prendre l’hérétique vivant. Tenez, voyez par vous-même : les gens du Guet ont fini de le ramasser », conclut-il en désignant du doigt un petit groupe de miliciens qui sortaient du temple en portant un gros sac.
- « Ouch… » grimaça le paladin, ne pouvant s’empêcher d’éprouver une pointe de fascination pour le courage (ou plus probablement, l’infinie stupidité) dont avait fait preuve l’auteur de l’attentat.

Ils prirent congé, laissant leur informateur discuter avec ses coreligionnaires du châtiment le plus adapté à infliger à un coupable pourtant déjà mort, et se dirigèrent vers les prêtres de Boccob qu’ils étaient venus consulter.

- « Bonjour. Je suis Mathieu, paladin d’Heironéous » se présenta l’intéressé. « Et voici Khalil, moine de Zuoken. Nous sommes en quête d’informations, et… »
- « Ah, très bien, nous vous attendions. Je suis sœur Rhiann », coupa son interlocutrice sans le laisser terminer sa phrase, avant de se retourner vers l’un des ses acolytes. « Frère ? Allez nous chercher le coffret. »
- « Hein ? Comment cela, vous nous attendiez ? » balbutia le paladin, estomaqué par une telle prescience, peu commune même au sein du clergé de Boccob. « Et de quel coffret parlez-vous ? »
- « Et bien, nous avons rassemblé tous les fragments et les avons mis dans un coffret, pour ne pas risquer de les perdre, ou que quelqu’un ne les piétine. C’est mieux pour votre enquête, non ? »
- « Ah mais non, attendez… », protesta Mathieu, commençant à réaliser qu’il devait y avoir eu un malentendu.

Mais déjà le prêtre subalterne était revenu avec le susdit coffret, qu’il ouvrit en grand pour en soumettre le contenu à leur examen : les tessons d’une fiole de verre bleuté, brisée en une vingtaine de morceaux. Le paladin en oublia momentanément ses protestations, le temps de s’assurer que cette fiole-là n’avait rien à voir avec celles qu’ils recherchaient, qui elles étaient faites de céramique. Sur le culot, le regard acéré de Khalil repéra un petit poinçon qu’ils avaient déjà vu quelque part la veille, lors de leur tournée des verriers : il en conclut que cette fiole devait être de manufacture locale.

- « Il y avait quoi, dedans ? » demanda t’il en apercevant de petites gouttes d’un liquide clair sur certains fragments.
- « Un acide puissant. Heureusement, les dommages sont insignifiants. Le corps bénéficie de multiples protections. »
- « Vous nous en voyez ravis, mais il y a erreur. Nous ne sommes pas envoyés par la Prévôté », coupa Mathieu, ne souhaitant pas abuser plus longtemps de la situation. « Notre venue n’a rien à voir avec cet attentat sur la dépouille du Patriarche Riggby ! »
- « Oh, mille excuses », s’exclama Rhiann, qui referma le couvercle du coffret avec un claquement sec puis fit signe à son subordonné de le remporter. « Vu les circonstances, quand vous avez parlé d’enquête j’ai tout de suite supposé… Enfin bref, n’en parlons plus. Que puis-je faire pour vous ? »
- « Et bien voilà… C’est un peu compliqué. Nous avons été chargés d’une sorte de quête, mais le problème est que nous ne savons pas exactement ce que l’on attend de nous... »
- « Cela semble incroyablement négligent de la part du prêtre qui vous a confié cette quête, Sire Mathieu, mais passons. Pourquoi ne pas aller lui demander des précisions ? » suggéra Sœur Rhiann, sur le ton légèrement cassant de quelqu’un qui souhaiterait bien se débarrasser d’un importun mais ne veut pas pour autant se montrer ouvertement grossier.
- « L’ennuyeux c’est que ceux qui ont initié cette quête sont morts depuis belle lurette. Voilà, nous devons arrêter un certain Héraut de la Mort Rampante, et… »
- « Ah, c’est vous ? » s’exclama la prêtresse, soudain intéressée.
- « Mais enfin, comment se fait-il que vous soyez au courant, vous aussi ? » s’étonna le paladin.
- « Qu’est ce que vous croyez ? Entre prêtres, on se parle ! Vos supérieurs ont fait appel à tous les cultes de bonne volonté lorsqu’ils ont eu des problèmes avec leurs divinations. Mais nous n’avons pas fait mieux : tous nos efforts n’ont abouti qu’aux étranges quatrains que vous devez déjà connaître. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, la Prévôté, la vraie, ne devrait plus tarder à arriver. Je n’ai vraiment que très peu de temps à vous consacrer. Une autre fois, peut-être ? »

