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110 posts. Alias of Francois BOURRIAUD.


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DIVISER POUR SAIGNER
(séance du 16 janvier 2015)

3ème Jour Libre du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595 (durant la nuit)
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Ayant retenu l’attention des compagnons, le Juge Godbert s’éclaircit la gorge avant de poursuivre.

- « Vous retournez à la tour, fort bien… Mais êtes-vous bien sûrs d’avoir une idée claire de ce que vous allez y faire ? »
- « Bien sûr ! Nous sommes invités à dîner » répondit Khalil du tac au tac.
- « Amusante boutade. Du moins, j’espère » grinça l’inquisiteur. Puis, s’adressant au hobniz : « Vous par exemple, maître Barnabé. L’on m’a rapporté qu’à plusieurs reprises vous aviez exhorté vos amis à gagner les étages aussi vite que possible. Pourriez-vous nous préciser la nature de l’objectif que vous poursuiviez ? »
- « Et bien, retrouver Dame Jallarzi, pardi ! » s’étonna le hobniz.
- « Et aussi mieux comprendre ce qui s’est passé à la tour » ajouta tout de suite Kalen, voyant leur interlocuteur grimacer.
- « Rassembler des indices sur les évènements de ce soir peut constituer un objectif valable » acquiesça le Juge. « Je suis par contre plus réservé sur la pertinence d’une recherche active de Dame Jallarzi, du moins en ce qui vous concerne. S’il ne lui était rien arrivé de fâcheux, elle serait déjà ici ; et si par malheur elle était devenue hostile, ce qui bien sûr reste à démontrer, il n’en résulterait que votre oblitération rapide. Vous n’êtes pas de taille à l’affronter, c’est un fait. Il n’y a qu’à regarder l’état dans lequel vous a mis un malheureux zombi. »

Les compagnons échangèrent des regards embarrassés, réalisant qu’ils n’avaient pas vraiment réfléchi à ce qu’ils feraient ensuite.

- « Entendons-nous bien : loin de moi l’idée de décourager les bonnes volontés. Mais je vous rappelle qu’un assaut sera donné à l’aube. Si c’est pour errer sans but, autant vous abstenir. Ne voyez-vous aucune autre raison de poursuivre votre exploration de la tour? »
- « Nous pourrions peut-être porter secours à d’autres rescapés. Comme pour Gretsa » suggéra Aloïs.
- « Excellent ! Je vous félicite d’y avoir pensé. C’est en effet une raison largement suffisante pour prendre le risque d’une nouvelle incursion. Vous me permettrez de contribuer à cet effort en précisant qu’en plus de Setsé le jardinier, dont vous connaissez déjà l’existence, est encore portée disparue une petite fille de huit ans du nom de Skye, la très jeune apprentie de Dame Jallarzi. La gouvernante vous l’aurait dit, si vous lui aviez seulement posé la question. »
- « Skye… Ce ne serait pas ce nom qu’il y avait sur le bouquin par terre, dans le couloir ? » se demanda Aloïs à haute voix.
- « Si, c’est bien cela. Et il y avait aussi une petite chaussure, taille fillette » confirma Kalen. « Ce détail a fini par nous sortir de l’esprit, au fil des combats. C’est regrettable. »
- « Comme vous dites… » soupira le Juge Godbert. « Maintenant que vous savez ce que vous avez à faire, vous pouvez tâcher de vous rendre utiles. On ne saurait vous en demander plus. »

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Sur ces paroles encourageantes, les compagnons prirent congé et rebroussèrent chemin jusqu’à l’aile nord de la tour, empruntant à nouveau l’issue de secours menant aux appartements des domestiques. Ils n’eurent aucun mal à crocheter la serrure de la chambre voisine, à savoir celle occupée par le jardinier. Ils n’y trouvèrent rien d’anormal à première vue, mais une échelle escamotable avait été laissée déployée sous une trappe ouverte au plafond.

Caillou fut envoyé là-haut en éclaireur : il rapporta vite n’avoir trouvé qu’un « vieux cadavre racorni ». En l’absence de danger, les compagnons grimpèrent l’échelle pour le rejoindre dans un vaste grenier, occupant toute la surface du bâtiment.

Jacques se chargea de l’examen post-mortem : le cadavre était celui d’un humain mâle adulte, vêtu d’habits communs mais de bonne facture, sans signes distinctifs. Au vu de l’aspect grisâtre et friable de sa chair desséchée, il conclut qu’il avait été victime de l’attaque d’une ombre. Selon toutes probabilités, il s’agissait du cadavre de Setsé qui, une fois transformé en mort-vivant, avait dû rejoindre l’un ou l’autre des groupes affrontés plus tôt dans la soirée. Un des disparus ne l’était plus.

Les compagnons retournèrent ensuite dans la tour principale, toujours embrumée, et suivirent le couloir extérieur où avaient été trouvées les affaires de Skye jusqu’à son autre extrémité, celle où ils avaient laissé inexploré un escalier descendant vers une porte verrouillée.

Avant de l’ouvrir, les compagnons firent halte pour discuter bruyamment de la tactique à adopter, rafraîchir leurs divers sorts de protection et échanger divers objets. Notamment, Khalil troqua son Anneau de chute de plume (qui ne lui servait plus guère, faisant double emploi avec ses capacités de moine) contre un Anneau de protection plus puissant porté par Aloïs ; ce détail aurait plus tard son importance.

Barnabé vint aisément à bout du Verrou de mage, laissant le passage à Khalil, immédiatement suivi par Aloïs. La porte s’ouvrait sur un couloir de quelques mètres menant à une vaste cave voûtée, encombrée d’un invraisemblable bric à brac : vieilles malles, tonneaux, planches et autres matériaux de construction. A leur grand soulagement, il n’y avait pas la moindre brume pour gêner la vision.

C’est donc très distinctement qu’ils virent un gros ours brun sortir en se dandinant de derrière une grosse barrique. Apercevant les intrus, il se dressa sur ses pattes arrière et ouvrit grand sa gueule pour les menacer de ses crocs, la bave aux lèvres. Par contre, de façon extrêmement curieuse, il n’émit pas le moindre grognement. En fait, à y bien réfléchir, il était complètement silencieux…

- « Je crois bien qu’il s’agit d’une illusion… » souffla Khalil à ses compagnons après en avoir tiré la conclusion qui s’imposait.
- « Skye, tu es là ? » demanda Aloïs à haute voix sans se préoccuper de l’ours. « On est venus te sauver. »
- « C’est vrai ? » lui répondit une toute petite voix depuis le fond de la pièce. « Vous êtes pas des méchants ? »

Une tête blonde coiffée de nattes fit timidement son apparition derrière un gros coffre de marine. Puis la fillette s’approcha, rassurée par la présence d’un prêtre de Saint Cuthbert.

Après lui avoir rendu sa chaussure manquante et vérifié qu’elle ne souffrait pas d’autres blessures qu’une paire de genoux écorchés, les compagnons commencèrent à l’interroger sur ce qu’elle avait pu voir des évènements de la soirée.

- « Ben, j’étais tout là-haut avec Tante Jally dans sa chambre… C’est pas vraiment ma tante, mais j’ai le droit de l’appeler comme ça si je travaille bien. Elle est gentille, elle me dit que je suis douée. C’est comme mon papa : il dit souvent que je suis une très intelligente petite fille. Bref, j’avais presque terminé mes leçons lorsque la voix a dit que Marial était rentrée. Je me suis dépêchée de tout ranger et je suis descendue. C’est que des fois, elle me ramène des confiseries… Mais Jally m’a dépassée dans l’escalier, elle courait vraiment très vite, et elle criait quelque chose sur Edwina qui était en danger, et il y avait aussi des cris et du bruit dans l’entrée. Je me suis doutée qu’il se passait quelque chose d’anormal, alors je suis allée me cacher dans la cave, la meilleure de toutes mes cachettes. Le hic c’est que quand j’ai voulu ressortir, parce que tout était redevenu calme, la porte était fermée. J’ai reconnu un Verrou de mage, alors j’ai su qu’il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre qu’on vienne me chercher, ou qu’il se dissipe tout seul. »
- « Et c’était quoi, cet ours ? » demanda Aloïs.
- « Ben, c’est que je ne vous connais pas. Alors quand vous êtes entrés, j’ai fait une illusion d’Ursula qui fait sa méchante. C’est l’ourse de mon père, Ursula. Elle connaît tout plein de tours. Je ne vous ai pas fait trop peur, au moins ? »

L’ayant gentiment rassurée sur ce point, les compagnons décidèrent de la conduire immédiatement en lieu sûr. Pour faire plus vite, ils prirent au plus court par le tunnel débouchant dans la grange, traversant ensuite les jardins jusqu’à rejoindre les forces de l’ordre.


Regardant autour d’eux, les compagnons aperçurent sur leur gauche, dans un coin de la pièce, une large dalle carrée de pierre blanche qui tranchait sur le plancher de bois sombre. Sur leur droite, deux portes aux serrures surlignées de l’aura bleutée d’un Verrou de mage faisaient face à trois fenêtres vitrées qui manifestement n’étaient pas conçues pour s’ouvrir.

Kalen lança son sort de Détection de la magie habituel. Outre divers exemples d’enchantements à usage domestique, du genre plaque métallique auto-chauffante ou luminaire, il trouva une aura de transmutation sur la dalle blanche, actionné par un rond jaune peint sur le mur à proximité. Un examen plus approfondi permet de l’identifier comme un effet de lévitation.

Craignant d’être en présence d’un piège aussi mortel qu’évident destiné à les écraser contre les poutres du plafond, les compagnons firent d’abord un essai en posant une cruche sur la dalle. Ils touchèrent le point jaune et furent surpris de voir la dalle blanche s’enfoncer dans le sol : c’était une éventualité à laquelle ils n’avaient pas pensé. S’approchant du trou, ils virent que trois mètres plus bas la dalle s’était arrêtée sur un sol dallé, à l’angle d’une pièce.

Envoyé en éclaireur, Caillou descendit le long du mur sur ses petites pattes ectoplasmiques et rapporta télépathiquement se trouver dans une sorte de cellier tout en longueur, large de deux mètres. Les murs latéraux portaient de nombreux rayonnages lourdement chargés de pots, boîtes, bocaux et autres denrées alimentaires, séparés par une travée encombrée de caisses, tonneaux et cagettes. Il ne s’y trouvait selon lui ni chose suspecte ni créature hostile, mais lorsque Hélebrank lui posa directement la question il dut admettre ne pas y voir grand-chose en fait, la seule lumière disponible étant celle qui tombait du puits du monte-charge. L’on y remédia aussitôt en faisant descendre une torche éternelle au bout d’une corde, et Caillou fut prié d’aller reconnaître le cellier jusque dans ses moindres recoins.

- « Aleeeeeeerte ! Aux armes ! » glapit-il, un cri télépathique qui faillit bien faire bondir Hélebrank hors de ses chausses. « Il y a une vieille dame, planquée tout au fond ! »
- « Hein ? Qu’est-ce qu’elle fait là ? »
- « Difficile à dire. Elle est juste prostrée derrière un tas de trucs, en faisant de son mieux pour étouffer ses sanglots. »
- « Tu crois qu’elle t’a vu ? »
- « Jamais de la vie » se rengorgea le psicristal, en s’aplatissant sur ses pattes de néon bleu. « Elle n’a pas pu me voir ! Je suis tapis comme le tapir dans la pampa, je me coule aussi furtif que du tofu sur un futon. Qu’est-ce que je fais, je la rabats vers vous ? »
- « Euh non, laisse tomber, reste caché. On descend. »

Hélebrank informa à voix basse ses camarades de cette découverte. Il sortait déjà une corde de son havresac lorsque Kalen, plus pragmatique ou plus au fait de la domothurgie moderne, tendit la main pour effleurer à nouveau le rond peint, ce qui fit remonter le monte-charge. Jacques et Hélebrank se portèrent volontaires pour être les premiers à descendre ; d’un commun accord, ils convinrent que ce serait plutôt le prêtre qui irait à la rencontre de la vieille dame, la vilaine trogne scarifiée du psion n’étant pas la plus indiquée pour inspirer confiance.

Il s’avança donc, et trouva effectivement une dame à la cinquantaine distinguée en robe grise et tablier blanc, le chignon gris un peu défait. Complètement affolée, elle faisait de son mieux pour se dissimuler derrière une pile de cageots de melons. Il commença par se présenter, mettant en avant sa qualité de prêtre de Saint Cuthbert, et parvint assez rapidement à la faire sortir de sa cachette.

Une fois apaisée, la vieille dame put leur expliquer qu’elle se nommait Gretsa et était au service de Dame Jallarzi en qualité de gouvernante. Plus tôt dans la soirée, elle portait au salon un plateau garni de petits fours lorsque l’on frappa à la porte. Son mari Fyorin (qui était lui majordome) était allé ouvrir : elle arriva juste à temps pour voir un inconnu le saisir à la gorge et le projeter violemment contre le mur. Epouvantée, elle s’était enfuie sans demander son reste pour aller se réfugier à la cave où elle était restée terrée depuis. Elle avait entendu des pas lourds qu’elle savait n’appartenir à aucun des membres de la maisonnée se déplacer au dessus de sa tête dans la cuisine, ce qui ne l’avait pas incité à faire une sortie avant l’arrivée des secours.

Répondant aux questions des compagnons, elle précisa en outre que les deux pièces attenantes à la cuisine étaient les logements des domestiques, à savoir elle-même et son époux, plus un jardinier du nom de Setsé. Elle leur indiqua également qu’au premier étage de la tour se trouvaient des chambres d’invités, ainsi que celle de Dame Marial, et que les appartements de Dame Jallarzi se situaient au second. Elle affirma ne connaître aucun autre accès vers les étages que les escaliers, et les assura que d’ordinaire ils étaient parfaitement accessibles et totalement exempts de la moindre toile d’araignée ; étant en charge du ménage, elle y mettait un point d’honneur. Enfin, elle pu leur confirmer qu’ils avaient été les seuls invités attendus ; elle était bien placée en sa qualité de cuisinière pour le savoir. C’est probablement parce qu’il avait du les croire en avance qu’en entendant frapper son pauvre mari était allé ouvrir la porte.

Barnabé proposa de laisser la gouvernante dans sa cave afin de poursuivre sans délais l’exploration des lieux, expliquant qu’elle y serait bien à l’abri pour attendre l’arrivée des renforts au petit matin. Aucun de ses compagnons ne fut de cet avis, estimant bien au contraire que la priorité était désormais de la conduire en lieu sûr.

Lorsqu’ils émirent le souhait de sortir de la tour sans passer par la porte d’entrée principale, Gretsa leur signala aimablement l’existence dans chacune des chambres du personnel d’une issue secrète destinée à faciliter l’évacuation en cas d’incendie.

Ils emmenèrent bien sûr avec eux le cadavre du moine. Aloïs et Kalen proposèrent de le dépouiller pour « mettre ses affaires à l’abri » de peur que d’autres voleurs ne s’en emparent, mais leurs camarades s’y opposèrent formellement par respect pour le défunt. Son matériel resta donc sans son havresac, qui lui-même resta sur son dos.

Après que Barnabé en eut crocheté la serrure à l’aide d’outils d’emprunt, Gretsa fit pénétrer les compagnons dans la chambre confortable et bien meublée qu’elle avait partagée avec son défunt mari, puis leur montra une portion carrée du mur extérieur qui, une fois déverrouillée par un mécanisme secret, s’ouvrait sur l’arrière du bâtiment, trois mètres au dessus du sol.

Une fois dehors, ils virent que le passage secret desservant la chambre voisine était clairement visible, dessinant un carré plus clair que le reste de la maçonnerie. Gretsa leur expliqua que le panneau avait été récemment remplacé et que les travaux de finition censés le dissimuler n’avaient pas encore été effectués.

Regrettant de ne pas avoir fait le tour du bâtiment plus tôt, les compagnons s’esquivèrent en file indienne le long de la butte. Ils ne tardèrent pas à rencontrer les gardes qui bouclaient le secteur. Suivant leurs indications, ils se dirigèrent vers le lieu où les responsables de l’opération avaient établi leur quartier général.

Ils y trouvèrent beaucoup de monde malgré l’heure tardive, le dispositif ayant eu le temps de s’étoffer. Etaient notamment présents Sire Gareth, commandant de la Garde de Nuit, quelques officiers du Guet et les incontournables représentants du culte de Saint Cuthbert, le Juge Godbert et l’Eradicateur Talasek.

C’est donc devant un auditoire composite et attentif que les compagnons firent le récit de leur seconde incursion dans la tour, n’omettant rien des embûches, indices et créatures hostiles rencontrés.

Ils étaient sur le point de repartir en laissant Gretsa aux bons soins des autorités lorsque Barnabé réclama des soins magiques. Mais il se trouva que cette fois, les prêtres de St Cuthbert n’étaient pas disposés à leur en faire bénéficier gratuitement (sauf en ce qui concernait Jacques bien sûr, mais il était indemne). En échange de cette faveur, le Juge Godbert les incita fortement à lui remettre pour destruction le gourdin maudit récupéré sur le prêtre tiéfelin. Jusque alors, les compagnons n’avaient pu se mettre d’accord sur son devenir, certains ayant spontanément proposé d’en faire offrande aux temples de la ville en remerciement de l’aide déjà apportée, tandis que d’autres n’avaient pu se résoudre à renoncer aux dix-huit mille pièces d’or qu’aurait rapportée sa cession pure et simple à la Bourse des Enchanteurs.

Compte tenu de l’urgence de la situation, ils n’eurent pas d’autre choix que d’accepter le marché : une remise à neuf complète en échange de cet objet maudit pour solde de tous comptes.

On les pria ensuite d’attendre un peu, le temps que soient rapportées les composantes nécessaires. Aloïs en profita pour demander ce qu’il était advenu du pâtissier chez qui Edwina s’était empiffrée de gâteaux empoisonnés, ce à quoi le Juge Godbert répondit que ses commis avaient pu être interrogés : selon eux, leur patron avait quitté la ville pour Elmshire après avoir reçu plus tôt dans la journée une missive l’appelant au chevet d’une vieille tante gravement malade. Il semblait donc pouvoir être mis hors de cause.