Mathieu et Khalil prirent donc poliment congé puis regagnèrent le Relais. Comme ils y étaient arrivés les premiers, ils s’installèrent confortablement dans la salle commune pour attendre les autres compagnons.


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Les services administratifs des Arènes étaient regroupés dans deux bâtiments situés non loin du monumental colisée. Après avoir une nouvelle fois recommandé à Hélebrank de ne surtout pas intervenir dans la discussion, de peur qu’il ne réédite son exploit de la veille, Barnabé se présenta à l’entrée et demanda à rencontrer la personne en charge de la gestion des stocks. Après une courte attente, il s’avéra que celle-ci avait justement quelques instants à leur consacrer, et ils furent tous deux introduits dans une vaste salle encombrée de bureaux et d’écritoires. Une demi-douzaine de scribes y oeuvraient sous la férule d’un homme adipeux aux paupières tombantes portant une robe de fourrure qui lui donnait des airs de crapaud frileux.

- « Bonjour. Je suis le Premier Secrétaire Rostavinn. Que puis-je pour vous ? » croassa t’il.
- « Mes hommages, Maître », commença Barnabé en omettant sciemment de se présenter. « Nous sommes à la recherche d’informations sur un homme-lézard du nom de Shukak, qui aurait été gladiateur ici-même, aux Arènes, du temps où l’on y organisait encore des combats d’humanoïdes captifs. Du moins, il portait le symbole des Arènes marqué au fer rouge dans le dos. Nous souhaiterions connaître la date et les circonstances de son départ, et aussi savoir s’il a par la suite combattu en tant que gladiateur libre. »
- « Je vois... Il vous faudrait pour cela consulter nos inventaires, ainsi que les registres des combats. Cela risque toutefois de poser problème : les Jeux de Greyhawk débutent à la fin du mois prochain, et les préparatifs ne nous laissent guère de temps à consacrer à ce type de requêtes. De plus, il s’agit de documents relativement anciens, qu’il va sans doute être compliqué de retrouver dans nos archives. Vous comprenez ma difficulté, j’espère ? »
- « Parfaitement », répondit aimablement Barnabé en jaugeant du regard le premier secrétaire pour estimer son train de vie, avant de se baisser vivement comme pour ramasser quelque chose. « Tiens, c’est à vous je suppose ? Il y avait six orbes par terre, juste devant votre bureau. »
- « Oh oui, merci ! J’ai du les laisser tomber tout à l’heure. Posez-les là. Où en étais-je ? Ah oui, nous sommes complètement débordés, mais je peux sans doute demander à l’un de mes assistants de vous consacrer un peu de temps. Gauvain ! Conduis ces messieurs aux archives, et que ça saute ! »

Les registres souhaités n’étaient en définitive pas bien loin, dans les rayonnages d’une salle attenante. Le jeune Gauvain leur sortit tout ce qu’ils demandèrent, restant avec eux tout le temps nécessaire à la consultation.

L’inventaire de l’année 584 AC incluait bel et bien un homme-lézard du nom de Shukak, jusqu’à sa sortie des stocks en automne ; une mention renvoyant à un précédent registre permit également d’établir qu’il avait été acquis huit années plus tôt, à un très jeune âge. Barnabé vérifia qu’aucun autre humanoïde n’avait été libéré le même jour. La sortie d’un ogre était mentionnée la semaine suivante, mais le croisement de cette information avec le registre des combats révéla qu’il était simplement mort sur le sable de la piste. Le nom de Shukak n’apparaissait plus dans aucun des combats de l’année suivante ; manifestement, il n’avait pas poursuvi sa carrière dans les Arènes en qualité de gladiateur libre. Ne désirant pas éplucher intégralement les registres de dix années de combats, Barnabé se limita à ceux de 594 AC, juste avant que Shukak ne prenne les rênes de la tribu de la branche tordue. Là encore, il ne trouva aucune mention d’un combattant du nom de Shukak. Puis il revint en arrière pour examiner les registres antérieurs à sa libération, qui faisaient état de quelques combats à mort ayant opposé Shukak à d’autres humanoïdes, combats dont il était à l’évidence toujours sorti victorieux.

Estimant avoir fait le tour de la question, Hélebrank et Barnabé rentrèrent tout droit au Relais, rejoignant Mathieu et Khalil.


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Kalen et Aloïs se rendirent à nouveau à la Grande Bibliothèque pour poursuivre leurs recherches. Aloïs aurait souhaité en profiter pour rendre un rapide hommage à la dépouille du Patriarche Riggby, exposée juste de l’autre côté de la rue dans le temple de Boccob. Kalen réussit toutefois à le convaincre de remettre ce pieux pèlerinage à plus tard, arguant que la journée était déjà bien avancée. La foule de pèlerins qui faisait encore la queue devant l’édifice ne fit que confirmer la sagesse de cette décision.

Cette fois, Kalen décida de faire appel à un bibliothécaire pour le guider dans ses recherches, quitte à mettre la main à la bourse. Mais lorsqu’il lui expliqua qu’il était intéressé par toute légende flannae liée à une sorte d’apocalypse du nom d’Âge de la Mort Rampante ou à des vers nécromantiques, une difficulté inattendue se fit jour.

- « C’est que vous ne trouverez pas ce genre de choses dans les collections publiques. Tout ce qui est ‘‘glauque’’ est mis de côté dans les collections réservées », lui expliqua le jeune homme, en mimant les guillemets avec deux doigts de chaque main pour accentuer son propos. « Vous ne risquez pas de tomber par hasard sur le Tome de l’Ineffable Damnation au détour d’un rayonnage, par exemple. »
- « Ah bon ? Et comment fait-on pour y avoir accès, à ces collections réservées ? »
- « Et bien, sur dossier. Après étude de votre requête dûment motivée et enquête approfondie sur vos antécédents, il est possible que l’accès vous soit accordé. Et non, il n’y pas d’option plus rapide, comme vous dites », précisa t’il en réponse à une remarque d’Aloïs, les sourcils froncés. « Les chambres fortes sont lourdement protégées par toutes sortes de pièges. »
- « Je vous assure que ce n’est pas du tout ce qu’il voulait dire, hein Aloïs ? Par contre, je suppose que la recommandation de quelqu’un de haut placé aiderait au traitement de notre dossier ? » demanda Kalen, pensant à Eligos.
- « Sans doute, surtout s’il a lui-même déjà accès aux collections réservées. En attendant, auriez-vous un autre sujet d’étude à me soumettre ? »
- « La Triade Ebène ? C’est un culte syncrétique associant Hextor, Vecna, et… »
- « Des cultes maléfiques ? Glauquissime », le coupa son interlocuteur. « Autre chose ? »
- « Vous auriez un catalogue recensant tous les poinçons utilisés par les artisans pour marquer le culot des bouteilles qu’ils fabriquent ? » proposa Aloïs. « C’est pas trop glauque comme sujet, ça ? »
- « Pour sûr, non ! Juste d’un ennui profond. Je crains que personne n’ait jamais réalisé une telle compilation, mais si je croise un prêtre de Lendor je ne manquerai pas de lui soumettre l’idée. Rien d’autre ? »

Note du MJ:
Lendor est une divinité majeure du panthéon suélois. Prince du Temps, il est aussi le dieu de l’ennui, de la patience et de l’étude. Entre autres rites, ses prêtres l’honorent en accomplissant avec zèle des tâches fastidieuses, répétitives et mortellement ennuyeuses. Ils font de merveilleux bureaucrates.