Grisé par ce premier succès, Aloïs demanda ensuite si Dame Marial avait pu être libérée de l’enchantement obérant ses facultés mentales, oubliant complètement que la question avait déjà été posée par Barnabé lors de leur première sortie, à peine une heure plus tôt. Le Juge voulut bien lui rappeler (en articulant bien chaque mot) qu’il était prévu que le nécessaire soit fait par les prêtres de Pélor lors de leur cérémonie de l’aube. Cette répétition eut toutefois le mérite d’apprendre aux autres compagnons que Dame Marial ne souffrait pas d’un empoisonnement, information que ni Aloïs ni Barnabé n’avaient jugé utile de leur rapporter.

Il fallut un quart d’heure pour que soit amenée une quantité suffisante de poudre de diamant, ainsi qu’un coffret plombé pour le transport du gourdin, laps de temps durant lequel Jacques et le Juge purent s’isoler pour discuter de choses et d’autres.

Rappeler à la vie le pauvre Khalil ne prit ensuite qu’une minute, plus une pour le remettre à peu près d’aplomb (du moins autant que le permettait son expérience de mort plus qu’imminente). Au final, une demi-heure après avoir évacué la tour, les compagnons étaient prêts à repartir à l’assaut. Ils allaient prendre congé lorsque le Juge Godbert les arrêta d’un geste.

« Un instant, Messieurs. Juste un mot, si vous le permettez… »


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ON A FRAPPE ?
(séance du 20 décembre 2014)

3ème Jour Libre du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595 (nuit tombée)
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De l’avis de Barnabé, il leur fallait monter le plus vite possible en haut de la tour, puisque là devait se trouver leur objectif ; toutefois, il ne précisa pas en quoi consistait celui-ci, ni par quel raisonnement il était parvenu à cette conclusion. La plupart de ses camarades s’y refusèrent, estimant plus avisé d’achever d’abord l’exploration du rez-de-chaussée pour ne pas risquer d’être plus tard pris à revers par un adversaire laissé derrière eux.

Le hobniz s’inclina donc devant la majorité, et les compagnons prirent la direction de l’aile nord où ils devinaient que devait se trouver l’office. Placé en tête de la colonne, Khalil sortit du petit couloir embrumé qui y menait pour se retrouver dans une vaste cuisine plongée dans la pénombre. De l’autre côté d’une table monumentale, l’attendait ce qui avait dû être un homme.

Vêtu d’une armure de peaux, ses yeux étaient deux puits de noirceur où brillaient des points rouges gros comme des têtes d’épingle. Sa peau grisâtre tendue sur ses os lui donnait un aspect décharné que démentait la rapidité de ses réflexes. Il courut aussitôt vers le moine, brandissant à deux mains un épais gourdin au dessus de sa tête. Ses yeux se mirent à briller plus intensément, au point de donner l’impression de laisser derrière eux une double trainée de feu.

Khalil l’accueillit dignement, d’un coup de pied sauté dans les gencives. A sa grande surprise, le mort-vivant lui sembla extrêmement résistant, comme s’il était fait de métal.

- « Il y a un problème ! » s’écria t‘il, laissant ses amis dans le brouillard (au propre comme au figuré). Puis, jugeant la précision utile, il ajouta : « Un seul, mais un gros ! »

Le bien-fondé de cette analyse se confirma avec la contre-attaque du zombi : son gourdin fusa en diagonale, rapide comme l’éclair, l’envoyant valser contre le mur et lui faisant voir trente six chandelles. Il fut heureusement assez rapide pour éviter le retour de volée, qui creusa un petit cratère dans le plâtre du mur là où s’était trouvée sa tête une fraction de seconde plus tôt.

Il fut si perturbé par la violence de cet assaut qu’il en resta planté juste dans l’entrée de la pièce, le dos au mur de brume, ce qui ne facilita pas l’arrivée des renforts.

Aloïs et Hélebrank parvinrent néanmoins à se faufiler sans recevoir de mauvais coup, prenant position de part et d’autre du moine. Le premier asséna un puissant coup sur le zombi, et constata que les pointes de son étoile du matin marquaient à peine son épiderme. Le second fit appel à toute sa concentration pour renforcer l’impact de son bâton par une puissante impulsion télékinétique.

- « Il y a un problème ! » répéta t’il en écho du moine après avoir constaté que son coup n’avait pas eu plus d’effet que s’il avait cogné un mur.

Il en fallait toutefois plus pour décourager les trois compagnons, d’autant que juste derrière eux Barnabé lança un sort de Frénésie grâce auquel ils se sentaient de taille à ne faire qu’une bouchée de leur adversaire : face à une défense invulnérable, quoi de mieux que d’attaquer plus souvent ?

Galvanisé, Khalil repartit à l’attaque, enchaînant coups de poing, coups de pied retournés et coups de coude sans le moindre résultat apparent. En retour, le gourdin manié de main de maître le frappa de plein fouet, se relevant pour décrire un moulinet dans les airs avant de s’abattre à nouveau, passant à un cheveu de sa tête rasée. Il en resta pantelant, à deux doigts de s’écrouler, mais s’interdit par fierté d’émettre la moindre plainte ou de battre en retraite.

Toujours coincé en queue de peloton dans le couloir embrumé, Jacques fit la seule chose qui lui était possible, à savoir lancer à l’aveuglette un sort de Bénédiction pour soutenir ses amis.

Suivant l’adage qui veut qu’on ne change pas une recette qui perd, Hélebrank et Aloïs continuèrent à s’acharner sur le zombi, faisant s’abattre sur lui une grêle de coups de bâton ou d’étoile du matin qui laissa quelques traces mais n’entama en rien sa combativité.

- « Je crois que les attaques contondantes ne l’affectent pas beaucoup » supposa à haute voix le psion, espérant (en vain) que cela inciterait ses compagnons à essayer d’autres tactiques.

Il eut également la présence d’esprit de se déplacer d’un pas sur le côté pour laisser de la place à ceux de ses compagnons qui étaient encore dans le couloir et ne pouvaient percevoir du combat que des bruits et de vagues silhouettes en mouvement.

Voyant cela, car il était à ce moment en lisière des brumes, Barnabé s’élança pour contourner le zombi et le prendre à revers. Il ne fut hélas pas assez agile pour éviter le coup de gourdin que celui-ci lui décocha au passage, et préféra s’arrêter pour ne pas risquer de prendre un autre mauvais coup, puis lancer l’un de ses sorts fétiches tout en restant prêt à esquiver.

- « Les Projectiles magiques ne l’affectent pas non plus ! » s’écria t’il un instant plus tard, après avoir constaté que l’impact de ses belles boules de lumière bleutée n’avait causé aucun dommage.

Il prit ensuite son air le plus inoffensif, priant pour que sa qualité de lanceur que sorts ne le fasse pas supplanter Khalil comme cible prioritaire. Ce dernier fit heureusement de son mieux pour conserver toute l’attention du zombi, le faisant lourdement tomber sur le dos en lui fauchant les jambes avant de lui bourrer les côtes de coups de pied pour faire bonne mesure. Un sac de sable aurait manifesté plus de réactions.

Bien que trop éloigné pour avoir assisté à cette scène, Kalen eut soudain l’intuition que l’ouverture qu’il attendait depuis le début du combat venait enfin de se produire. Il bondit hors du couloir, grillant la politesse à Jacques, et tira à bout portant un Projectile télékinétique : son carreau d’arbalète magiquement accéléré mais par ailleurs parfaitement ordinaire ricocha sur le cuir du zombi à terre comme sur une plaque de blindage, allant heureusement se planter dans un mur sans blesser personne.

Ignorant superbement les coups qui plurent sur lui de toutes parts, le zombi se releva et défonça d’un coup magistral tout un côté de la cage thoracique du moine, le projetant en arrière. Il alla s’écrouler aux pieds de Jacques qui, n’y voyant pas grand-chose, lui fit à tout hasard une imposition des mains pour le stabiliser, avant de l’enjamber et d’émerger enfin du brouillard.

Tandis que Hélebrank cherchait désespérément du regard un objet assez lourd pour ébranler leur adversaire, Aloïs se lança dans une nouvelle et futile volée de coups. Dans sa précipitation, peu accoutumé à l’accélération conférée par la Frénésie, il s’envoya sa propre arme dans la figure en armant un revers. La vision momentanément troublée par le choc, il devina plus qu’il ne vit la grosse armoire à épices qui vint (propulsée télékinétiquement) frapper le zombi de plein fouet, se disloquant complètement sans paraître l’incommoder outre mesure. Kalen en loupa complètement le tir de son Orbe de foudre mineure, qui alla se perdre au plafond.

Poussant un terrible rugissement, le zombi se lança à l’attaque d’Aloïs qui, sur la défensive, parvint à parer chacun de ses coups.

Changeant de tactique, Barnabé lança une Force de taureau sur Jacques qui n’avait rien demandé, d’autant qu’il n’avait aucunement l’intention d’affronter bêtement au corps à corps un adversaire qui de toute évidence était peu vulnérable aux coups. Maintenant qu’il pouvait le distinguer clairement, il en avait d’ailleurs assez vu pour l’identifier.

- « Attention, c’est un zombi ju-ju ! » prévint-il. « Ils sont coriaces ! »

Sachant maintenant qu’il avait affaire à un mort-vivant, ce qu’aucun de ses compagnons ne s’était donné la peine de préciser auparavant, il lui décocha un rayon de Lumière purificatrice en pleine poitrine, y traçant une diagonale de chair calcinée et fumante.

Ces quelques mots du prêtre suffirent à produire un déclic dans l’esprit d’Aloïs, qui jusqu’à présent s’était contenté de frapper comme un sourd avec son étoile du matin sans trop se poser de questions. C’était pourtant vrai qu’avec ses yeux rouges lumineux et sa grande vivacité ce zombi-là n’était peut-être pas tout à fait ordinaire… Il creusa sa mémoire et se souvint soudain de ce que l’on lui avait dit sur les points faibles et points forts de ce type de créatures.

Laissant tomber son arme mi-contondante, mi-perforante, il tira son épée magique et coupa proprement en deux le zombi, qui s’effondra. Ses pupilles rouges noyées de ténèbres s’éteignirent aussitôt, laissant apparaître au fond de ses orbites vides deux globes oculaires racornis, de la taille d’un grain de raisin.

Un seul coup d’œil suffisait à comprendre que Khalil était on ne peut plus mort, le thorax aussi défoncé qu’une cagette de légumes après le passage d’un char à bœufs.


Barnabé se chargea de répartir les rôles, estimant que pour aller plus loin il était indispensable de faire passer les mages devant pour détecter d’éventuels pièges magiques. Ainsi chargé de scruter les lieux avec une Détection de la magie, Kalen dut expliquer que les lieux étaient entièrement baignés d’une puissante aura de Thaumaturgie liée au sort de Sécurisation magique, ce qui risquait fort de masquer d’autres auras plus faibles. Ayant posé cette réserve, il promit de faire de son mieux, mais refusa tout net de passer le premier. C’est donc Barnabé qui ouvrit la marche, progressant pas à pas à la recherche de pièges mécaniques, suivi par Kalen, lui-même serré de près par Khalil pour assurer sa protection rapprochée.

Ils descendirent ainsi les marches, progressant sur une demi-douzaine de mètres dans un couloir étroit qui sentait le moisi avant d’arriver au pied d’un second escalier qui remontait vers une porte fermée par un Verrou magique. Toutefois, sa serrure était bien moins complexe que celle de la porte d’entrée principale, et Barnabé n’eut aucun mal à la forcer. La visibilité n’était pas meilleure de l’autre côté, mais les compagnons purent voir au sol dallé et à la légère courbure des murs qu’ils étaient de retour dans la tour proprement dite.

Les deux mages et le moine avaient à peine franchi la porte qu’une demi-douzaine d’ombres se ruaient sur eux. Mais cette fois, grâce au cri d’alarme poussé par Barnabé, les compagnons ne furent pas surpris. Kalen utilisa un sort pour figer sur place deux des trois ombres qu’il pouvait apercevoir, puis réduisit à l’état de minces filaments ténébreux une quatrième qui sortait du mur à côté de lui. Khalil distribua les coups, sautant de droite et de gauche. Quant à Barnabé, il se lança un sort de protection avant de se consacrer entièrement à esquiver les coups, sans trop de succès d’ailleurs.

Hélebrank, Aloïs et Jacques arrivèrent ensuite à la rescousse, sortant de l’escalier. Leurs invocations d’énergie positive, rayons incandescents et coups d’épée firent rapidement pencher la balance en faveur des compagnons.

Au final, seuls Kalen et Barnabé avaient été touchés par les ombres. Jacques leur rendit une partie des forces perdues avec deux autres Restaurations mineures. Toutefois, comme il se sentait encore faible, Kalen abandonna son sac à dos dans le couloir et refusa tout net de rester à l’avant du groupe, arguant que la puissante aura magique dégagée par le brouillard rendait ses détections quasiment inutiles.

Barnabé passa donc seul devant, progressant au rythme lent que lui imposaient la recherche méthodique de pièges et le lancement périodique de sorts de détection. Sur leur gauche, le couloir aboutissait rapidement à un cul de sac : un escalier percé dans le mur extérieur descendait vers une porte verrouillée magiquement, sans doute celle d’un quelconque cellier.

Ils firent demi-tour, suivant le mur extérieur dans le sens inverse des aiguilles d’une horloge. Ils avaient parcouru à peu près le quart de la circonférence de la tour lorsqu’ils trouvèrent au sol un soulier de petite fille, puis un joli livre relié de cuir pourpre portant embossé sur sa couverture l’inscription « Skye la lionne ». Kalen y jeta un œil et confirma qu’il s’agissait d’un grimoire contenant des sorts de basse magnitude avant de le confier à Hélebrank pour examen ultérieur, ne souhaitant pas avoir à le porter lui-même.

Poursuivant le long du couloir, ils aboutirent à une nouvelle porte verrouillée magiquement que Barnabé se chargea d’ouvrir, empruntant à nouveau les outils nécessaires. Dès qu’il en tourna la poignée, trois ombres surgirent du mur, prenant les compagnons complètement par surprise. Barnabé, Khalil et Jacques subirent la caresse mortelle de leurs doigts glacés avant que quiconque n’ait eu le temps de réagir.
Entendant leurs cris horrifiés, Hélebrank fonça tout droit dans le brouillard, lâchant un rayon d’énergie incandescente sur la première ombre qui croisa son chemin.

Barnabé eut la réaction inverse, battant précipitamment en retraite en emportant avec lui Culotte, cramponnée à son épaule de toute la force de ses petites serres. Ce n’est qu’une fois à bonne distance qu’il chercha une cible ; mais tout ce qu’il pouvait voir, c‘était du brouillard, parfois illuminé par les invocations d’énergie positive de Jacques ou par les Projectiles magiques de Kalen. Par défaut, il se joignit à Aloïs pour encourager de la voix ses compagnons, les exhortant à se battre avec courage.

Cela dut produire effet, car les bruits du combat cessèrent au bout de quelques secondes seulement sans qu’aucun d’entre eux ne succombe aux ombres (même si Jacques, Khalil et Hélebrank semblaient en piteux état, les jambes flageolantes).

Une fois ouverte, la porte donnait sur une pièce embrumée dont les compagnons firent le tour à tâtons. Sur leur droite, ils virent tout d’abord un escalier montant vers les étages qui, comme l’avait prédit Kalen, était obstrué du sol au plafond par des voiles opaques de toile d’araignée. Continuant à longer le mur extérieur, ils tombèrent ensuite sur un passage menant vraisemblablement à la seconde aile accolée à la tour. Ils trouvèrent ensuite un plateau de service tombé au sol avec son succulent contenu, canapés, petits fours et autres amuse-gueules. Puis, un peu plus loin qu’une nouvelle porte verrouillée magiquement dans le mur de gauche, ils aperçurent un couloir menant tout droit à un mur étrangement translucide, derrière lequel ils reconnurent l’entrée principale, celle par laquelle ils étaient arrivés initialement. Ce qu’ils avaient alors pris pour un mur sur leur gauche n’était en fait qu’une illusion.

Cette fois, ils ne manquèrent pas de voir une large tache de sang sur le mur, juste en face de la porte. Ils ne l’avaient pas aperçue lors de leur premier passage, probablement parce qu’elle était située en hauteur, à plus de deux mètres du sol, et que leur attention avait plutôt été focalisée sur ce dernier.

Hélebrank alla aussitôt vérifier le contenu de l’armoire, et y trouva un homme âgé, vêtu comme un domestique, l’arrière du crâne aplati par un choc extrêmement violent. L’envoyer s’écraser contre le mur aussi haut avait du nécessiter une force considérable.

Hélebrank proposa de compter les manteaux contenus dans l’armoire afin d’évaluer le nombre des convives présents dans la tour et donc susceptibles d’avoir été transformés en ombres, mais Khalil fit remarquer que cette méthode de recensement était d’une fiabilité douteuse au domicile d’une noble dame ayant de considérables moyens financiers : de fait, les dizaines de manteaux présents étaient sensiblement de la même taille et ne différaient que par leur coupe, leur étoffe ou leur façon. Kalen ajouta également qu’il paraissait improbable que Dame Jallarzi ait eu l’intention de discuter des secrets du Château de Tenser devant un large auditoire.

Après avoir vérifié que le Glyphe gardien qui en avait défendu l’accès avait bien été consumé, les compagnons franchirent l’arche et pénétrèrent dans un vaste salon empli de brume. Le sol était jonché de débris, de tables renversées, de canapés éventrés et autres meubles brisés. Hélebrank ne releva aucune coupure ou marque franche ; les dommages semblaient avoir été infligés à mains nues. Six statues de marbre blanc ayant elles-mêmes subi de légers dommages étaient disposées sur le pourtour de la pièce, représentant toutes l’archimage Zagig s’adonnant à diverses activités plus ou moins futiles. Au fond de la pièce, un escalier monumental montait vers un premier palier avant de se diviser en deux volées de marches donnant d’accès à l’étage supérieur. Comme le précédent, il était complètement obstrué par les toiles d’araignée.

- « Et maintenant ? On fait quoi ? » demanda Kalen.