- « Et bien… La vie d’un gladiateur homme-lézard, portant a priori le nom de Shukak ? Il aurait été esclave, puis affranchi. Suite à de hauts faits, je crois. »
- « Durant quelle période ? Deuxième siècle, troisième siècle ? Et à quel endroit ? Le Grand Royaume ? l’Evêché de Médégie ? »
- « Plutôt ici, et dans les vingt dernières années », précisa Kalen.
- « Hmm… Une recherche biographique assez simple, somme toute. Très bien. Disons deux jours, dix orbes, sans garantie de résultat ? »

Après une âpre négociation, Kalen parvint à ramener ce prix à cinq orbes d’avance, plus cinq autres à obtention d’un résultat, même négatif. Le bibliothécaire put se mettre au travail, allant glaner dans les rayonnages divers traités sur l’art gladiatorial et autres biographies à la gloire de combattants des arènes. Afin d’accélérer le mouvement et n’ayant rien de mieux à faire, Kalen et Aloïs lui prêtèrent main forte, parcourant ces ouvrages en diagonale à la recherche de la moindre allusion à un homme-lézard.

Lorsqu’ils sortirent au crépuscule, ils purent eux aussi être les témoins de l’agitation aux portes du temple de Boccob et obtenir de la bouche d’un St Cuthbertien à peu près les mêmes informations que leurs compagnons, passés quelques instants plus tôt.

Kalen tenta bien de glaner quelques renseignements supplémentaires auprès d’un homme du Guet, mais celui-ci lui ordonna de circuler avec cette rugueuse autorité dont savent faire preuve les policiers de tous temps et de tous lieux lorsqu’un quidam vient la gueule enfarinée les interroger sur une enquête en cours.

Ils regagnèrent donc le Relais sans plus s’attarder, y arrivant bons derniers.
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Une fois rassemblés, les compagnons firent comme à leur habitude le point sur leurs activités de la journée. Ce bilan leur parut plutôt négatif : à tort ou à raison, ils avaient le sentiment d’avoir épuisé toutes les pistes à leur disposition et de se trouver dans une impasse.

A défaut de mieux, Barnabé pressa Mathieu de réclamer à ses supérieurs de nouvelles divinations portant sur Shukak et sur Alastor Land. Kalen ajouta qu’il serait aussi utile d’obtenir leur parrainage pour avoir accès aux collections réservées de la Grande Bibliothèque.

Lorsque Mathieu regagna ses pénates ce soir-là, il était donc porteur de multiples requêtes… dont hélas il doutait sérieusement de l’intérêt. Avant sa tournée des temples, il n’avait pas réalisé à quel point ses supérieurs avaient pris leur affaire au sérieux et remué ciel et terre à la recherche d’informations. Peut-être avait-il confondu absence de résultats probants et absence de zèle, ou eu du mal à concevoir que lui, encore simple écuyer à peine un mois plus tôt, puisse être au centre des préoccupations de son culte. Mais il avait désormais pleinement conscience des efforts déjà consentis, et la perspective d’avoir à demander audience au Parangon Jaikor Demien pour lui en réclamer d’autres ne l’enthousiasmait guère.


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4ème Jour du Soleil du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595
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C’est pourtant avec un large sourire que ses compagnons le virent revenir le lendemain matin.

- « Salut la compagnie ! J’ai du nouveau : on m’a remis hier soir un message d’Eligos. Il nous invite à déjeuner ce midi à l’Hostellerie de la Haute Tour, pour rencontrer les ‘‘amis’’ auxquels il a fait allusion avant-hier. Et il nous recommande de faire un petit effort sur la tenue vestimentaire. »
- « Qu’est ce qu’elles ont, mes braies en laine ? » protesta Aloïs. « Elles sont presque pas trouées, en plus. »
- « A mon avis, c’est juste qu’elles feraient tache dans le décor. C’est dans la ville haute, quand même. »
- « Et alors ? Je refuse de me ruiner pour un simple déjeuner ! » gronda Kalen, dont la tenue n’était guère plus raffinée.
- « Je ne suis que le messager, hein », se défendit le paladin. « Ah tiens, à ce propos : il y a un passage qui t’est plus spécialement destiné, Kalen. Eligos te fait savoir que vous pourrez à cette occasion discuter de ta demande, que je sois pendu si je sais de quoi il s’agit. Petit cachottier, va ! »

A sa grande horreur, Kalen s’aperçut qu’il avait oublié d’indiquer une adresse de retour dans le message qu’il avait fait parvenir la veille à Eligos, qui n’avait donc comme point de contact que le Sanctuaire d’Heironéous. Comme conspirateur, il avait encore quelques progrès à faire…