Restait à traiter les effets débilitants de la caresse des ombres : Kalen, Barnabé et Aloïs avaient été touchés durant la mêlée, et se sentaient anormalement faibles. Jacques venait d’annoncer qu’il ne pourrait pas soigner tout le monde lorsque Kalen lui fit une proposition :

- « Euh, si je te donne un parchemin de Restauration, tu pourrais l’utiliser pour me rendre mes forces ? Sinon, j’en ai un autre de Panacée qui est pas mal aussi. Cela soigne tout, les blessures mais aussi la cécité, la confusion, l’étourdissement, l’éblouissement, la surdité, la maladie, l’épuisement, la fatigue, l’abêtissement, la folie, la nausée, l’empoisonnement, l’indisposition, le choc… »
- « Le premier suffira » répondit Jacques, s’emparant du parchemin sans attendre la fin de la récitation.

Il préféra toutefois le conserver pour plus tard, utilisant pour rendre au mage une partie de ses forces un sort de moindre puissance tiré de l’un de ses propres parchemins.

Toujours plaqués au mur pour ne pas être visibles depuis les fenêtres de l’étage, les compagnons se lancèrent ensuite dans une assez longue discussion (chuchotée) sur la meilleure conduite à tenir pour la suite. Jacques était d’avis de renoncer et de laisser faire les spécialistes, ou tout du moins d’exiger de leur part de sérieux renforts, soulignant qu’il s’agissait d’une simple question de bon sens. Hélebrank craignait qu’ils ne soient tirés comme des lapins depuis les fenêtres s’ils s’éloignaient de la tour ; il proposa donc à l’inverse de poursuivre son exploration tant que c’était encore possible. Aloïs et Barnabé s’y opposèrent, rappelant qu’ils n’étaient plus en état de faire quoi que ce soit suite au passage à tabac que leur avait infligé le moine... La question fut tranchée peu de temps après par le claquement de la porte d’entrée qui se refermait et se reverrouillait, les dix minutes précédemment annoncées par Kalen étant écoulées.

Ne s’avouant pas vaincus, Khalil, Hélebrank et Kalen montèrent au jardin pour tenter d’y trouver un autre accès, tandis que Barnabé, Aloïs et Jacques préféraient rester tapis dans l’ombre. Avec le sort approprié, Kalen eut tôt fait de déceler la présence d’une grande porte secrète dans le mur nu devant lequel s’arrêtait la piste de Dame Marial, laquelle porte donnait accès à une vaste pièce où était entreposé tout le nécessaire pour l’entretien du jardin : brouettes, outils, sacs d’engrais, etc. Il trouva par le même moyen deux autres issues secrètes à l’intérieur : une seconde porte identique à la première, s’ouvrant également sur les jardins, et une trappe au sol dont il marqua l’emplacement en déversant autour le contenu d’un sac de terreau.

Tous trois allèrent ensuite inviter leurs compagnons à les rejoindre, mais ceux-ci, boudeurs, renâclèrent à quitter leur abri au pied de la tour. Lorsque les dernières réticences furent vaincues et que tout le monde fut enfin rassemblé dans les jardins, le débat entamé plus tôt reprit de plus belle, Aloïs et Barnabé refusant de faire un pas de plus tant que leurs revendications n’auraient pas été satisfaites.

Kalen proposa ses services pour les téléporter jusqu’à l’avenue avec une Porte dimensionnelle ou les rendre invisibles, jusqu’à ce que l’on réalise que ceux qui réclamaient des soins à corps et à cris étaient aussi les plus à même de se faufiler discrètement et par leurs propres moyens jusqu’au cordon de sécurité, qui s’était reculé à bonne distance.

Ainsi fut fait : ils partirent en rampant, se glissant de buisson en buisson pour ne pas être aperçus des fenêtres de la tour. Une fois arrivés à bon port, ils se firent connaître des gardes et cherchèrent parmi eux une tête connue : la première qu’ils aperçurent fut celle du Saint Eradicateur Talasek, Fléau des Impies et bras droit armé du Juge Godbert, qui leur demanda de rendre compte de la situation.

- « Ben c’est l’enfer là dedans. Il y a de la brume partout, et puis un genre de rune magique qui rend fou, et Dame Jallarzi a complètement perdu la boule » résuma très brièvement Aloïs.
- « Vous me confirmez que c’est bien elle qui a envoyé cette Boule de feu ? Nous avons cru la reconnaître, mais à cette distance une identification positive n’a rien d’évident. »
- « Tout à fait, c’était bien elle. De là où nous étions, nous l’avons reconnue sans l’ombre d’un doute » affirma Barnabé sans hésiter.
- « Tout à fait » répéta Aloïs en opinant du chef, qui lui non plus n’avait rien vu mais était tout disposé à témoigner. « Et avant, on avait trouvé son familier, Edwina, et Marial aussi. Elles ont été empoisonnées par les petits fours, et on les a confiées à… »
- « Oui, je sais » le coupa l’Eradicateur avec un sourire froid. « Figurez-vous que je ne suis pas là par hasard. Mais vous faites erreur, Dame Marial ne souffrait pas du même mal que le pseudodragon. Ce dernier était doublement intoxiqué, par un puissant hallucinogène et par un poison mortel mais lent, absorbé au domicile d’un certain Finéas Finegoule, un pâtissier du cru. Mais en ce qui la concerne, elle a simplement été atteinte par un sort d’Abêtissement qui lui a fait perdre l’essentiel de ses facultés mentales. Seul un sort de guérison de la plus haute magnitude pourra les lui rendre : elle a été confiée au temple de Pélor, qui fera le nécessaire dès demain à l’aube. Nous pourrons alors recueillir son témoignage. »
- « Quand pouvons nous compter sur des renforts ? » demanda ensuite Barnabé, allant droit au but. « Nous voulons bien jouer un peu les éclaireurs, mais là on aurait bien besoin d’aide. »
- « Une intervention est prévue à l’aube, le temps que les spécialistes se munissent des bons sorts. C’est qu’on ne pénètre pas comme cela dans la demeure d’un archimage sans y avoir été invité, vous savez. La tour de Dame Jallarzi a la réputation d’être presque aussi bien défendue que la Guilde des Mages. »
- « Ah ? On a de la chance alors. Figurez-vous que nous étions justement invités ce soir à… » intervint Aloïs.
- « Oui, je sais aussi » coupa à nouveau l’Eradicateur.
- « Et le Cercle des Huit ? Vous savez s’ils vont venir ? » poursuivit Barnabé.
- « Aucune idée. Dame Jallarzi est leur représentante auprès de la Cité de Greyhawk. D’habitude, c’est par son entremise qu’ils peuvent être contactés. »
- « Une dernière chose : à votre avis, c’est normal que la tour soit gardée par des morts-vivants ? » demanda encore le hobniz.
- « Dame Jallarzi est une habituée du temple de Pélor » répondit simplement l’Eradicateur. « Je doute qu’elle ait confié la protection de sa tour à ce genre de créatures. »
- « Ah, d’accord. Je me disais aussi... Pourriez-vous nous soigner, avant que nous ne retournions à la tour ? Nous avons tous deux été touchés par des ombres, et… »

Sans un mot, l’Eradicateur lui fit une imposition des mains qui guérit la plus grande part des horions subis, avant de faire appel à l’un des prêtres qui participaient au bouclage du secteur pour terminer le travail.

C’est donc frais comme des gardons que Barnabé et Aloïs rejoignirent en rampant leurs compagnons. Ils leur annoncèrent qu’il leur faudrait se débrouiller seuls jusqu’au matin, mais oublièrent de mentionner le reste de leur conversation avec l’Eradicateur, notamment ce qui concernait Edwina et Marial.

Puis Barnabé voulut prendre les choses en main : mais suite à un malentendu, il se lança dans une recherche méthodique de pièges à partir du seuil, ne réalisant qu’une fois arrivé au cercle de terreau répandu autour de la trappe que ses efforts étaient parfaitement inutiles puisque ses compagnons étaient déjà passés par là, à la grande hilarité de ceux qui étaient dans le secret.

Sans perdre plus de temps, Kalen fit jouer le mécanisme secret qui déclenchait l’ouverture de la trappe. Une partie du sol se souleva, dévoilant un escalier à la pente très raide empli de brume.


Les compagnons étaient sur le point d’entrer, ayant juste attendu que Jacques, Kalen et Hélebrank se lancent divers sorts de protection, lorsque Khalil s’avisa que la pseudodragonne était inconsciente. Cela faisait maintenant quelques minutes qu’elle ne parlait plus et ne bougeait plus, mais il avait d’abord supposé que c’était là l’effet des délicieuses papouilles qu’il lui avait prodiguées sur le ventre pour aider à sa digestion. Jacques lui fit les gros yeux, lui reprochant d’avoir manqué de vigilance avec le patient confié à sa garde.

Du coup, il apparut aux compagnons qu’emmener Marial et Edwina avec eux dans la tour n’était peut-être pas une si bonne idée compte tenu de leur état de santé. Après en avoir brièvement discuté, ils décidèrent d’aller d’abord les confier au temple le plus proche, à savoir le Sanctuaire d’Heironéous, ce qui par la même occasion leur permettrait d’alerter les autorités. Ils ignorèrent les protestations de Kalen, pestant de voir son beau sort de Déverrouillage ainsi gâché, car comme il le précisa la porte ne resterait ouverte que dix minutes avant que le Verrou de mage ne se réactive.

Aussitôt dit, aussitôt fait : Aloïs jeta Marial sur son épaule et dévala à toutes jambes le chemin, accompagné par Khalil portant toujours Edwina. Jacques tenta bien de les suivre, mais il fut rapidement distancé à cause de son armure. Arrivés sur l’avenue, ils tournèrent à gauche et continuèrent à courir. Ils ne firent pas plus d’une centaine de mètres avant d’être repérés et interpelés par l’une des nombreuses patrouilles de la Garde de Nuit qui assuraient la sécurité de ce secteur huppé de la Cité. Ceux des compagnons qui étaient restés au pied de la tour entendirent les sifflets d’alarme retentir et se répondre de loin en loin, faisant converger des renforts des quatre coins de la Ville Haute.

L’arrivée d’un Jacques tout essoufflé permit heureusement de dissiper le malentendu qui commençait à naître entre les miliciens et les deux compagnons quant à leur responsabilité dans l’état pitoyable de la jeune fille qu’ils transportaient comme un paquet. Des ordres furent donnés, l’on envoya des messagers avertir qui de droit, Marial et Edwina furent emmenées au temple le plus proche pour y recevoir les soins appropriés, et les « suspects » furent rendus à la garde de leur chaperon.

Lorsque Jacques, Khalil et Aloïs regagnèrent la tour, un cordon de miliciens et d’hommes du guet était déjà en train de se déployer pour boucler le périmètre. Comme ils avaient fait relativement vite, la porte d’entrée était encore ouverte. Hélebrank et Barnabé passèrent devant, les yeux fixés sur les dalles du sol à la recherche de pièges mécaniques. La visibilité était si mauvaise qu’Aloïs et Jacques, qui fermaient la marche, ne les distinguaient même plus dans le brouillard.

Ils se trouvaient dans un couloir s’incurvant vers la droite pour épouser l’arrondi du mur extérieur, qui aboutissait quelques mètres plus loin à une large arche s’ouvrant à gauche sur l’intérieur de la tour. Face à eux, il y avait une grosse armoire vers laquelle Hélebrank, fidèle à ses habitudes, se dirigea aussitôt.

Barnabé préféra aller voir ce qu’il pouvait bien y avoir de l’autre côté de l’arche. En en franchissant le seuil, il déclencha un Glyphe gardien majeur porteur d’un sort de Confusion, passé complètement inaperçu à cause du brouillard. L’esprit des compagnons fut aussitôt assailli par un kaléidoscope d’émotions et de sensations contradictoires : Khalil et Hélebrank résistèrent, mais c’est l’esprit complètement embrumé que Jacques, Kalen, Aloïs et Barnabé durent faire face à l’assaut qui suivit.

Des ombres de forme vaguement humaine surgirent du brouillard, flottant silencieusement dans les airs ou traversant les murs. Il y en avait partout, chacun des compagnons pouvait en apercevoir au moins une ou deux à côté de lui.

Dans un éclair de lucidité, Barnabé parvint à se jeter in extremis un sort de Bouclier de force qui se révéla bien utile : sur les trois ombres qui s’en prirent à lui, une seule parvint à l’effleurer de ses doigts glacés. Son cœur rata quelques battements, et il sentit une partie de ses forces l’abandonner.

En dépit de leur état, Kalen et Aloïs comprirent instinctivement le danger et répliquèrent du mieux qu’ils pouvaient aux attaques des ombres, le premier d’une rafale de Projectiles magiques décochée à bout portant et le second d’un moulinet de sa toute nouvelle épée magique. N’ayant pas été attaqué, Jacques commença à se frapper le crâne avec son propre gourdin afin de remettre de l’ordre dans ses pensées envahies par le chaos.

En pleine possession de ses moyens mais emporté par sa fougue naturelle, Khalil eut la mauvaise idée de faucher les jambes d’une ombre pour essayer de la faire tomber au sol. Bien évidemment, son pied passa au travers sans rencontrer de résistance. Réalisant son erreur, il enchaîna de suite sur une série de coups de poing chargés de ki autrement plus efficaces.

Dans le brouillard, Hélebrank ne pouvait se fier qu’aux cris et exclamations de ses compagnons pour estimer la position et le nombre de ses adversaires, qui eux étaient totalement silencieux. Les pouvoirs de son arsenal étaient sans effet contre un ennemi invisible, à une grosse exception près…

L’onde incandescente de son Eruption d’énergie balaya le couloir et la pièce adjacente, affectant indifféremment amis et ennemis. Grâce à leurs réflexes d’une vivacité surnaturelle, Aloïs, Barnabé et Khalil s’en tirèrent sans dommages significatifs. Jacques et Kalen eurent moins de chance et subirent tous deux de très graves brûlures ; le mage s’affaissa au sol, inconscient.

Seules deux des ombres survécurent à ce traitement. L’une d’entre elles fut pulvérisée à bout portant par le Poing télékinétique de Barnabé, rendu inhabituellement agressif par son état de confusion. La seconde, proche de Khalil, succomba à une volée de coups.

Aussitôt Hélebrank se rua vers la sortie, croisant Khalil qui allait en sens inverse pour aller chercher Barnabé. Il se saisit au passage de l’un des pieds de Kalen, qu’il traîna derrière lui. A sa grande surprise, il aperçut un peu plus loin Aloïs en train de retirer son épée ensanglantée du corps inanimé de Jacques, et utilisa un pouvoir de Contrôle du corps pour lui faire jeter son arme par la porte ouverte. Comme le rôdeur parvint presque aussitôt à échapper à son emprise, il préféra s’éclipser pour mettre le mage inconscient à l’abri, le faisant basculer par-dessus la rambarde du porche pour gagner du temps (heureusement, il y avait un fourré en contrebas). Puis il appela au secours, criant à pleins poumons.

Note du MJ:
On voit là que les joueurs ne font guère attention aux blessés, qu'il s'agisse de PNJ ou d'autres PJ. Si Kalen n’avait pas fait d’excellents jets pour se stabiliser (le premier dans le couloir, le second après avoir été balancé comme un sac de patates), il aurait eu le temps de crever dans son buisson.

Il fut rapidement rejoint dehors par Aloïs, qui avait recouvré ses esprits suffisamment longtemps pour réaliser ce qu’il venait de faire, administrer les premiers soins à sa victime, puis la porter jusqu’en bas de l’escalier et l’allonger délicatement dans l’herbe.

Le troisième à sortir fut Khalil. Ayant retrouvé Barnabé très occupé à se taillader les avant-bras avec sa propre épée courte, il avait tout d’abord tenté de le guider gentiment vers la porte en l’abreuvant de paroles apaisantes. Mais comme le hobniz, se sentant vaguement menacé, avait réagi en essayant de lui enfoncer son surin dans le ventre, le moine s’était vu contraint de passer à la manière forte. L’immobilisant d’une clé de bras, il le poussa sans ménagement jusqu’à l’extérieur. La bave aux lèvres, le hobniz fou de rage se débattait (en vain) pour lui échapper.

Voyant que les compagnons se trouvaient en difficulté, deux hommes du cordon de sécurité quittèrent leur position pour leur prêter assistance, courant sur le chemin menant à la tour. Khalil et Hélebrank entendirent aussitôt une incantation, quelque part au dessus de leur tête. Levant les yeux, ils virent que l’une des fenêtres du deuxième étage était ouverte, et reconnurent la tête blonde de Dame Jallarzi qui s’y penchait.

- « Mort et destruction sur Greyhawk ! » hurla la magicienne en lâchant sur les deux hommes du Guet une grosse Boule de feu qui les réduisit à l’état de cadavres fumants au milieu d’un cercle de cendres.

De peur de subir le même sort, les compagnons se firent tous petits au pied de la tour, espérant qu’elle ne remarquerait pas leur présence. C’est donc en rampant qu’Hélebrank rejoignit le buisson de Kalen pour lui administrer enfin les premiers soins.

C’est le moment que choisit Aloïs pour perdre à nouveau les pédales : il venait de sortir une potion de soins de son sac pour la donner au prêtre toujours inconscient, mais quelque chose dans l’expression de ce dernier lui fit une impression bizarre. Sentant venir la crise. Il posa au sol sa potion et recula d’un pas. Puis, obéissant à une impulsion soudaine, il se mit à chanter « Frère Jacques » à gorge déployée, tout en se tapant la tête contre l’escalier pour battre le rythme du refrain des cloches : « ding, daing, dong ! »

Voyant cela, Khalil roua de coups Barnabé pour qu’il se tienne enfin tranquille, puis se jeta sur Aloïs pour le plaquer au sol avant qu’il ne se fasse trop mal. Le rôdeur esquiva l’attaque du moine d’un gracieux entrechat et, tirant son étoile du matin de sa ceinture dans le même mouvement, lui en administra un bon coup sur la calebasse. Revenant à la charge, ce dernier réussit à immobiliser le forcené, puis lui bourra les reins de coups de poing jusqu’à ce qu’il crie grâce, les effets du sort de Confusion s’étant enfin dissipés.

Aloïs eut un peu de mal à convaincre ses compagnons qu’il était bien redevenu lui-même : dans le doute, Hélebrank lui administra un dernier coup de bâton, et Khalil ne consentit à le relâcher que près d’une minute plus tard, après avoir dûment constaté qu’il restait durablement cohérent.

Ils s’occupèrent ensuite de ranimer Jacques, qui après avoir fait le tri entre les blessés, consacra le temps nécessaire à soigner entièrement ses propres blessures et celles de Kalen. L’une de ses baguettes de guérison y passa entièrement.


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OMBRES ET BROUILLARD
(séance du 7 novembre 2014)

3ème Jour Libre du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595 (au crépuscule)
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La soirée était belle, et à cette heure déjà tardive les lanternes multicolores disséminées dans les parcs du bien nommé Quartier des jardins étaient allumées, lui donnant un air féérique. Les compagnons musardaient le long de l’avenue des Ducs en direction de la porte du même nom, profitant de la promenade. Ils étaient pour la plupart de fort belle humeur, faisant de leur mieux pour ignorer les bougonneries de Kalen qui se plaignait de ne pas avoir eu assez de temps pour rédiger tous les parchemins magiques qu’il aurait voulu.

Cela faisait maintenant plusieurs jours que leur chaperon, un jeune prêtre de St Cuthbert du nom de Jacques Ayné, leur avait été présenté. Depuis lors, il ne les avait plus lâchés d’une semelle ; c’est donc en sa présence qu’un coursier de la Guilde des Messagers était venu la veille leur remettre une petite boîte octogonale ornée d’une étoile à huit branches, symbole du célèbre Cercle des Huit.

Comme annoncé par le dit coursier, la boîte ne s’était ouverte qu’au contact de ses six destinataires, Jacques inclus. Une Bouche magique ayant la voix mélodieuse de Dame Jallarzi Sallavarian, archimage et membre du dit cercle, leur avait annoncé l’acceptation de leur requête, les invitant à venir chez elle le lendemain pour recevoir lors d’un apéritif dinatoire les instructions, conseils et moyens d’accès nécessaires à l’exploration du Château de Tenser. Elle leur avait également recommandé de porter celui des six pendentifs contenus dans la boîte qui portait leur nom, et de ne le retirer sous aucun prétexte le temps de leur séjour.

C’est pourquoi, munis de leur équipement complet au cas où ils auraient à partir de suite, les compagnons se dirigeaient en ce début de soirée vers la demeure de Jallarzi, une tour haute de soixante mètres surmontée d’une boule de foudre bleutée visible à des kilomètres à la ronde.

Du coin de l’œil, et grâce à son nouveau familier Culotte la chouette hulotte, Barnabé aperçut au tout dernier moment une forme plonger du ciel droit sur lui. Il se baissa vivement en poussant un cri d’alarme, et son agresseur, de la taille d’une grosse volaille, passa en piaillant juste au dessus de lui avant d’aller s’écraser dans un buisson un peu plus loin.

Les compagnons n’eurent qu’à suivre ses gémissements plaintifs pour retrouver le site du crash. Comme certains l’avaient déjà deviné, il s’agissait d’Edwina, le familier en surpoids de Jallarzi. Vautrée cul par-dessus tête dans son buisson, la pseudodragonne semblait avoir des difficultés à se relever par ses propres moyens. De fait, elle avait l’air très mal en point : outre des problèmes évidents de coordination, un strabisme prononcé et une diction pâteuse, elle tenait un discours délirant, répétant sans cesse des propos incohérents où il était question de « méchants muffins au sucre », de « gentils hobnizs qui étaient ses amis », de « purée collante dans la tête », et de « peur de Jallarzi ». Elle semblait complètement ailleurs, incapable de répondre aux questions ou de fixer ses pensées sur quelque sujet que ce soit.

Jacques annonça son intention de lui lancer une Détection du poison. Cela fit ricaner certains des compagnons, d’aucuns rappelant que l’alcool était une toxine, et d’autres que le dard de scorpion situé au bout de la queue des pseudodragons était lui-même venimeux. Nonobstant les sarcasmes de ces sceptiques, cet examen permit à Jacques de déceler la présence de plusieurs toxines, et donc de confirmer qu’une substance dont il ne put hélas déterminer la nature exacte avait bel et bien été administrée à Edwina. Constatant que cette dernière ne portait aucune blessure, il conclut à un empoisonnement par ingestion et lui administra le traitement adéquat : il la fit vomir tant et plus.

Barnabé pressa ses compagnons de se rendre à la tour, car il craignait que le buffet n’ait été empoisonné et ne fasse d’autres victimes. Khalil se saisit donc de la pseudodragonne, la portant à bout de bras afin de s’épargner d’éventuelles régurgitations, et les compagnons partirent au petit trot. Arrivés au niveau du temple-pyramide de Zilchus, ils quittèrent l’avenue principale pour suivre une allée pavée montant vers la demeure de Dame Jallarzi.

Celle-ci se composait d’une grosse tour adossée à un coteau escarpé, flanquée de part et d’autre par deux ailes rectangulaires hautes d’un étage. Le chemin d’accès aboutissait au pied d’une volée de marches permettant d’accéder à un petit porche d’entrée bordé de balustrades ; curieusement, aucune porte n’y était visible, juste un mur nu. Sur leur droite, un petit chemin menait à un escalier creusé à flanc de coteau montant vers des jardins aménagés à l’arrière de la tour.

Barnabé entendit des pleurs étouffés, provenant du sommet de la butte. Il en avisa ses compagnons, puis les guida jusque dans les jardins. A l’oreille, ils n’eurent aucun mal à trouver la source des sanglots, une jeune fille brune recroquevillée en position fœtale dans un buisson fleuri. Vêtue d’une robe maculée de terre, elle avait les cheveux ébouriffés et les bras zébrés de griffures. Ils essayèrent de la calmer en lui parlant doucement, et elle releva la tête, leur montrant un visage souillé de larmes.

Les compagnons reconnurent aussitôt Dame Marial, la demoiselle de compagnie, confidente, bras droit et principale apprentie de Jallarzi Sallavarian. Le regard vide, elle les regarda quelques secondes en reniflant, puis ouvrit la bouche.

- « Bwaaananawa ! » éructa t’elle, avant d’essuyer ce qui lui coulait du nez dans la manche déchirée de sa belle robe de soirée.

Les compagnons supposèrent de suite qu’elle souffrait du même mal qu’Edwina, probablement consécutif à l’ingestion de petits fours empoisonnés. Ils se dispensèrent donc de tout examen plus approfondi, à l’exception d’Hélebrank qui usa de son pouvoir d’Empathie pour lire les émotions des deux victimes. Il constata que la pseudodragonne était en proie à la plus grande confusion, passant sans répit de l’euphorie à la tristesse en passant par la frayeur, tandis que Dame Marial ne ressentait qu’une profonde peur animale, quelque peu apaisée par la présence des compagnons qu’elle semblait vaguement reconnaître. Il n’en tira toutefois aucune conclusion particulière.

Aloïs remonta la piste de Marial au travers des massifs de fleurs, puis le long d’une allée gravillonnée avant d’aboutir au pied du pignon de l’une des ailes de la tour, un mur parfaitement nu. Aucune des deux grandes fenêtres qui s’ouvraient à l’étage ne donnait au dessus de l’endroit où s’interrompaient les traces. Qui plus est, comme il le fit observer à ses compagnons, une chute n’aurait pas manqué de laisser au sol une empreinte bien visible.

Kalen lança une Détection de la magie qui ne décela aucune aura suspecte sur le mur. Khalil était sur le point de se mettre à la recherche d’une porte secrète, mais en fut dissuadé par Aloïs et Barnabé qui rappelèrent que des vies étaient peut-être en danger et qu’il fallait faire vite. Tous suivirent le mouvement et retournèrent à la porte principale. Jacques s’occupa de Marial ; elle se laissa guider sans opposer de résistance, se cramponnant à son bras de toutes ses forces comme une petite fille effrayée.

Barnabé monta les marches et s’avança sous le porche, essayant successivement de passer au travers du mur, puis d’y trouver une portée secrète. En désespoir de cause, il finit par brandir son médaillon en énonçant à haute voix ses noms et qualités, ainsi que la raison de sa venue. Rien n’y fit.

Sans prévenir, Aloïs lança un caillou au dessus de la tête du hobniz, le faisant sursauter. Le bruit sourd produit par l’impact lui parut suspect, et il lui sembla aussi que son projectile s’était un peu enfoncé avant de rebondir. Une fois que les graines du doute eurent germé dans son esprit, il commença à apercevoir derrière l’image du mur, devenue légèrement transparente, une magnifique porte de manoir dotée d’un gros heurtoir de cuivre et d’une solide serrure surlignée de lignes bleutées d’origine manifestement magique.

Il s’avança et fit jouer par deux fois le heurtoir, produisant un claquement métallique bien sonore. Personne ne vint ouvrir, mais cette action apparemment impossible permit enfin à ses compagnons de percer l’illusion qui dissimulait la porte. Les experts en magie présents reconnurent de suite le sort de Verrou de mage jeté sur la serrure.

C’est alors qu’il se préparait à crocheter cette dernière que Barnabé réalisa qu’il n’avait plus à disposition les beaux outils que lui avaient acheté ses compagnons, les ayant confiés au défunt Mathieu de peur que sa réputation n’ait à pâtir de la possession de ce genre de matériel. Jacques lui prêta donc son Tout-outil de voyage, une curieuse tige de métal de douze centimètres de long hérissée de picots et de plaques, dont l’embout pouvait prendre par magie la forme d’une multitude d’ustensiles utiles à toutes sortes de tâches. Hélas, même ainsi équipé, il ne put venir à bout du mécanisme complexe et magiquement renforcé de la serrure.

Le hobniz essaya ensuite son tout nouveau sort de Déverrouillage, sans résultat. Kalen, qui de son côté s’était également procuré ce sort, le lança avec plus de succès : la serrure perdit ses reflets bleutés, joua avec un cliquètement audible, et le battant s’ouvrit en grand. Juste derrière, un mur de brouillard s’arrêtait net au seuil de la porte.

D’un seul coup d’œil, Kalen put assurer ses compagnons qu’il ne s’agissait ni d’un Nuage puant ni d’une Brume acide, mais bien d’une banale Brume opaque n’ayant pas d’autre propriété que de réduire la visibilité à presque rien. Puis il ajouta :

- « Les portes recouvertes d’un Mur illusoire et fermées par un Verrou magique, de la Brume opaque partout… Cela pourrait être un sort de Sécurisation magique. Il faut s’attendre aussi à des Toiles d’araignée dans toutes les cages d’escalier, et à quelques autres effets du même genre. »
- « Et ça dure longtemps, ce truc ? Tu peux le dissiper ? »
- « Oui, très longtemps, au moins une journée complète. Et pour ce qui est de le dissiper en bloc, il faudrait une Disjonction de Mordenkainen, un sort de neuvième cercle très au-delà de mes capacités actuelles. Sinon, c’est pièce par pièce, effet par effet. Autant dire que cela me coûterait un bras en énergie magique ! »


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2ème Jour de la Lune du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595 (matin)
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Lorsque les compagnons regagnèrent la surface par la même bouche d’égout qu’à l’aller, le jour était déjà levé. Pourtant, malgré l’heure matinale, ils trouvèrent le Sanctuaire d’Heironéous en pleine effervescence. Les prêtres étaient en armes, et il y avait des blessés un peu partout dans la nef, attendant leur tour pour être soignés.

Lorsqu’ils tentèrent d’expliquer les circonstances dans lesquelles Mathieu était tombé au combat, leur interlocuteur mit un peu de temps à comprendre que le « démon » auquel ils faisaient référence n'était pas la scolopendre de vingt-cinq mètres de long qui avait fait irruption dans les Arènes peu après minuit avant de ravager une partie du Quartier des Sages.

Il se rappela ensuite que Mathieu avait prévenu ses supérieurs de son intention d’aller explorer les égouts situés sous les Arènes avec ses compagnons. S’avisant d’un possible lien entre les deux évènements, il leur demanda de patienter et en référa à ses supérieurs, qui eux-mêmes en appelèrent aux autorités de la ville.

Les compagnons furent donc assez rapidement conviés à s’expliquer sur ce qu’ils avaient bien pu faire ou découvrir sous les Arènes au cours d’un interrogatoire, le premier d’une longue série. Sagement, ils ne cachèrent rien de leurs agissements.

En retour, ils apprirent ce qui s’était passé à la surface durant leur escapade souterraine. Un monstre géant, croisement obscène entre un mille-pattes obèse et une chenille rose hérissée de barbillons, avait effectivement crevé la surface de la piste des Arènes peu après minuit, gobant toutes les personnes croisant son chemin et les vomissant sous forme de zombis dans un flot de bile nécrotique.

Comme (par un heureux hasard ?) le culte de St Cuthbert surveillait les lieux, l’alerte avait pu être donnée très rapidement, permettant aux renforts adéquats de converger sur la menace depuis la Citadelle, le Guilde des Mages et les divers temples. Mais bien qu’il ne se soit écoulé qu’un quart d’heure entre l’apparition du monstre et sa destruction, le bilan était assez lourd : outre les dégâts matériels, l’on dénombrait une petite centaine de victimes, principalement des gardes des Arènes, des hommes du Guet s’étant attaqués à la créature, et de simples civils ayant eu le malheur de la rencontrer ou ayant péri dans l’effondrement d’un bâtiment.

A ce stade, le culte de St Cuthbert avait officiellement avisé les autorités des soupçons pesant sur Loris Raknian. Celui-ci demeurait toutefois introuvable, personne ne l’ayant aperçu depuis l’apparition de la créature. Il semblait avoir profité de toute cette agitation pour prendre la fuite.

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Bien préparés grâce aux indications fournies par les compagnons, une escouade de spécialistes alla faire le ménage dans le complexe souterrain. Ils bannirent le démon, forcèrent le coffre, et récupérèrent tant la dépouille corrodée de Mathieu que le zombi de Lahika Barriquaud. Ils découvrirent également sur place deux passages secrets, l’un menant aux sous-sols des Arènes, et l’autre à la cave du palais de Raknian.

Les compagnons entreprirent aussitôt de rassembler la somme nécessaire au Rappel à la vie du paladin, cédant à la Bourse des Enchanteurs la plupart des objets magiques récupérés sur le tiéfelin. Par précaution, et contre l’avis de Kalen qui en aurait bien fait l’économie, ils financèrent également un sort de Nécromancie vraie afin de demander au défunt son avis sur la question. Bien leur en prit, car à la surprise générale Mathieu déclina l’offre d’une nouvelle vie, étant par principe opposé à toutes formes d’acharnement thaumaturgique. Au lieu d’une cérémonie pour sa résurrection, les compagnons assistèrent donc à ses obsèques.

Il n’en alla pas de même pour Lahika Barriquaud, qui fut assez rapidement en mesure de témoigner que c’était bien son amant Loris Raknian qui l’avait étranglée suite à une violente dispute. Il était apparemment très sourcilleux sur tout ce qui concernait son âge et sa forme physique, et elle avait eu le tort d’émettre une comparaison peu flatteuse de trop entre ses abdominaux et ceux d’Auric, l’actuel détenteur de la Ceinture des Champions. Elle n’avait par contre (et pour cause) aucune idée de la façon dont elle avait pu se retrouver dans un temple souterrain aux mains d’un prêtre maléfique ; son dernier souvenir la situait dans sa chambre à coucher.

Par la suite, un audit poussé des comptes de Raknian finit par révéler que son excellente gestion des Arènes avait été trop belle pour être vraie : afin de pouvoir dégager les juteux bénéfices qui lui avaient valu l’estime des autorités fiscales, il avait dès le début gonflé artificiellement ses recettes par de continuels apports d’argent frais. A ceux de ses comptables qui étaient de mèche, grassement payés pour ne pas poser trop de questions, il avait affirmé puiser dans sa fortune personnelle pour s’acheter une respectabilité.

Les autorités en conclurent que Raknian avait eu partie liée avec ce culte maléfique, qui dès le départ avait probablement œuvré à sa nomination comme Grand Ordonnateur des Jeux, lui fournissant les fonds nécessaires à l’acquisition et à l’exercice de cette charge, puis aurait protégé cet investissement en infiltrant des dopplegangers au sein de diverses institutions clés pour dévier toutes les procédures internes et étouffer l’enquête sur son crime passionnel.

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Dans les jours qui suivirent, Kalen prit le temps de lire à tête reposée le livre trouvé au chevet du prêtre tiéfelin, qui était en fait composé de deux parties bien distinctes. Dans la première, dite du « testament de Kyuss », le jeune prêtre de Nérull susdit indiquait avoir reçu en révélation le « secret du Ver », lequel lui avait permis de créer des morts-vivants d’un genre nouveau. A la lecture de ce passage, les compagnons réalisèrent que les « fils de Kyuss » mentionnés dans la prophétie n’étaient autres que leurs zombis véreux, portant le nom de leur créateur.

Kyuss relatait ensuite comment, suivant une nouvelle vision prophétique, il avait pris la tête de milliers de fidèles pour les mener en exode loin de Sulm (dont il pressentait la ruine prochaine) jusque dans les lointaines jungles du sud où il fonda la Cité Sainte de Kuluth’mar (ou « Cité du Ver ») dont il devint le Prêtre-Roi. Les tribus voisines furent soumises par la force et sacrifiées en holocauste à la gloire de Nérull et de Kyuss son prophète.

Puis il évoquait sa rencontre avec un personnage désigné comme le « Ver qui marche » qui lui remit des tablettes recelant le secret de la divinité. Kyuss fit ériger une ziggurat surplombé d’un « arbre divin » en préparation de son apothéose, pour laquelle l’ensemble de la population de la cité devait faire offrande de son âme.

Commençait ensuite une seconde partie, dite du « testament des apôtres », composée d’une multitude de textes écrits par autant d’auteurs anonymes.

Le tout premier relatait l’échec de l’ascension divine de Kyuss, contrecarrée in extremis par le sacrifice d’une nation entière d’olves sauvages, qui utilisèrent leur force vitale pour ériger un rempart infranchissable autour de Kuluth’mar. Cela eut pour effet d’emprisonner Kyuss dans sa « Pierre d’Apothéose », décrite comme un obélisque d’obsidienne, et d’empêcher la fuite de ses « disciples, hérauts et rejetons ».