- « Oh, juste des histoires de mage, rien de… » balbutia t’il, avant de changer de sujet. « Enfin bref. Tes supérieurs vont-ils pouvoir nous aider pour accéder aux collections réservées de la Grande Bibliothèque, oui ou non ? »
- « Oui et non. J’en ai discuté avec le Parangon Demien. Il est d’accord sur le principe, mais le problème est que depuis l’apparition de nos zombis véreux, les places y sont chères : tout ce que la ville compte de mages et d’érudits s’y presse à la recherche d’informations. Et avant cela, suite à nos quatrains, ces collections avaient déjà été passées au peigne fin par les prêtres, tant les nôtres que ceux de cultes alliés. Pourquoi ne pas laisser chercher tous ces braves gens ? S’il y a quelque chose, ils trouveront. »
- « Et pourquoi on n’aurait pas la priorité, étant donné qu’on est porteurs de cette fichue destinée héroïque ? » protesta Kalen.
- « Comme tu veux, c’est juste que cela me semble une perte de temps. Autre chose : c’est idiot, j’avais complètement oublié ce détail, mais le Parangon m’a rappelé que normalement, le résultat d’une Communion est une réponse par oui ou par non à une question, pas des quatrains bizarres. Autrement dit, il ne suffit pas d’évoquer un vague sujet pour obtenir un flot d’informations utiles. Il est disposé à nous aider, mais il faudrait qu’on ait des questions précises à poser sur Shukak ou sur Alastor. Et qu’elles soient utiles aussi, parce que cela coûte tout de même dans les cinq cent orbes en encens et offrandes diverses à chaque fois. »

Les compagnons en restèrent là. Une partie de leur matinée fut consacrée à l’achat d’habits neufs, de bonne qualité à défaut d’être luxueux. Par politesse, Mathieu et Kalen firent ensuite un détour par le Collège Gris afin de faire savoir à l’assistant de recherche en théologie avec lequel rendez-vous avait été pris que ses services ne seraient plus requis. Puis ils se dirigèrent tous ensemble vers le Quartier des Jardins dans la ville haute.

L’Hôtellerie de la Haute Tour était un bâtiment coquet mais sans prétention, situé juste à côté du temple de St Cuthbert. Sa principale caractéristique architecturale était la tour ronde coiffée d’un toit conique fuselé qui ornait sa façade. Un maître d’hôtel les accueillit à la porte, puis un domestique en livrée les précéda jusqu’à un étage de la tour, s’éclipsant aussitôt la porte ouverte.

Celle-ci donnait sur un salon particulier, dont l’arrondi parfait des murs n’était rompu que par une élégante cheminée et une petite alcôve fermée par un rideau. Un buffet de mets raffinés avait été servi sur une longue table, disposée au milieu de la pièce. Un spécimen particulièrement obèse de pseudodragon, une créature reptilienne de la taille d’un gros chat à la longue queue terminée par un dard de scorpion, s’y gavait consciencieusement, mordant alternativement dans l’un ou l’autre des loukoums qu’il tenait dans chacune de ses pattes antérieures, comiquement assis sur son large postérieur. Manifestement, il avait du entrer par l’une des fenêtres, laissée ouverte pour aérer la pièce en cette chaude journée de l’été naissant.

Kalen fit signe à Khalil de baisser son bâton : à la vue de l’intrus, il s’était aussitôt mis en position de combat. Aloïs alla de suite visiter l’alcôve pour s’assurer qu’elle était bien vide. Sa seule particularité était l’étrange mosaïque aux motifs abstraits qui en recouvrait le sol.

- « Bonjour, moi c’est Barnabé », se présenta le hobniz en s’avançant vers le buffet et son occupant. « Tu es venu seul ? »
- « Non, je suis juste en avance. J’avais trop faim », lui répondit le petit reptile d’une voix nettement féminine. « Moi c’est Edwina. Goûte les crevettes, là-bas. Elles sont excellentes. Mais elles arrachent. ».

Barnabé se fit la remarque que la pseudodragonne avait une prononciation surprenamment claire pour quelqu’un qui avait la bouche aussi pleine, avant de réaliser qu’il ne l’entendait que dans sa tête. Il commençait déjà à la trouver très sympathique : quelqu’un qui comme lui pensait qu’il manquait un repas entre le petit déjeuner et le déjeuner ne pouvait qu’avoir un bon fond.