Le texte suivant racontait comment, bien des années plus tard, la dite Pierre d’Apothéose fut néanmoins emportée de Kuluth’mar par un certain Dragothanargaluthion jusque dans son repaire de Fussar na’vrombag (traduit du flannae, la « Faille du Grand Ver »), et comment Kyuss, bien que toujours emprisonné, le gagna lentement à sa cause pour en faire son « Premier Disciple ».

Un autre encore relatait le recrutement insidieux de nouveaux fidèles parmi les nations flannae des environs, et faisait référence à un rituel les ayant transcendés pour en faire les immortels Avolakia (ou « Peuple Elu Secret ») qui ensuite retournèrent faire œuvre de subversion dans leurs tribus d’origine, tel le ver qui ronge la pomme. Venait ensuite le récit de la guerre sainte lancée par Kyuss depuis sa prison d’obsidienne contre l’ensemble des nations flannae, afin de les soumettre ou de les annihiler. De multiples cités-états furent détruites avant qu’une puissante coalition ne triomphe de ses hordes de morts-vivants au terme d’une bataille titanesque devant la cité de Véralos.

Enfin, un long chapitre expliquait comment les divinités du panthéon flannae voulurent anéantir le culte de Kyuss en le « plongeant dans les eaux de l’oubli », et comment Nérull, qui ne s’était joint à cet effort qu’en apparence, intercéda en faveur de son ancien prêtre en rappelant à ses pairs qu’un tel acte violerait le « Pacte Divin » protégeant le libre arbitre des mortels. Les dieux effacèrent donc le souvenir de Kyuss parmi les hommes, mais durent épargner ses suivants. En contrepartie, fut créé et également épargné un clan de champions du peuple flannae destiné à les traquer et à les exterminer, le clan Cuncullach Beor’Gallillach, celui-là même dont Alastor Land avait été un lointain descendant. Pour faire bonne mesure, ce clan reçut des dieux un pouvoir décrit comme leur permettant de « chevaucher l’improbable ».

Mais la destruction de ce clan lors des invasions œridiennes laissa le champ libre aux immortels adorateurs de Kyuss, qui purent reconstituer leurs forces et préparer son apothéose sans que quiconque s’y oppose. Au final, ce qui aurait du condamner le culte de Kyuss à une lente extinction se révéla être une bénédiction déguisée grâce aux concessions arrachées par Nérull. Comme le résumait fort bien l’auteur de ce passage du Kyuss na’stari, « ainsi le manteau d’oubli qui devait nous étouffer devint notre bouclier ».

Le testament des apôtres était également truffé d’indications sur divers rituels nécromantiques puissants (et très maléfiques) propres au culte de Kyuss. Il y en avait notamment un qui indiquait par le menu comment préparer un Ulgurstasta (un gros ver mort-vivant) à l’aide d’un fragment de la Pierre d’Apothéose pour qu’il explose en une puissante décharge d’énergie nécromantique après avoir avalé et tué un « Champion du Peuple ». Cela évoqua chez les compagnons le souvenir du gros fragment de cristal noir que certains d’entre eux avaient vu flotter au-dessus de l’autel.

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Lorsqu’ils voulurent partager ces découvertes avec les autorités, les compagnons s’aperçurent assez rapidement d’un phénomène étrange. En effet, ils semblaient être les seuls à pouvoir garder en mémoire les informations contenues dans le Kyuss na’stari. Ils avaient beau expliquer et réexpliquer les informations cruciales qu’ils y avaient trouvé, leurs interlocuteurs n’en gardaient aucun souvenir dès que la conversation déviait sur un autre sujet, ou au mieux quelques minutes plus tard. Pire, ils tendaient à oublier l’existence même du livre.

Les tentatives pour contourner ce blocage furent vaines. Les divinations portant sur le livre ou son contenu obtenaient pour toute réponse le même silence anormal que celles relatives à l’Age de la Mort Rampante, ce qui en soi était un élément de réponse.

Bien que cet effet d’amnésie ne semblât pas provenir du livre lui-même, qui n’était pas magique, l’on essaya à tout hasard de le copier. Comme les scribes ordinaires étaient incapables de parvenir au bout d’une phrase sans en oublier le début, ce travail fut confié à des Serviteurs Invisibles parfaitement idiots, qui dupliquèrent le texte lettre par lettre. Il s’avéra que la lecture de ces copies était tout aussi infructueuse que celle de l’original.

Quelques copies furent expédiées très loin, au cas où cet effet d’oubli serait localisé, mais ce fut peine perdue : les messagers revinrent penauds, ayant tout oublié du motif de leur départ, quand ils n’avaient pas tout simplement égaré leur colis.

C’était d’autant plus ennuyeux que du coup, les compagnons ne pouvaient faire valoir auprès des autorités que la désastreuse libération d’un ver nécrotique géant qui avait suivi leur intervention dans les Arènes était en fait un mal pour un bien, et que les choses auraient été bien pires si le rituel avait été mené à son terme durant les Jeux de Greyhawk.

En conséquence, si on consentait à leur accorder le mérite d’avoir débusqué un mal terrible sous les Arènes, on leur reprochait aussi de ne pas avoir su le contenir, par ignorance, par accident, ou pire, par négligence. Ils commencèrent à entendre derrière leur dos des épithètes peu flatteurs, tels que « bande de Robilars », en référence au célèbre aventurier dont les imprudences avaient semé mort et désolation, jusqu’à ce que la libération de Iuz lui vaille un exil définitif.

A force de répétitions, de vérifications magiques et de prises de notes immédiates, les autorités compétentes parvinrent tout de même à la conclusion que les compagnons, de par leur qualité d’Elus du Destin, avaient accès à des informations privilégiées qu’ils étaient dans l’incapacité de partager.

Les autorités en conclurent qu’ils pouvaient encore avoir leur utilité. Sur la suggestion du Juge Godbert, « dans l’intérêt d’une meilleure coordination de leurs actions avec les autorités », on leur imposa toutefois un prêtre de St Cuthbert comme chaperon.

Note du MJ:
Soit le nouveau personnage du joureur de Mathieu, qui en avait un peu assez que ses camarades le prennent pour un benêt et se planquent derrière son dos au moindre combat...

Les compagnons durent donc effectuer eux-mêmes quelques recherches sur les prophéties. Avec la bonne connaissance de l’histoire qu’Allustan lui avait inculquée de gré ou de force, Kalen n’eut pas trop de mal à identifier les divers évènements auxquels faisaient référence les premières strophes, de l’invasion des Flanaesses par les tribus œridiennes chassées par la « Pluie de Feu sans Couleur » un millénaire auparavant, jusqu’à la trahison de Rary et de Robilar en 584 AC, le jour-même de la signature du traité de paix qui devait mettre fin aux Guerres de Greyhawk. Il ne manqua pas de relever que la cadence de ces évènements allait s’accélérant : des siècles pouvaient séparer les premiers, mais les derniers se succédaient à seulement quelques années d’intervalle.

Ils profitèrent des quelques jours de répit dont ils disposaient pour s’entrainer un peu, attendant paisiblement que leur facétieux destin ne leur fasse croiser de nouveau le chemin du culte de Kyuss. Ils se procurèrent également auprès de la Bourse des Enchanteurs une foule d’objets magiques mineurs susceptibles de leur simplifier la vie : quelques Commodes havresacs, un Carquois d’Ehlonna pour Aloïs, diverses armes et armures enchantées, etc.


Cédant aux demandes insistantes de ses compagnons, Kalen reprit le livre en main et en parcourut rapidement les premières pages. Celles-ci contenaient un récit écrit à la première personne par un certain Kyuss, se présentant comme un jeune prêtre de Nérull officiant dans la nécropole d’Unaagh, elle-même située dans les frontières de Sulm. Il en informa ses compagnons, leur précisant en outre que Sulm était un antique royaume flannae situé au cœur de ce qui était aujourd’hui le Désert Brillant dont on savait qu’il avait été subitement anéanti quelques millénaires auparavant par un cataclysme aussi soudain que mystérieux.

Captivés, ses compagnons le pressèrent de poursuivre sa lecture.

- « C’est qu’il est plutôt épais, ce bouquin… Il me faudrait plusieurs heures pour l’étudier » prévint Kalen. « On ferait peut-être mieux de remettre cela à plus tard. »
- « Et bien tu n’as qu’à lire la dernière page », lui conseilla Hélebrank. « C’est ce que je fais toujours avec les livres, ca va beaucoup plus vite. »

Kalen fut tenté d’ignorer ce conseil inepte, mais finalement s’exécuta en haussant les épaules : après tout, tant qu’à prendre une page au hasard, pourquoi ne pas choisir la dernière ?

Il n’eut pas à le regretter : en effet, le livre se terminait par un texte prophétique présenté comme écrit sous la dictée de Kyuss, énonçant les conditions de sa « seconde apothéose » et du début d’un nouvel âge :

« Une fois nos vainqueurs honnis foulés aux pieds,
Par une armée née des cendres,
Fuyant pluie brûlante et vent étouffant,

Lorsque l’empereur invisible,
De la main par lui armée,
Aura péri sans périr,

Lorsque le soleil levant déchiré,
Couché au fond de l’Enfer,
Projettera sur le monde une ombre de chagrin,

Lorsque le monarque démon emprisonné,
Jeté bas de son trône sanglant,
Verra ses fers brisés par un innocent,

Lorsqu’une cité, dans une perle noire enchâssée,
Prise dans les rets d’une reine,
Sera pêchée pour sa couronne orner,

Lorsque la clé de voûte du quadruple et double temple,
Par deux fois érigé, par deux fois chu,
Aura été détruite par ses propres forces,

Lorsque le cœur secret des maîtres invisibles,
Brisé par la trahison,
Périra écrasé par la colère de la Taerre,

Lorsque en un jour de paix,
Sous une ombre écarlate,
Frappera l’ami qui n’est pas l’ami,

Lorsque dans le sombre sein de la Taerre,
De la haine, de la rage et du savoir,
Auront été réunis les trois esprits,

Lorsque des brumes éternelles,
Au pied des tombeaux des anciens seigneurs,
Jaillira le flot grouillant de mes fils,

Lorsque sous les acclamations,
Un héros de la fosse,
M’offrira sa ville en holocauste,

Sonnera l’avènement de l’Age de la Mort Rampante. »

Le silence recueilli qui avait régné durant cette lecture à voix haute céda aussitôt la place au brouhaha, tout le monde essayant de parler en même temps.

- « Dans le mille ! » s’enflamma Aloïs. « Les trois esprits de la haine, de la rage et du savoir, cela ne vous rappelle pas la Triple Abomination, dans la mine Pierrerude ? Et les brumes éternelles ? C’est pas comme le marais avec les hommes-lézards ? »
- « Et Raknian ferait un bon candidat pour le héros de la fosse » approuva Barnabé. « Je suis d’accord, on a enfin trouvé les fameuses prophéties… Continue ta lecture, Kalen. »

Celui-ci s’exécuta sans se faire prier. Toutefois, certains des compagnons ne tardèrent pas à avoir des fourmis dans les jambes. Après quelques malheureuses minutes de patience, Mathieu et Hélebrank voulurent repartir en exploration. Barnabé protesta bien un peu, soulignant que le Kyuss na’stari était la plus importante découverte qu’ils aient faite à ce jour, mais ne parvint qu’à leur arracher une vague promesse de ne pas trop s’éloigner.

Les deux impatients sortirent donc par la seconde porte de la chambre (qu’ils laissèrent ouverte pour complaire au hobniz), puis suivirent sur quelques mètres un étroit couloir aboutissant à une petite pièce faiblement éclairée par les braises rougeoyantes d’un braséro. Sur leur gauche, une tenture à carreaux verts et noirs accrochée à une tringle métallique fixée au plafond occultait une partie de la pièce. Face à eux, un couloir exactement symétrique au leur conduisait à une nouvelle porte.

Mathieu entra et tira la tenture, dévoilant une grande alcôve. Un symbole runique tracé sur le mur du fond se mit à luire dès qu’il posa le regard dessus : en jaillit une onde de terreur magique qui malgré sa puissance laissa de marbre les deux compagnons.

Leur attention était déjà accaparée par un autre élément. Juste devant le paladin, dans une grande vasque de pierre emplie de déjections nauséabondes, se dressait une créature hideuse dont le corps grossièrement humanoïde, surmonté d’un crâne difforme et grimaçant, semblait entièrement constitué de matières putréfiées dégorgeant un jus immonde. L’on pouvait dire qu’elle puait littéralement le Mal.

- « C’est un démon ! » s’écria aussitôt Hélebrank, qui avait quelques connaissances en la matière.

La créature esquissa un geste de la main, et aussitôt un flot de brume jaillit dans la pièce, réduisant presque à néant la visibilité. Le psion, bien que suivant de près le paladin, ne distinguait plus qu’indistinctement sa silhouette. Pire encore, ce brouillard était chargé de vapeurs acides qui leur rongeaient les chairs, et épais au point qu’il en gênait leurs mouvements, comme dans un cauchemar.

Mathieu prononça rapidement une incantation, invoquant autour de lui une Protection contre le Mal. Puis il attendit l’assaut, couvrant la retraite de son camarade. Une ombre jaillit de la brume juste devant lui, et il n’eut que le temps de lever son bouclier pour repousser un premier coup.

Alertés par les bruits du combat, et effrayés par l’apparition soudaine de cette brume juste au seuil de la chambre où ils se trouvaient, leurs quatre compagnons les enjoignirent de battre en retraite. Aloïs se prépara à refermer la porte derrière eux, tandis que Kalen consacrait les quelques miettes d’énergie qui lui restaient à essayer (sans succès) de dissiper ce brouillard magique.

Mais au lieu de fuir immédiatement, Hélebrank préféra tenter un coup de dés, utilisant son Diadème de domination mineure pour ordonner au démon de « rentrer chez lui ». Ce dernier n’en fit rien ; peut-être ne comprenait-il pas le Commun, ou était tout simplement opiniâtre.

Voyant que le psion était resté, Mathieu tenta de détourner l’attention du démon en lui assénant un coup de masse. Il ne le frôla même pas, mais cette action offensive lui fit perdre le principal bénéfice de sa Protection contre le Mal. La créature lui en apporta aussitôt la démonstration, lui touchant légèrement le bras après une brève concentration. Ce simple frôlement suffit à emplir les veines du paladin d’une toxine mortelle.

Lorsque Hélebrank se décida enfin à battre en retraite, il était trop tard : doublement ralenti par son armure et par la densité de cette purée de pois, le corps ravagé par le poison, Mathieu s’écroula au sol avant de pouvoir rejoindre ses camarades.

Note du MJ:
Ce résultat hélas prévisible est la conséquence 1°) d’une stratégie imprudente des joueurs, consistant à pousser plus loin l’exploration après avoir épuisé leurs forces, en se séparant en deux groupes tant qu’à faire ; 2°) d’erreurs tactiques, car devant un adversaire inconnu, qui plus sur un terrain défavorable et même hostile, il aurait été plus judicieux de battre immédiatement en retraite ; et 3°) d’une confiance très exagérée dans le sort de Protection contre le Mal. Ce n’est pas la première fois que de tels risques inconsidérés sont pris, mais cette fois-ci il n’y a pas eu de coup de chance salvateur… Premier kill !

Aloïs vit bien passer Hélebrank, et entendit distinctement le bruit métallique produit par la chute du paladin, mais avec cette brume il n’arrivait pas à le distinguer et n’osa pas s’aventurer à sa recherche à tâtons. Après une courte hésitation, il claqua la porte et courut rejoindre ses compagnons, déjà en pleine débandade.

Ils descendirent en catastrophe le puits et ne s’arrêtèrent de courir qu’une fois arrivés dans la caverne aux pétroglyphes, où ils commencèrent à rassembler et à nouer ensemble toutes les cordes en leur possession afin de faciliter le franchissement en apnée du boyau immergé conduisant aux sous-sols des Arènes. Ils renoncèrent finalement à ce projet au bout de quelques minutes fébriles, réalisant que d’une part, si le démon les poursuivait vraiment, il les aurait déjà rattrapés ; et que d’autre part, Barnabé et Kalen ne sachant pas nager, ils avaient toutes les chances de ne pas survivre à la traversée.

Ils décidèrent donc de prendre quelques heures de repos sur place, le temps pour Barnabé de récupérer assez de mana pour lancer le sort de Respiration subaquatique qui leur permettrait de rejoindre les égouts en toute sécurité. N’étant pas jeteurs de sorts, Aloïs et Khalil furent désignés d’office pour jouer les sentinelles.


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BADER TUE !
(séance du 26 septembre 2014)

2ème Jour du Soleil du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595 (minuit passé)
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Un vent de panique bien compréhensible souffla sur les compagnons. Objectivement, leur situation n’était pas des plus favorables : sauvé in extremis, Barnabé était faible comme un chaton nouveau-né et n’avait plus la moindre miette d’énergie magique ; quant à Mathieu, Khalil et Hélebrank, après avoir affronté le prêtre tiéfelin au corps à corps et donc essuyé de plein fouet deux déferlements successifs d’énergie négative, ils étaient tous trois sérieusement blessés. En fait, seuls Aloïs et Kalen pouvaient être considérés comme en état de se battre, si l’on faisait abstraction du fait que le second n’avait que juste assez de mana pour lancer un ou deux sorts.

N’écoutant toutefois que son courage, Mathieu s’avança le bouclier à la main pour s’interposer entre ses camarades et le danger, prenant position à la porte menant au temple. Les autres firent plutôt mouvement en sens inverse, refluant pêle-mêle vers l’amphithéâtre-gymnase. Très vite, le paladin se retrouva seul dans le couloir.

Khalil se replia plus loin encore afin de vérifier que le chemin de leur retraite vers le puits n’était pas coupé, une excellente initiative qui lui assurait en outre d’avoir une longueur d’avance en cas de pépin. Hélebrank se montra littéralement constructif : après avoir vainement cherché un gros madrier pour bloquer les portes, il entreprit d’édifier une barricade en empilant des caisses dans le couloir. Les autres ne firent rien de particulier, se préparant à l’arrivée du gros monstre en engloutissant à la chaine les potions de soin pour calmer leur angoisse.

Près d’une minute s’écoula ainsi sans que rien ne vienne : ils entendirent à nouveau une sorte de feulement suraigu accompagné d’un bruit de crécelle, immédiatement suivis par une série de coups violents, de plus en plus lointains, parfois ponctués par les bruits d’un éboulement. Enfin, le silence se fit à nouveau.

N’y tenant plus, le paladin décida d’aller de l’avant et pénétra dans le temple. Il s’aperçut de suite qu’il n’entendait plus le bruit de quincaille de sa propre armure. Plus généralement, il constata qu’il ne pouvait plus émettre le moindre son, alors même que les questions et arguties de ses camarades restés dans le couloir lui parvenaient très nettement. Une sorte de sort de Silence n’affectant que les personnes présentes devait être actif dans la pièce.

Laissant prudemment sur sa gauche la double porte cloutée d’argent d’où était venu tout ce vacarme, il traversa le temple pour aller ouvrir une petite porte d’aspect plus ordinaire qui donnait sur un couloir rectiligne aboutissant quelques mètres plus loin à une nouvelle porte.

Une fois dans ce couloir, il constata qu’il pouvait de nouveau se faire entendre et en profita pour appeler du renfort. Hélebrank le rejoignit, et tous deux ouvrirent sans plus de façons la seconde porte, se retrouvant sur le seuil d’une grande chambre à coucher. Dans un coin, un brûle-parfum dispensait une douce senteur fruitée. Au centre de cette pièce carrée, un grand pilier de marbre vert sculpté pour évoquer la forme d’un grand ver annelé soutenait le plafond. Les tapisseries recouvrant les murs pour en atténuer la froideur reprenaient cette même thématique « glauque » ; l’on pouvait y voir une succession de scènes atroces où des humains périssaient sous les coups de hordes de morts-vivants ou succombaient à une infestation de vers nécrotiques.

Le reste du mobilier semblait plus ordinaire : un lit parfaitement commun, flanqué d’une très grande armoire, d’un long coffre de bois renforcé de métal et d’une petite table de chevet, sur laquelle étaient posés un livre relié de cuir, une paire de bésicles aux verres fumés, une lanterne éteinte, une cruche et un gobelet de terre cuite.

- « Hé, les gars ! Il ya un coffre ! » cria Hélebrank par dessus son épaule, certain de l’effet que produirait cette annonce.

A raison, car ses quatre camarades restés en arrière accoururent aussitôt, les poches bourrées à craquer des objets qu’ils venaient de récupérer sur le cadavre du tiéfelin.

Sans entrer dans la pièce, Hélebrank fit flotter jusque dans ses mains le livre posé sur la table de chevet. Sa reliure était faite d’un cuir très fin, doux au toucher, dont il aurait bien été incapable d’identifier la provenance s’il n’avait repéré au dos une aspérité ressemblant étrangement à un mamelon humain. Il l’ouvrit et parcourut rapidement une page ; toutefois, ne comprenant rien à ce qui était écrit, il dut se résigner à passer le relais à Kalen qui piaffait d’impatience à ses côtés en essayant de lire par-dessus son épaule.

Après examen, ce dernier déclara que la page de garde portait un titre en flannae ancien, « Kyuss na’stari », pouvant se traduire par « le dit de Kyuss » ou « la parole de Kyuss ». Ce nom n’évoquant rien à personne, Kalen mit le livre de côté pour examen ultérieur et passa plutôt aux choses sérieuses, à savoir le coffre.

Mathieu venait justement d’annoncer que, de tous les objets présents dans la pièce, seul ce dernier dégageait une aura maléfique, de forte intensité qui plus est. A y bien regarder, il avait bien un petit air louche : fait d’un bois noirci par l’âge, tout son pourtour était gravé d’une frise divisée en deux parties superposées, figurant en bas un monde souterrain grouillant de vers, dont certains perçaient la croûte terrestre pour semer la terreur à la surface parmi de nombreuses silhouettes humaines courant en tous sens.

Kalen décela sur le coffre une puissante aura de nécromancie et de thaumaturgie. Après un examen plus poussé, il comprit qu’il devait s’agir d’un piège magique au fonctionnement similaire à celui d’un Miroir d’emprisonnement : quiconque ouvrait le coffre sans y être autorisé courrait le risque d’être aspiré dans la frise, où son âme serait lentement dévorée. Affolé, il recommanda avec véhémence à ses compagnons de ne pas y toucher, et après réflexion ajouta qu’il ne fallait pas l’ouvrir du tout, même à distance.

Dans le même temps, Hélebrank avait commencé l’examen du contenu de l’armoire, s’étant fait une spécialité de la fouille de ce type de meubles. Juste derrière les habits et robes de cérémonie du tiéfelin suspendues à des cintres, il eut la surprise d’y trouver une jeune fille aux cheveux blonds platine qui le regardait fixement de ses grands yeux bleus. Il en avisa aussitôt ses compagnons, qui crurent d’abord à une blague.

La demoiselle restait là sans réaction, ne répondant à aucune de ses questions. Lorsqu’il la tira par le bras pour la faire sortir, elle se borna à faire un pas en avant pour ne pas tomber. Compte tenu de son teint pâle, de la froideur de sa peau, de sa complète passivité et de l’aura maléfique qu’elle dégageait, les compagnons finirent par déduire qu’il devait s’agir d’un bête zombi dans un état de conservation inhabituel.

Mathieu estima que sa mort ne devait pas remonter à plus de quelques heures : en effet, sa peau ne présentait pas de marbrures, et aucun voile laiteux ne ternissait encore ses yeux. Toutefois, à y regarder de plus près, il vit que son cou portait des meurtrissures violacées laissant deviner l’empreinte de cinq doigts la saisissant à la gorge. Elle semblait avoir été étranglée d’une seule main, vraisemblablement par un homme de grande taille.

Comme ce zombi femelle répondait à la description de Lahika Barriquaud, et avait d’ailleurs en y regardant de plus près un petit air de famille avec le marchand kéolandais, les compagnons s’abstinrent de le détruire. Son étonnante fraîcheur trouva vite une explication lorsque Barnabé décela sur elle l’aura nécromantique d’un sort de Parfait embaumement.

Les compagnons consacrèrent ensuite un peu de temps à essayer de deviner ce qui avait pu motiver le tiéfelin à conserver un cadavre dans son placard, au propre comme au figuré, sans parvenir à la moindre conclusion utile.


Ils attendirent encore quelques minutes, le temps que les effets de l’aura de terreur des créatures se dissipent tout à fait, puis s’engagèrent dans le couloir avec moult précautions, toutes détections dehors, laissant sur leur gauche un passage inexploré avant d’aboutir à une solide porte de chêne, étonnamment neuve.

Après examen, elle se révéla ne pas être verrouillée, juste fermée par un simple loquet de fer. Barnabé le fit basculer et tira le battant vers lui tandis que Mathieu le protégeait de son bouclier.

Ils se retrouvèrent au seuil d’une large colonnade aboutissant dix mètres plus loin à un amphithéâtre sculpté dans la roche, au centre duquel trônait un autel de pierre très simple. Sur la gauche, des étagères vermoulues s’étaient effondrées, répandant leur contenu sur le sol. Le long du mur de droite et jusqu’à l’autel étaient entassés divers appareillages, restes désarticulés de mannequins d’entrainement, caisses de pièces détachées, cibles d’archerie et autres vestiges d’une très ancienne salle d’armes. Au vu des fresques encore visibles sur les murs, Mathieu sut que les lieux étaient dédiés à Kord, une antique divinité suéloise de la compétition et de l’athlétisme. Une très forte odeur de moisi et de pourriture flottait dans l’air.

La seule issue visible était une double porte dans le mur de gauche, fermée et tout aussi neuve que celle par laquelle ils venaient d’entrer. Barnabé aperçut dans l’épaisse couche de poussière qui recouvrait le sol des traces de passages répétés entre les deux portes.

Les compagnons s’étaient déjà bien avancés dans la pièce lorsqu’Aloïs aperçut un mouvement suspect et donna l’alerte. Trois nouveaux zombis véreux jaillirent de leurs cachettes : deux sur les gradins au fond de la pièce, et un troisième beaucoup plus proche sur leur droite, vers lequel Aloïs s’avança aussitôt.

Un mort-vivant d’un autre genre fit son apparition, se relevant derrière l’autel. Mathieu reconnut de suite un Mohrg, une sorte de squelette à la cage thoracique entièrement emplie d’entrailles luisantes. Un boyau musculeux et luisant lui sortait de la bouche, tentacule grotesque dont le moindre contact pouvait paralyser sa proie.

Il n’eut toutefois pas le loisir de communiquer cette information à ses camarades. Déjà une première Boule de feu envoyée par Kalen explosait au fond de la pièce au milieu des morts-vivants, immédiatement suivie par une Boule d’énergie glaciale invoquée par Hélebrank. Bien que surpris par l’embuscade, les compagnons avaient très rapidement réagi.

Une nouvelle vague de terreur déferla sur eux lorsque les morts-vivants approchèrent. Cette fois, seul le moine y succomba tout à fait, s’enfuyant à toutes jambes pour se jeter en bas du puits et retourner se terrer dans la caverne.

Au lieu de charger les compagnons, l’un des zombis véreux se dirigea vers la double porte et en ouvrit l’un des battants. Il n’alla pas plus loin : la seconde Boule de Feu de Kalen le carbonisa sur place, de même que son congénère plus combatif.

De son côté, Aloïs eut tôt fait de réduire son adversaire en tapenade, d’autant que le sort de Frénésie lancé par Barnabé sur les compagnons augmentait grandement la rapidité de ses coups.

Le mohrg se retrouva donc rapidement isolé, entouré et sérieusement endommagé. Il avait bien tenté de paralyser le paladin, lui cinglant la face de sa langue démesurée, mais sans aucun résultat. Changeant de tactique, il prit un peu de champ afin de contraindre ses adversaires à se lancer à sa poursuite. Le seul résultat qu’il obtint fut de devenir une cible idéale pour les mages du groupe qui s’en donnèrent à cœur joie, clôturant le combat par un bouquet final digne d’un feu d’artifice.

Mathieu soigna aussitôt les quelques blessures infligées par les griffes acérées du mohrg. Dès que ce fut chose faite, Aloïs alla chercher Khalil. En attendant son retour, ses camarades se déployèrent dans la pièce, farfouillant de ci de là à la recherche de choses intéressantes, butin ou informations.

Barnabé alla plus particulièrement jeter un œil à la porte par laquelle l’un des zombis véreux avait fait mine de s’enfuir. Il vit derrière un large couloir aboutissant à une autre double porte. Etant indemne et n’ayant rien de mieux à faire, il se dissimula derrière le battant encore fermé et fit le guet.

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Moins d’une minute après la fin du précédent combat, alors que les compagnons étaient encore dispersés, Barnabé vit la porte qu’il surveillait s’ouvrir au fond du couloir, pour laisser le passage à un tiéfelin corpulent vêtu d’une cotte de mailles et armé d’un gourdin de bois noirci, portant au cou un lourd pendentif de jade représentant un crâne humain grouillant de vers.

Le hobniz donna aussitôt l’alerte, mais préféra se reculer pour lancer une Force de taureau sur Mathieu plutôt que de s’attaquer directement au nouveau venu. Celui-ci franchit rapidement le couloir et s’arrêta sur le seuil de la pièce, toisant les compagnons avec un sourire méprisant. Puis il commença une longue incantation, une main posée sur son symbole divin.

Barnabé tenta de l’interrompre à sa façon habituelle, c’est-à-dire en lui expédiant quelques Projectiles magiques. A sa grande consternation, les dards lumineux se dissipèrent en plein vol une fraction de seconde avant l’impact, sans que le tiéfelin n’ait à lever le petit doigt. Manifestement, il devait bénéficier d’une forme de résistance aux sortilèges.

Aloïs et Khalil étaient déjà sur le chemin du retour, le premier ayant aidé le second à remonter en haut du puits, lorsque les clameurs du combat leur parvinrent. Ainsi alerté, le moine concentra ses forces pour accélérer sa course, dévalant le couloir et jaillissant dans la pièce tel un carreau de baliste. Il chargea droit sur l’ennemi… et s’écrasa lamentablement sur un mur invisible deux mètres avant de l’atteindre. Le sourire du prêtre maléfique s’élargit encore.

Voyant cela, et comprenant qu’il ne pouvait s’agir d’un mur de force ordinaire puisque les Projectiles magiques de Barnabé l’avaient franchi, Hélebrank eut l’intuition géniale de se saisir télékinétiquement d’une lourde caisse et de la projeter droit sur le prêtre, le frappant en pleine poitrine. Miraculeusement, bien que contraint à reculer sous la puissance de l’impact, sa cible parvint à conserver sa concentration et continua à incanter.

Puis ce fut au tour de Kalen de réagir. Analysant rapidement la situation tactique, il aboutit à la conclusion (correcte) que leur plus gros problème provenait de ce champ de force qui empêchait leurs combattants d’approcher. Tentant le tout pour le tout, il lança donc une Dissipation de la magie en ciblant spécifiquement cette barrière plutôt que d’assurer le coup en s’attaquant sans discrimination à n’importe lequel des nombreux enchantements qui entouraient le prêtre ennemi.

Son audace fut récompensée par un coup de chance inouï : il trouva d’emblée un point faible dans la trame du sortilège, le faisant s’effondrer comme un château de cartes. Le paladin profita aussitôt de la brèche, venant au contact du prêtre tiéfelin pour lui asséner un bon gros coup de hache.

Ce dernier parvint malgré tout à achever son invocation. Un petit démon obèse aux yeux chassieux et aux oreilles tombantes apparut dans un nuage de vapeurs soufrées. Mathieu le reconnut aussitôt comme un Dretch, un démon des plus mineurs. Le prêtre lui donna un ordre dans une langue aux sonorités gutturales. L’instant d’après, un nuage de vapeurs verdâtres à l’odeur immonde envahit la pièce. Khalil fut saisi de nausées incontrôlables, se pliant en deux pour vider son estomac.

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Le tiéfelin était abasourdi par la rapidité avec laquelle son plan de bataille infaillible avait été déjoué. Bien à l’abri derrière son Cocon anti-vie, il avait pensé avoir tout loisir d’invoquer d’abord un démon mineur capable de le dissimuler aux regards et aux projectiles, le seul véritable défaut de sa cuirasse, puis d’écraser les intrus en lâchant à leurs trousses quelques démons de combat. Mais voilà que quelques secondes à peine après son entrée, il se retrouvait en fâcheuse posture, blessé, et avec pour seul soutien un malheureux Dretch. C’était eux évidemment, eux et leur puissant pouvoir.

Il envisagea un instant de libérer prématurément la précieuse créature dont il avait la charge. Hélas, quand bien même elle parviendrait dévorer les intrus, achever le rituel dans ces souterrains déserts ne servirait en rien la onzième prophétie. Des années de préparatifs s’en trouveraient réduits à néant. L’idéal serait plutôt d’en capturer un ou deux vivants, en vue d’un sacrifice ultérieur. Il serra donc les dents et poursuivit le combat par ses propres moyens, enchainant aussitôt sur un sort de Puissance divine qui restaura ses forces et augmenta ses capacités de combat.

Malgré cela, le paladin d’Heironéous qui lui faisait face dévia tous les coups qu’il tenta de lui porter avec son gourdin maudit, et il dut parer en retour plusieurs assauts. Il s’en fallut de peu qu’il ne soit sérieusement blessé. Par-dessus le marché, ce maudit mage venait de dissiper le Nuage puant invoqué par le Dretch, l’exposant à nouveau aux regards et donc aux tirs. Le sixième de ces pécores, arrivé à la suite de leur moine, en profitait pour lui décocher des carreaux d’arbalètes qui ne lui faisaient pas grand mal mais ajoutaient l’insulte à l’injure.

Le seul point positif était que dans ce couloir ses adversaires ne pouvaient l’attaquer à plus de deux de front. En outre, il avait encore un atout dans sa manche grâce aux pouvoirs sur la Mort conférés par son dieu. Il recula d’un pas et porta la main à son symbole divin, libérant autour de lui un flot craquelant d’énergie négative qui sapa les forces de ses adversaires tout en reconstituant les siennes. Il recommença une deuxième fois, et eut la satisfaction de voir ce misérable vermisseau de hobniz tomber à la renverse, à l’article de la mort. Les autres ne semblaient valoir guère mieux, il sentait la victoire à portée de main…

Il en souriait encore lorsque la hache du paladin lui défonça la poitrine, mettant fin à ses espoirs.

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Une fois ce redoutable adversaire vaincu, les compagnons épuisés se répartirent les taches, parant au plus pressé.

Khalil se chargea de faire la sentinelle. Il s’avança vers la porte d’où était sorti le prêtre tiéfelin et vers laquelle il reculait pied à pied afin de s’assurer qu’elle ne dissimulait pas d’autres dangers.

Il vit derrière une salle rectangulaire, au plafond soutenu par deux colonnes. Sur sa droite, au-dessus d’une sorte d’autel, flottait dans les airs un grand éclat de cristal noir, de la taille de l’avant-bras, entouré d’une aura pulsante de lumière verdâtre. Un rayon d’énergie crépitante en partait pour aller frapper à sa gauche une double porte dont les battants de bois étaient piquetés d’innombrables clous d’argent arrangés de façon à figurer un grand crâne grimaçant, vomissant un flot de vers par ses mâchoires ouvertes. Ce rayon semblait traverser la porte, la nimbant au passage de lumière verte. En face, il y avait une petite porte de chêne d’aspect plus commun.

Très inquiets pour Barnabé, Mathieu et Hélebrank se précipitèrent à son chevet, laissant de fait le prêtre ennemi aux bons soins d’Aloïs et de Kalen.

Bien mal leur en prit : même s’ils s’abstinrent d’égorger ce prisonnier potentiel, Aloïs ayant fini par retenir cette leçon du paladin, ils furent bien trop occupés à lui faire les poches et à inventorier ses objets magiques pour se soucier de ses blessures.

Le résultat final fut donc le même : le tiéfelin mourut d’exsanguination en moins d’une minute.