- « Tu es avec un mage ? »
- « Si c’est une proposition, je te préviens, je suis déjà prise… »
- « Non, rien de tel. Je voulais juste savoir si ton… partenaire allait bientôt arriver. De qui s’agit-il, au juste ? »
- « Tu verras bien, cela ne devrait plus être long. On est bien dans la salle louée par Eligos ici, hein ? Je ne me suis pas encore trompé de buffet ? » demanda t’elle en lançant des regards affolés de droite et de gauche.

Le temps pour Barnabé de la rassurer sur ce point, leur hôte fit justement son entrée, saluant brièvement les compagnons. Comme il ne semblait pas s’étonner ou s’inquiéter de la présence du pseudodragon, ceux-ci supposèrent qu’il devait s’agir de son familier et s’abstinrent de tous commentaires, discrétion qu’Eligos leur rendit bien, se contentant de lever un sourcil à la vue de la tenue franchement négligée de certains d’entre eux.


Un léger courant d’air souleva soudain le rideau de l’alcôve, annonçant l’arrivée des derniers convives. En sortirent deux magnifiques jeunes femmes en robe de soirée, bras dessus bras dessous : l’une était blonde comme le jour, avec de magnifiques yeux violets et un teint pâle trahissant une ascendance suéloise de pure souche ; l’autre avait une longue chevelure aile-de-corbeau rehaussée de fleurs d’argent étincelantes.

Kalen connaissait de vue la seconde, pour l’avoir aperçue à la table des professeurs lors du dîner solennel qui chaque année marquait le début des cours à l’Université des Arts Magiques. Elle enseignait à des étudiants d’un niveau bien supérieur au sien une matière dont il n’était même pas sûr d’avoir compris l’intitulé.

Eligos se chargea aussitôt des présentations :

- « Messieurs, voici Dame Marial, accompagnée de sa maîtresse en magie Dame Jallarzi Sallavarian », dit-il en s’inclinant vers la brune, puis vers la blonde.

Cette annonce fit l’effet d’une bombe. A l’exception notable d’Hélebrank, même les compagnons les moins au fait des affaires du monde connaissaient de réputation Dame Jallarzi, la plus jeune des membres du célébrissime Cercle des Huit fondé par des sommités telles que Mordenkainen, Bigby ou Otto, elle-même une archimage émérite et une cousine éloignée du Duc d’Urnst.

- « Enchantée », répondit Jallarzi avec un sourire éclatant une fois qu’Eligos eut achevé les présentations par l’énumération des noms des compagnons. « Je vois que vous avez fait la connaissance d’Edwina ? Il faut la pardonner, c’est une incorrigible gourmande. Ses manières laissent parfois à désirer lorsqu’il est question de nourriture. Voyons, par quoi commencer ? »
- « Je vous conseille les crevettes », lui suggéra poliment Barnabé en les pointant du doigt parmi les multiples mets disposés sur la table. « Attention, elles piquent un peu. »
- « Ce n’est pas à cela que je pensais, mais ce n’est pas une mauvaise idée » acquiesça l’archimage avant de se saisir d’une assiette qu’elle commença à garnir. « J’ai plusieurs informations à vous communiquer concernant votre affaire. Commençons par la plus anecdotique : après étude, il apparaît que la version lente de vos vers n’est qu’une version lourdement modifiée de ceux que produisent les morts-vivants, de façon à en ralentir le développement et à le faire subsister pour un laps de temps indéterminé dans un liquide magique. Nous avons pu déterminer que cette modification impliquait à la fois de la nécromancie et de la magie divine. »
- « Avez-vous pu déterminer la provenance de cette magie divine ? » demanda Barnabé.
- « Hélas non, il ne s’agit que d’une trace presque imperceptible, masquée par la forte aura nécromantique que dégage le ver lui-même. Tout ce que l’on peut affirmer à ce stade, c’est qu’une divinité non identifiée intervient dans le processus. »
Elle accepta avec un hochement de tête le petit verre de vin blanc que lui tendit Eligos avant de poursuivre.
- « Autre élément pouvant être d’intérêt, nous avons trouvé mention de créatures très semblables à vos zombis véreux. En 318 AC, juste avant qu’il ne devienne Seigneur-Maire de Greyhawk, Zagig Yragerne est parti à la recherche de la fabuleuse cité de Véralos aux côtés de ses camarades de la Compagnie des Sept : Heward, Keoghtom, Nolzur, et je passe d’autres personnages tout aussi illustres. »
- « Tous devenus des légendes vivantes… » murmura Aloïs, au bord de l’extase. « Mais Véralos, c’est quoi ? Ce nom ne me dit rien. »
- « C’était une antique cité flannae, réputée pour le savoir de ses habitants. Un repaire de sages, d’érudits et de mages, en quelque sorte. Elle aurait été complètement anéantie dans des circonstances qui restent mystérieuses à ce jour. Comme elle est située dans une région très reculée, difficile d’accès, l’on avait fini par croire qu’il ne s’agissait que d’une simple légende, un conte flannae évoquant un âge d’or perdu comme il en existe tant. Jusqu’à ce que Zagig ne la redécouvre, évidemment. »
- « Une ville flannae ? Ça existe ? » s’étonna ingénument Barnabé.
- « Bien sûr. Contrairement à l’idée communément reçue, les flannae n’étaient pas, ou plutôt n’ont pas toujours été, de simples chasseurs-cueilleurs. Bien des siècles avant l’irruption des clans œridiens dans les Flanaesses, ils ont fondé de grandes civilisations, comme les royaumes de Sulm, Itar ou Tostehnca pour n’en citer que quelques uns. Le problème est que la plupart de ces civilisations ont connu des fins tragiques, et que le savoir accumulé durant cette ère s’est perdu, dilué dans la tradition orale de leurs descendants nomades, puis détruit ou dispersé par les envahisseurs suélois et œridiens. C’est pourquoi il n’est guère étonnant qu’aucun ouvrage à notre disposition ne semble mentionner une antique prophétie flannae en rapport avec votre affaire. Par contre, ce qui l’est beaucoup plus, c’est le résultat atypique des divinations effectuées, comme si les dieux eux-mêmes ne souhaitaient ou ne pouvaient aborder ce sujet. »
- « Pardon, désolée ! » s’excusa Edwina à haute voix suite à un pet tonitruant. « Il s’est entendu celui-là, hein ? »
- « Tu manges trop vite, je te l’ai dit mille fois », la gronda Jallarzi avant de reprendre le fil de son exposé. « Les chroniques officielles se bornent à faire état de leur retour triomphal près d’un an plus tard, avec un chariot plein à craquer de trésors antiques récupérés dans les ruines de Véralos. Mais les carnets de voyage de Zagig lui-même, pieusement conservés par la Guilde des Mages, racontent toute l’histoire : après une rencontre fortuite avec la dracoliche Dragotha qui faillit bien tourner au désastre, ils sont tombés plus ou moins par hasard sur les ruines de Véralos, nichées au bord du Canyon de la Faille. Elles étaient principalement peuplées de créatures d’ombre gardant farouchement les lieux. Toutefois, dans une pièce condamnée par un éboulement, ils ont du affronter des morts-vivants dont la description et les pouvoirs correspondent tout à fait aux zombis auxquels vous avez eu affaire. »
- « Très bien, mais quand bien même il y aurait eu des zombis véreux à Véralos, cela remonte à plus d’un millénaire. La piste est plus que froide », fit observer Mathieu.
- « Oui, je vous le concède. Je me contente de vous livrer toutes les informations pouvant avoir un lien avec votre affaire, même si ce lien est lointain ou d’un intérêt pratique limité : à vous de voir ce que vous en ferez. A ce sujet, je précise que parmi les trésors ramenés de Véralos par Zagig, il y avait un grimoire de la plus noire démonologie du nom de Tome du Cœur de Ténèbres. Cet ouvrage a ensuite été dérobé dans les collections réservées de la Grande Bibliothèque en 551 AC par un dénommé Eli Tomorast, un renégat ayant appartenu à une organisation de chasseurs de trésors appelée les Chercheurs. »
- « Hé, c’est pas à cette organisation qu’appartenait Khellek ? » s’exclama Aloïs. « Ou bien je confonds avec tous ces cadavres trouvés dans le Cairn-aux-Murmures ? »
- « Les deux », lui rappela Kalen.
- « Quoi qu’il en soit, Eli Tomorast a été retrouvé et vaincu par Mordenkainen et Bigby dans les profondeurs de Castel Maure en 566 AC, où il avait fondé un culte dédié à un Prince démon du nom de Kerzit. Le grimoire n’a hélas pas été retrouvé. C’est un très rare exemple d’écrit ayant survécu à la chute des antiques civilisations flannae. »