Au moment même où il poussait son dernier soupir, Khalil vit la lumière verte vaciller puis s’éteindre tout à fait. Le cristal noir tomba sur l’autel et roula au sol avec un tintement, et l’aura verte qui entourait la porte aux clous d’argent disparut. Un rugissement abominable se fit entendre de l’autre côté, accompagné d’une sorte de bruit de crécelle. Puis commencèrent les coups, si puissants qu’ils en ébranlaient les murs…

Note du MJ:
Ou comment gâcher une victoire obtenue à l'arrachée (le Dispel de Kalen avait 10 % de chances de passer, pas plus) en gros problèmes... Le prêtre n'avait pas eu le temps de lâcher Godzilla comme prévu dans le scénario lorsqu'il est bas en PV, mais le laisser crever sans le faire prisonnier pour l'interroger revient au même...


Les compagnons suivirent à la queue leu leu la paroi sur leur droite, restant sur leurs gardes. Ils furent rapidement récompensés de cette vigilance.

- « Là-bas derrière, une gelée au plafond ! » cria Barnabé, utilisant celle de ses mains qui n’était pas cramponnée à la ceinture d’Hélebrank pour expédier une volée de Projectiles magiques sur la créature.
- « Et là à gauche, un remous dans l’eau ! » ajouta Kalen, seul autre membre de la troupe à bénéficier d’une Vision nocturne et donc en mesure de voir plus loin que la zone illuminée qui les entourait sur quelques mètres.

Puis il lança une Boule de feu, juste au-dessus de l’endroit où il estimait que devait se trouver la gelée immergée. Le résultat dépassa de très loin ses espérances : à cause du gaz naturel qui stagnait dans la caverne, son sort prit des dimensions inattendues, enflant jusqu’à atteindre le double de sa taille normale. Son expansion incontrôlée ne s’arrêta qu’à quelques pas des compagnons : ceux-ci eurent très chaud, au propre comme au figuré.

Les gelées continuèrent à se rapprocher, sortant peu à peu de la pénombre. Une troisième apparut droit devant, le long de la paroi que longeaient les compagnons. Par réflexe, Mathieu sortit sa hache ; puis il se rappela que les armes tranchantes n’étaient pas recommandées, et la rengaina au profit de sa masse d’armes. Suivant son exemple, Aloïs et Khalil se tinrent prêts à réceptionner tout ce qui arriverait à leur portée.

De leur côté, les mages et assimilés faisaient feu à volonté. L’une des gelées explosa, traversée de part en part par un Rayon d’énergie incandescent d’Hélebrank. Kalen tenta de réitérer son exploit précédent en lançant une seconde Boule de feu à mi-chemin entre les deux gelées survivantes, comptant sur l’effet démultiplicateur du gaz des marais pour les atteindre toutes deux. Cela démontrait bien qu’il n’y entendait rien en alchimie, car son sort conserva une taille normale et n’en atteignit aucune, le dit gaz ayant été déjà consumé.

Khalil acheva d’une magistrale série de coups la gelée qui, ayant eu la bonne idée de s’approcher sous l’eau, avait survécu au feu roulant des mages assez longtemps pour faire surface à sa portée. Il ne resta plus en vue qu’un autre spécimen, celui qui leur venait en face.

Désireux de participer au massacre, Hélebrank s’écarta de quelques pas du groupe pour avoir un meilleur angle de tir et réduire la portée. Ne lui restait plus qu’à trouver un objet susceptible de convenir à son pouvoir de Projection télékinétique… N’en voyant aucun flotter à portée de main, il se rabattit par défaut sur un carreau d’arbalète tiré de l’un des carquois qu’il portait toujours à la ceinture.

Ce choix s’avéra peu judicieux : non seulement le carreau traversa la créature sans lui causer de dommages, mais la fit se scinder en deux spécimens plus petits. L’un d’eux s’avança à portée de masse du paladin, qui l’aplatit comme une galette. Le second s’en prit à Hélebrank, une proie désormais isolée. Une quatrième gelée que personne n’avait vu venir eut la même idée, crevant la surface juste à côté du psion. A eux deux, les monstres gélatineux lui infligèrent une mémorable correction, et il se retrouva en un clin d’œil ensanglanté et solidement enserré par un pseudopode dont les sécrétions acides lui brûlaient la peau.

Son salut vint de Barnabé, qui toujours accroché à sa ceinture avait suivi le mouvement et était par conséquent bien placé pour faire éclater la gelée qui menaçait de lui réduire les os en purée d’une salve de Projectiles magiques.

Ne resta plus qu’à régler son compte à la dernière venue. Cette vilaine sournoise ne résista pas à la volée de coups que lui assénèrent Aloïs, Khalil et même Hélebrank, pressés si étroitement autour d’elle que le paladin ne put se frayer un chemin entre eux pour participer à l’hallali. Sa contribution se limita donc à soigner les affreuses blessures du psion à grands coups de Baguette de guérison des blessures modérées.

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Poursuivant leur chemin le long de la paroi de la caverne, les compagnons aperçurent bientôt l’embouchure d’un tunnel maçonné. Long d’une dizaine de mètres, celui-ci remontait en pente douce vers un cul-de-sac. Face à eux, un filet d’eau sale coulait d’un déversoir, remplissant un petit bassin dont le trop-plein dévalait la pente vers eux.

Cet élément artificiel au milieu de cavernes naturelles ne manqua pas d’attirer l’attention des compagnons. Ils remontèrent le tunnel et s’aperçurent que le cul-de-sac était en fait le fond d’un puits, haut de quatre mètres.

Khalil en fit l’escalade sans trop de difficultés. Une fois arrivé en haut, Mathieu lui lança sa torche, et il put décrire les lieux à ses compagnons : une petite salle ronde de trois mètres de diamètre au milieu de laquelle s’ouvrait le puits, sans la moindre margelle. Face à lui, un couloir étroit s’enfonçait dans les ténèbres, débouchant non loin dans un espace plus large dont il ne pouvait rien distinguer.

Kalen, Aloïs et Barnabé décidèrent que le moment était idéal pour redescendre jusqu’à la caverne et la soumettre à un examen aussi poussé qu’interminable, allant même jusqu’à rechercher des passages secrets dans les parois rocheuses. Le pauvre moine patienta donc un bon quart d’heure assis au bord de son puits, seul dans les ténèbres avec sa torche, n’ayant comme soutien que les encouragements du paladin et du psion.

Les vaillants explorateurs revinrent enfin, brandissant fièrement un Gantelet de rouille encore garni du bras de son précédent propriétaire trouvé dans un amas de détritus. Une corde fut lancée au moine, et chacun à son tour les compagnons purent enfin grimper et le rejoindre.

Avant de poursuivre, Kalen se lança un nouveau sort d’Armure de mage, le précédent lancé en début d’après-midi ayant fini par expirer. Mathieu passa devant, suivant le couloir sur quelques mètres avant de déboucher dans une petite pièce rectangulaire. En face, le couloir se poursuivait tout droit. Bizarrement, étaient posés au sol trois cercueils neufs, du modèle sobre utilisé pour les crémations ou les indigents.

Lorsqu’il franchit le seuil, des mains puissantes se saisirent de lui. La lumière diffusée par son bouclier lui permit d’identifier aussitôt ses agresseurs : deux zombis décharnés, aux chairs grouillantes de vers nécrotiques d’un beau vert bilieux, copies conformes de celui déjà affronté dans les sous-sols du donjon de Blackwall. Avec son heaume, il n’avait rien vu venir de l’embuscade, mais cela faisait un bout de temps qu’ils attendaient plaqués au mur de part et d’autre du couloir.

Une aura surnaturelle de terreur balaya les compagnons. Barnabé y succomba complètement, sautant à bas du puits pour se sauver aussi vite que pouvaient le porter ses courtes jambes. Khalil le suivit de près, flottant gracieusement dans les airs grâce à son Anneau de chute de plume. Aloïs et Mathieu s’en tirèrent un peu mieux, le cœur battant la chamade et les mains tremblantes.

- « C’est un genre de zombi ! J’m’y connais, visez la tête ! » beugla Aloïs, espérant que ce judicieux conseil aiderait ses camarades.

Celui qui s’était saisi du paladin le tira à l’intérieur de la pièce pour laisser le champ libre à son congénère, qui s’avança aussitôt pour s’attaquer au premier des compagnons dans la file, à savoir Kalen depuis la désertion involontaire du moine. Ses griffes lui labourèrent le torse, semant derrière elles un petit ver vorace.

Complètement paniqué, Kalen parvint à lancer sans recevoir d’autres coups un sort de Saut dimensionnel qui le ramena dans la salle du puits, derrière ses compagnons encore présents.

Aloïs, qui jusqu’alors avait fermé la marche, se précipita en avant pour engager le combat avec le mort-vivant, bousculant au passage Hélebrank. Du coup, faute de ligne de tir dégagée, le psion renonça à employer l’un de ses Rayons d’énergie dévastateurs et lui substitua une Décharge concussive, bien moins puissante mais qui avait le mérite de toujours trouver sa cible.

Mathieu ne tenta pas de repousser son assaillant, préférant profiter de sa proximité et de sa relative immobilité pour lui défoncer méthodiquement le crâne à coups de masse. Cette tactique porta ses fruits, ses coups pleuvant sur le mort-vivant plus vite que celui-ci ne pouvait régénérer. Toutefois, ce corps à corps prolongé permit à deux vers de se faufiler sous son armure et de s’enfoncer dans ses chairs. Il les sentait essayer de se frayer un chemin vers sa tête en remontant le long de son torse ou de l’un de ses bras, une sensation aussi dérangeante que douloureuse. Heureusement, sa résistance naturelle et ses pouvoirs de paladin ralentissaient beaucoup leur progression.

Voyant que son congénère venait de succomber et ne souhaitant pas être pris à revers, le zombi véreux survivant recula d’un pas pour sortir du couloir et s’attaquer au paladin, lui assénant un coup puis essayant sans succès de le saisir à bras le corps.

Mathieu esquiva d’un bond, puis se concentra pour faire jaillir autour de lui un flot d’énergie positive. Cela suffit à griller le troisième ver que venait de lui transférer le zombi véreux, mais n’infligea à ce dernier de très légers dommages, parfaitement négligeables au regard de ce que lui firent subir le paladin et le rôdeur durant les quelques secondes qui suivirent.

Les compagnons étaient sortis vainqueurs de l’escarmouche, mais il leur fallait encore sauver le paladin avant qu’il ne succombe à l’infestation mortelle et ne se transforme à son tour en zombi véreux blindé. Sa solide constitution et ses pouvoirs divins lui offraient un répit, mais à terme l’issue ne pouvait être que fatale.

Egalement contaminé, Kalen s’était tiré d’affaire tout seul ; en fait, il avait passé le reste du combat à fouiller son paquetage à la recherche de l’Anneau de stase des sortilèges contenant un sort de Guérison des maladies, qu’il avait ensuite utilisé pour sauver sa vie.

Tout le monde se mobilisa pour aider le paladin à enlever rapidement le plastron et l’un des brassards de son armure. Aloïs fut désigné (par défaut) comme chirurgien et tira sa dague, tandis qu’Hélebrank l’assistait de son mieux en maintenant le patient et en écartant les chairs. Quant à Kalen, il s’efforça de ralentir la progression des vers en lançant à Mathieu un petit sort de Résistance. Au final, malgré ses mains encore tremblantes, Alois parvint en un peu moins d’une douzaine de tentatives à extirper les deux vers avant qu’ils ne rejoignent l’abri de la boîte crânienne. Craignant que Mathieu ne survive pas à ses bons soins, il dut tout de même s’interrompre une fois pour lui permettre de refermer par magie quelques-unes des « incisions exploratrices » infligées.

Cette affaire urgente réglée, les compagnons purent rappeler Barnabé et Khalil, qui se terraient tremblants de peur au pied de la rampe menant à la caverne aux gelées, et les faire remonter en haut du puits.


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SOUS LA FANGE, LE POT-AUX-ROSES
(séance du 6 juin 2014)

2ème Jour du Soleil du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595 (tard le soir)
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L’attention des compagnons se porta tout d’abord sur la garenne de ghoules, un réseau de boyaux étroits fleurant bon la charogne. Etant le seul à pouvoir y circuler sans devoir ramper, Barnabé se porta bravement volontaire pour en explorer les profondeurs (où il aurait probablement péri dévoré). Aloïs suggéra de confier plutôt cette tâche à Caillou, partant du principe que sa perte serait moins dommageable.

Le vaillant minéral reçut tout d’abord du paladin un sort de Lumière, car comme il le rappela à son patron sa vision psionique ne lui permettait pas de voir dans le noir. Puis, miroitant de mille feux, il partit à l’aventure, suivant l’une des parois extérieures du dédale pour ne pas perdre son chemin et revenant régulièrement faire renouveler sa source de lumière, dont il mesurait la durée en comptant à haute voix télépathique à la grande exaspération d’Hélebrank.

Conformément aux instructions reçues, lorsqu’il croisa enfin une créature, il en signala aussitôt la présence :

- « 341… 342… Euh, patron, il y a une ghoule juste là, dans un boyau qui rejoint le mien. »
- « Elle te suit ? »
- « Non. Elle me regarde passer, plutôt… Elle a l’air un peu étonné. 343… 344… Ah si, elle s’est décidée. Elle me suit maintenant. »
- « Très bien, reviens. »
- « Et comment je fais ? Elle est derrière moi ! »
- « J’en sais rien. Trouve un passage, marche-lui dessus… Débrouille-toi ! » lui rétorqua le psion affolé, qui se voyait déjà devoir aller porter secours à son psicristal.

Heureusement, Caillou trouva rapidement une boucle propice. Il feinta à gauche avant de passer à droite, puis fila en direction de la sortie de toute la vitesse de ses petites pattes protoplasmiques. Avertis de son retour imminent, les compagnons se préparèrent au combat ; lorsque Caillou reparut en annonçant fièrement être parvenu à semer son poursuivant, ils furent donc un peu déçus.

Délaissant la pêche aux ghoules à appât vif, Hélebrank envisagea ensuite de défoncer à coups de rayons d’énergie sonique le mur de pierre qui faisait obstacle à leur progression. Il y renonça après l’avoir sondé d’un coup de bâton : au bruit sourd obtenu, il devina qu’il était très épais et que son percement nécessiterait donc une trop grande part de son énergie psionique.

Les compagnons revinrent donc à la caverne précédente, celle dont les murs étaient couverts de pétroglyphes et le sol jonché de ghasts, pour y examiner de plus près le boyau immergé alimentant le petit lac. Barnabé était sur le point de lancer son sort de Respiration aquatique pour permettre à toute la troupe d’ý plonger lorsque Caillou se proposa à nouveau comme éclaireur, rappelant qu’il n’avait pour sa part pas besoin d’oxygène.

Il franchit une première fois ce passage immergé, confirmant qu’il débouchait non loin dans une autre caverne contenant un ensemble de bâtiments en ruine. Il fallut attendre pour en savoir plus, Hélebrank l’ayant rappelé sans lui laisser le temps de pousser plus loin ses investigations avant de changer d’avis. C’est donc lors d’une seconde expédition qu’il repéra une statue d’albâtre représentant un géant barbu armé d’une mailloche. Sur la stèle étaient gravés quelques mots de suélois qu’il ne sut lire.

Les compagnons passèrent un certain temps à se demander quel pouvait bien être le rapport entre ces ruines et les Arènes, jusqu’à ce que Kalen ait enfin une illumination.

- « Cela me revient maintenant, j’ai déjà vu cette statue en parcourant les sous-sols des Arènes avec mon Œil de mage. J’avais presque oublié » réalisa t’il soudain. « En fait, cette caverne communique directement avec le logis cénobite, l’endroit où seront hébergés les gladiateurs durant les Jeux. »
- « Parfait, on peut y aller. Vas-y Barnabé, lance-nous ton sort pour respirer sous l’eau, qu’on puisse traverser ! » s’enthousiasma Aloïs.
- « Pour quoi faire ? » demanda simplement le paladin.
- « Et bien pour explorer les ruines, pardi. Il y a souvent des trésors, dans les ruines » répliqua Aloïs du tac au tac.
- « C’est plutôt pour rejoindre les sous-sols des Arènes » corrigea Kalen. « C’est bien là que nous voulions aller, non ? »
- « Justement, dans quel but ? » insista Mathieu. « Je ne comprends toujours pas ce qu’on est venus faire ici. Quelqu’un pourrait m’expliquer ? »
- « En fait, c’est à cause de Loris Raknian » lui expliqua gentiment Hélebrank. « On sait qu’il est impliqué d’une façon ou d’une autre dans cette histoire, et comme il dirige les Arènes… »
- « Merci, je suis au courant ! Mais c’est pas un peu léger pour justifier une entrée par effraction ? Je vous préviens : si jamais on y va, qu’on rencontre un garde sans avoir trouvé quoi que ce soit de maléfique, ou même de vaguement sinistre, et qu’il nous demande de nous arrêter, je m’arrête. Je ne vais pas taper sans raison valable sur un garde qui ne fait que son travail. Je ne voudrais pas qu’il y ait un malentendu entre nous à ce sujet. »
- « Ce n’est pas grave ça. Nous pourrons nous charger de… » commença Aloïs avant d’être interrompu par le paladin.
- « Avant que tu ne dises quelque chose de regrettable, j’ajoute que je m’arrête… et que je l’aide à vous appréhender. Si possible sans effusion de sang. »

Cette dernière précision jeta un froid, et amena les compagnons à reconsidérer leurs plans. Ils décidèrent finalement de ne visiter les sous-sols des Arènes qu’en tout dernier recours, après avoir terminé l’exploration du réseau de cavernes où ils se trouvaient. Au moins, à ce qu’ils en savaient, il appartenait au domaine public.

- « Cela ne nous laisse que la caverne où tu as rencontré ces gelées ocres » conclut Kalen, s’adressant à Hélebrank. « Très franchement, est-ce que cela vaut la peine d’aller se les farcir ? On ne ferait pas mieux de retourner à l’auberge se sécher près d’un bon feu ? »
- « Comment veux-tu que je le sache ? » lui répondit le psion. « Pour savoir s’il y a quelque chose d’intéressant là-bas, il faut bien y aller. Il n’y a pas d’autre moyen. »
- « En plus, en ce qui me concerne, si on rentre maintenant, je ne reviens pas » ajouta le paladin. « Je vais déjà en avoir pour un bon moment à nettoyer mon armure après tous ces passages sous l’eau. J’en ai littéralement plein les bottes. »

Jugeant recevables ces objections empreintes de sagesse, les compagnons rebroussèrent chemin sur les indications d’Hélebrank. Ils repassèrent devant les accès immergés menant aux égouts et poursuivirent au-delà. Barnabé suivait le psion d’autant plus près que, n’ayant pas pied, il se cramponnait à sa ceinture pour ne pas sombrer, se laissant trainer dans son sillage.