Derrière son dos, la pseudodragonne tenta discrètement de s’emparer d’un pilon de pintade en gelée.

- « Edwina lâche ça ! Je te vois ! » s’écria Jallarzi, fusillant son familier du regard jusqu’à ce qu’il renonce avec mauvaise grâce à son butin. « J’ai encore un élément à vous soumettre, qui lui est directement en lien avec votre affaire. Connaissez-vous Bucknard ? »
- « L’inventeur du Commode Havresac de Bucknard, de la Cuillère d’Infini Gruau de Bucknard et de l’Inépuisable Bourse de Bucknard ? » avança Kalen, du haut de ses très récentes connaissances en matière d’objets enchantés.
- « Lui-même », confirma la belle archimage. « Bucknard était un éternel voyageur, comme en témoigne la thématique de ses créations. Il sillonnait sans relâche la Taerre, bien au-delà des limites des terres connues des Flanaesses. En 579 AC, il est venu voir Tenser pour le mettre en garde contre un danger dont il avait sans doute eu vent durant l’un de ses voyages. Le nom qu’il lui a donné devrait vous être familier : la ‘‘Mort Rampante’’. »
- « Pour sûr ! Là ce n’est plus un lien, c’est un câble ! » s’écria Barnabé.
- « Plus personne n’a revu Bucknard depuis cette entrevue ; il semble avoir complètement disparu. En ce qui me concerne, je n’ai jamais eu le plaisir de le rencontrer. Pour tout vous dire, c’est pour le remplacer que j’ai été intronisée comme membre du Cercle des Huit deux ans plus tard. A notre connaissance, Tenser n’a jamais pu poursuivre ses investigations : entre l’invasion des Terres Boucliers et la résurgence du Temple du Mal Elémentaire durant cette même année 579 AC, puis l’insurrection fomentée par des nécromants dans le Bissel, la tentative de coup d’état d’un culte de Iuz ici-même à Greyhawk et notre affrontement désastreux contre une incarnation de Vecna les années suivantes, et pour couronner le tout le déclenchement de la Guerre de Greyhawk par l’invasion du Tehn en 582 AC, il n’a guère eu le temps de souffler. Et comme vous le savez, Tenser a été tué en 584 AC, victime de l’ignoble trahison de Rary . Il est très probable que Bucknard ait donné à Tenser plus de détails, ou même des documents, et qu’ils soient toujours conservés dans son château à Pointe-au-Mage. »
- « Pourrions-nous y avoir accès ? » demanda Barnabé, plein d’espoir.
- « Ce n’est hélas pas si simple », soupira Jallarzi. « Il se trouve que Tenser m’avait désignée comme son exécutrice testamentaire, en me confiant trois objets : un gros livre bleu contenant des instructions détaillées à suivre en cas de malheur, un sorte de bouton de porte et la Clé de Bronze des Portails, donnant accès à son château. Il l’avait enchantée sur le modèle de la Clé d’Argent des Portails, une puissante relique du demi-dieu Dalt justement utilisée par Mordenkainen pour franchir les Portes Inouvrables fermant les souterrains de Castel Maure dont nous parlions tout à l’heure. »


Quel boulot !!! Je suis vraiment admiratif ! Je ne sais pas comment se passe la partie (mais je ne doute pas que tes écrits retranscrivent bien le RP) mais tout ce travail doit être tellement immersif pour tes joueurs. C'est ça le JDR. Je ne sais pas comment tu fais pour retenir tous les noms de royaumes flannas (à part Sulm, les autres je sèche...) mais si je savais déjà que tu étais un fan de Greyhawk, je trouve que tu vas au-delà. Bravo, bravo, triple bravo.

Je suis impatient de lire la suite.

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