Conformément à la description qui leur en avait déjà faite par Hélebrank, la vaste grotte basse de plafond où ils débouchèrent était envahie d’immondices qui flottaient dans l’eau stagnante ou s’amalgamaient en îlots putrides.

Dès l’entrée, Aloïs déclara à qui voulait bien l’entendre que cela fleurait bon les marais, sans toutefois préciser que ce qu’il voulait dire par là était qu’une grande quantité de gaz inflammable devait s’être dégagée des matières en décomposition, une omission qui ne tarderait pas à avoir de fâcheuses répercussions.


Craignant que la créature n’ait suivi le psion et n’attende son retour de l’autre côté du boyau, les compagnons remirent à plus tard l’exploration de cette grotte et rebroussèrent chemin pour rejoindre la première galerie, qu’ils suivirent vers l’ouest jusqu’à atteindre le grand collecteur nord, celui-là même où ils avaient été arrêtés par une escouade de voleurs juste après leur exploration du repaire de l’illithid. Ils bifurquèrent aussitôt à gauche, repartant par une large galerie principale, reconnaissable à ses deux trottoirs étroits encadrant un cloaque central de trois mètres de large.

Leur attention y fut attirée par un boyau naturel d’où s’échappait un faible courant, très semblable au précédent. Hélebrank, dont le pouvoir d’Anaérobisme était encore actif, y plongea aussitôt.

Cette fois, son absence ne dura que peu de temps. Lorsqu’il émergea, il expliqua à ses compagnons que ce passage-là était tout aussi tortueux mais bien plus court que le précédent, et menait au même boyau semi-immergé. A une vingtaine de mètres en aval, il avait reconnu l’endroit où débouchait le premier boyau, de même que la gelée ocre qui glissait vers lui, occupant toute la partie émergée du passage.

Pour les mêmes raisons que précédemment, les compagnons repoussèrent à plus tard l’exploration de ces boyaux, espérant que la gelée finirait par se lasser de les attendre. Ils continuèrent donc à marcher le long de la galerie principale, puis la quittèrent pour une galerie secondaire longeant cette fois les Arènes par le sud, qu’ils suivirent jusqu’à ce qu’elle se termine en cul-de-sac.

C’est alors qu’ils étaient de retour dans la galerie principale après avoir fait demi-tour qu’ils furent attaqués par une gelée ocre immergée dans l’eau trouble du cloaque. Elle devait avoir suivi Hélebrank le long du boyau immergé, avant de parcourir stupidement les égouts à la recherche d’une proie.

Se rappelant des consignes d’Aloïs, Mathieu laissa tomber sa hache pour se saisir de sa masse d’armes et l’abattit sur la créature, dont le corps gélatineux tremblota sous l’impact. Khalil eut par contre un mauvais réflexe, lançant une volée de shurikens qui déchirèrent la membrane de la gelée… et comme annoncé, la firent aussitôt se diviser en deux.

Les compagnons n’eurent malgré tout aucun mal à venir à bout des créatures jumelles, qui furent rapidement piquetées d’impacts de Projectiles magiques ou bouillies par des Rayons d’énergie incandescents. Ils s’en tirèrent sans la moindre blessure, hormis les légères brûlures que le moine s’infligea lui-même en frappant à mains nues leur protoplasme corrosif.

La seule réelle difficulté fut de remonter Aloïs du cloaque dans lequel il était tombé sans trop se salir les mains. Il avait tenté de sauter sur le trottoir opposé afin de disposer d’un angle de tir plus dégagé mais, n’ayant pu prendre d’élan, il était tombé court, s’enfonçant jusqu’aux aisselles dans une fange innommable. Pis encore, sa première tentative pour s’extirper de ce bourbier s’était soldée par un lamentable échec, et il y était retombé de tout son long. Au final, il n’avait pas pu participer au combat et était recouvert de la tête aux pieds d’une gangue puante.

Heureusement, il eut rapidement l’occasion de faire trempette : une fois arrivés à destination, les compagnons reçurent de Barnabé une Respiration subaquatique, et plongèrent pour traverser à la queue leu leu le second boyau, paladin en tête.

Arrivés de l’autre côté, ils se dirigèrent dans la seule direction laissée inexplorée par Hélebrank, à savoir l’amont. Après avoir pataugé sur une centaine de mètres, ils débouchèrent dans une caverne naturelle à moitié occupée par un lac souterrain. Une fois à pied sec, ils s’aperçurent que les parois étaient couvertes de pétroglyphes à la mode des anciens flannae, c’est-à-dire des courbes concentriques et des rosaces gravées dans la pierre. Il n’y avait a priori que deux autres issues, un boyau immergé alimentant le lac, et une galerie tortueuse s’ouvrant de l’autre côté de celui-ci.

Les compagnons se répartirent le long des parois, recherchant sans succès un très hypothétique passage secret tout en échangeant à haute voix commentaires et fines plaisanteries. Attirées par le bruit, une dizaine de ghasts s’approchèrent silencieusement, les yeux fixés sur l’îlot de lumière entourant cet appétissant buffet. Elles tournèrent le coin et commencèrent à s’avancer, courbées en deux pour rester aussi longtemps que possible inaperçues de leurs proies, qu’elles pensaient aveugles…

Mais hélas pour elles, Kalen regardait à cet instant dans leur direction et disposait toujours du sort de Vision sombre que lui avait lancé Barnabé pour les besoins de sa Scrutation. Il réagit au quart de tour : une Boule de feu éclata à l’entrée du tunnel avant même qu’elles aient pu toutes en sortir, incinérant la quasi-totalité de la meute. Les deux seules survivantes, fortement roussies, se ruèrent en avant, traversant bruyamment la mare. Leur réduction en chair à pâté fut d’autant plus prompte que la toute première réaction de Barnabé fut de lancer un sort de Frénésie sur ses amis.

Les compagnons suivirent la galerie par laquelle elles étaient arrivées jusqu’à une autre grotte naturelle. Deux issues étaient visibles : une galerie sinueuse aboutissant quelques mètres plus loin à une paroi de granit lisse, sans doute le résultat d’un sort de Mur de pierre ; et un boyau bas dégageant une odeur pestilentielle de charogne, creusé à même le roc, menant vraisemblablement à une garenne de goules…

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Ephraïm Barriquaud marchait seul dans les rues de la Ville Haute, perdu dans ses pensées. En cette chaude soirée d’été, l’air était embaumé de senteurs enivrantes dégagées par les essences aromatiques plantées le long des rues. Mais rien n’aurait pu soulager l’esprit troublé du marchand.

Voila des mois qu’il négligeait ses affaires et revenait régulièrement à Greyhawk à la recherche de sa sœur disparue, et il n’en était pas plus avancé. Les autorités ne lui avaient été d’aucune aide, et l’enquêteur engagé pour pallier leur défaillance avait tout simplement disparu à son tour.

La semaine précédente, il avait bien eu une petite lueur d’espoir, lorsque ce hobniz était venu à sa rencontre en se présentant comme l’apprenti du dit enquêteur. A l’en croire, il s’efforçait d’élucider les circonstances de la disparition de son maître avec l’aide d’amis, et soupçonnait fortement Loris Raknian d’y être pour quelque chose.

Le marchand lui avait aussitôt fait part du plan qu’il avait imaginé pour permettre à de faux gladiateurs d’accéder aux Arènes (et de là au palais de Raknian) à l’occasion des Jeux des Greyhawk. Son visiteur avait pris congé en lui promettant une réponse dans la journée, ou au plus tard le lendemain, le temps de consulter ses camarades.

Hélas, ni Barnabé Bouillabise (mais était-ce seulement son véritable nom ?) ni ses prétendus amis ne s’étaient manifestés depuis lors, et le petit message de relance envoyé quelques jours auparavant à l'adresse qu'il lui avait laissée n'avait provoqué aucune réaction.

Du coup, Ephraïm se demandait quel crédit accorder au reste du fantastique récit que lui avait fait ce hobniz. Ses confrères de la Guilde des Marchands confirmaient qu’il y avait bien eu un problème avec des dopplegangers au sein du Guet : il semblait donc que sur ce point là au moins, il ne lui avait pas menti. S’il fallait en croire la suite, la plainte déposée au sujet de la disparition de sa sœur Lahika aurait été escamotée par ces mêmes dopplegangers, dont il lui avait laissé entendre qu’ils auraient pu agir pour le compte de Loris Raknian.

Il n’y avait qu’une façon de s’en assurer. De toute façon, il n’avait plus guère d’autre option.

Enfin arrivé à destination, il poussa la porte de l’Hôtel du Guet.

Note du MJ:
Apparemment, mes joueurs croyaient qu'oublier un PNJ aurait pour effet que celui-ci les oublierait aussi... Perdu !

Ils ont eu droit à une seconde chance avec la lettre du relance du marchand, mais comme ils n'ont pas plus réagi celui-ci a agi de la seule façon qui lui semblait encore possible. Comme le hobniz lui appris que sa plainte avait disparu, il est allé tout droit au Guet la renouveler. Et comme ce même hobniz lui avait aussi imprudemment révélé le lien entre Raknian et les dopplegangers (ayant oublié le conseil que venait juste de leur donner le Juge Godbert, la séance précédente) mais omis de lui dire que c'était un secret, tant qu'à faire, il leur a tout déballé. Autant pour la surveillance discrète de Raknian !


Pendant ce temps, ceux des compagnons qui avaient préféré la compagnie des moines de Zuoken s’étaient fait expliquer plus en détail les règles qui régissaient leur tournoi. En fait, il n’y en avait qu’une : les combats n’étant pas à mort, tous les participants devaient s’efforcer de ne pas blesser sérieusement leurs adversaires. Chaque équipe de participants devait compter au moins quatre membres. Un numéro lui était attribué lors de son inscription, puis reporté sur une boule blanche placée dans une urne avec deux fois plus de boules noires. Chaque jour à l’aube, à compter du prochain Jour des Dieux, une boule serait tirée de l’urne, laissant le Destin décider s’il y avait combat ce jour-là, et contre qui.

Mathieu et Hélebrank étaient partants, principalement pour faire plaisir à Khalil qui semblait attacher beaucoup d’importance à ce tournoi. Une fois leurs compagnons revenus de leur escapade au Rat de Rivière, ils réussirent à convaincre Aloïs de faire le quatrième. Toutefois, Barnabé et Kalen refusèrent obstinément de participer, et c’est donc avec un effectif minimal que leur équipe s’inscrivit au Tournoi de la Lune Noire.

Les compagnons prirent ensuite congé pour retourner au Sanctuaire d’Heironéous. Durant le trajet, Barnabé livra les renseignements recueillis auprès de la Guilde des Voleurs à ceux qui ne l’avaient pas accompagné. Mathieu s’abstint charitablement de commenter l’identité de sa source.

Après avoir reçu de Barnabé une Vision sombre, Kalen s’enferma dans la cellule de Mathieu pour lancer une Scrutation sur Kaylan Brunzel, ayant désormais à sa disposition son nom et une description sommaire. Hélas, cela ne sembla pas suffire, et son miroir resta désespérément vide.

Hélebrank proposa ensuite de visiter les égouts autour des Arènes : là encore, il en avait déjà été question à plusieurs reprises sans aucun passage à l’action. A défaut d’autres propositions, les compagnons décidèrent d’y remédier immédiatement.

Hélebrank les guida donc vers une bouche d’égout propice, située dans un petit bosquet isolé de la Ville Haute juste derrière la résidence de Dame Aestrella Shanfarel, la célèbre diva demi-olve de l’Opéra de Greyhawk. Comme les autres, cette bouche d’égout était fermée par une serrure rudimentaire. Le hic était que les compagnons ne disposaient plus de la clé que leur avait prêtée les Saint-Cuthbertiens, et que Barnabé ne s’était toujours pas procuré de trousse à outils, tant l’idée d’être assimilé à un vulgaire cambrioleur le répugnait. Il ressortit donc le clou tordu qui lui avait rendu tant de services dans le Temple de Tharizdûn et se mit à l’ouvrage.

Hélas, cette fois-ci le clou se rompit dans la serrure, la bloquant complètement. Excédés, ses compagnons l’entrainèrent avec eux jusqu’aux Provisions d’Expédition d’Eridok, une boutique spécialisée du Quartier des Artisans, où ils lui achetèrent sur les deniers communs un luxueux assortiment de sondes articulées, crochets à têtes multiples et autres micro-scies propre à faire saliver d’envie le plus blasé des experts. Tant qu’à faire, Aloïs confessa avoir lui aussi des compétences en serrurerie et s’acheta une trousse d’outils plus ordinaire.

Une fois ces emplettes accomplies, toute la troupe regagna la Ville Haute puis le petit bosquet. Désormais équipé, Barnabé n’eut aucun mal à retirer de la serrure les fragments de son clou et à la crocheter. L’on ouvrit la bouche d’égout. Une chaude exhalaison de relents putrides s’en échappa, leur chatouillant les narines.

Ils descendirent l’échelle chacun à leur tour. Après âpre discussion, ils choisirent de se passer de sorts de Vision sombre pour ménager leurs ressources magiques : Hélebrank tira une Torche éternelle du Sac de contenance, et Mathieu lança un sort de Lumière sur son bouclier. Ainsi éclairés, ils cheminèrent plein ouest, pataugeant jusqu’aux mollets dans la fange le long d’une galerie étroite, puis bifurquèrent vers le sud pour rejoindre une branche secondaire des égouts, orientée est-ouest, qui devait longer les Arènes par le nord.

Ils cheminèrent à la queue leu leu sur l’unique trottoir, examinant avec attention les canalisations et autres conduits débouchant du sud, de l’autre côté d’un cloaque large de deux mètres. Il y en avait des dizaines : plutôt que d’en faire systématiquement l’inspection, les compagnons préférèrent poursuivre la reconnaissance des lieux, quitte à revenir plus tard sur leurs pas s’ils ne trouvaient rien de plus intéressant.

Bien plus loin, ils arrivèrent à un embranchement avec une autre galerie secondaire, rejoignant la leur à angle presque droit. Ils la suivirent sur une cinquantaine de mètres vers le sud avant de déboucher dans une vaste salle ronde qui de l’avis d’Aloïs devait être située quelque part sous les Arènes. Du niveau du trottoir jusqu’à la voûte, ses murs étaient percés d’une multitude de canalisations plus ou moins importantes se déversant dans un grand bassin circulaire empli de matières nauséabondes.

A l’origine, la galerie par laquelle ils étaient venus devait se prolonger en face, mais la voûte s’était effondrée et des éboulis obstruaient complètement le passage. Hélebrank ne put déterminer si cet éboulement était ou non naturel : il ne vit aucune trace d’outil suspecte.

Leur attention se porta ensuite sur une sorte de boyau naturel large d’un mètre d’où s’écoulait un faible courant, situé juste sous la surface, qui semblait être la seule issue d’une taille suffisante pour être accessible. Hélebrank se porta aussitôt volontaire pour en faire l’exploration. Son visage se recouvrit du mucus ectoplasmique produit par son pouvoir d’Anaérobisme, deux cônes de lumière jumeaux jaillirent de ses yeux, et il se laissa glisser sans bruit dans l’eau avant de s’engager dans le boyau.

A son retour de longues minutes plus tard, il raconta avoir parcouru un long boyau sinueux avant de déboucher dans un tunnel à demi immergé. Il avait suivi le courant sur une courte distance jusqu’à une vaste caverne basse de plafond où flottaient des immondices. Elle était en fait si grande qu’il ne put en voir l’autre extrémité, et si large qu’en suivant la paroi de gauche il perdit rapidement de vue celle de droite. Il ne s’était pas avancé de plus d’une vingtaine de mètres lorsqu’il repéra un remous suspect dans l’eau stagnante à sa droite, juste avant qu’une masse énorme de couleur jaune orangé n’émerge, lançant dans sa direction un pseudopode gros comme sa cuisse et ruisselant d’eau grasse.

Il avait préféré ne pas engager le combat, tournant aussitôt les talons. Heureusement pour lui, même avec de l’eau jusqu’à la taille, il était parvenu à distancer cette étrange créature. Il était presque de retour à l’entrée de la grotte lorsqu’il en aperçut une seconde venant sur sa gauche.

D’après sa description, Aloïs identifia ces deux créatures comme des gelées ocre, une sorte d’amibe géante se nourrissant de matières organiques : les égouts étaient pour elles un terrain de chasse paradisiaque. Il mit en garde ses amis contre le puissant acide qu’elles secrétaient, capable de ronger les chairs à une vitesse effrayante, et leur recommanda surtout de ne pas utiliser contre elles des sorts de foudre ou des armes d’estoc ou de taille, qui toutes déclenchaient sa scission en deux autres gelées plus petites mais tout aussi redoutables.


Les compagnons se dirigèrent ensuite tout droit vers le temple de St Cuthbert pour y demander audience auprès du Juge Godbert. Comme celui-ci n’était pas immédiatement disponible, on les pria de bien vouloir attendre qu’il se libère.

Certains en profitèrent pour compulser la copieuse et édifiante littérature religieuse mise à disposition des visiteurs, mais Mathieu préféra faire rapidement un saut à son propre temple. Aucun des confrères qu’il y questionna n’avait entendu parler d’un Kaylan Brunzel ou d’un Ulgrek ; l’un d’eux lui suggéra de publier une annonce au Petit Marché offrant une récompense à quiconque aurait des renseignements les concernant.

Peu de temps après son retour au temple de St Cuthbert, on vint les chercher pour les mener au Juge Godbert, qui leur fit bon accueil :

- « Ah, mes héroïques aventuriers favoris… Qu’est ce que vous m’avez encore fait, aujourd’hui ? »
- « Mais rien du tout, je vous assure… » se défendit Barnabé. « Nous voulions juste savoir si les noms de ‘Kaylan Brunzel’ ou de ‘Ulgrek’ vous étaient connus. On les a trouvés dans un petit carnet ayant appartenu à Korenth Mauk. »

Il tendit l’objet en question au Juge, ouvert à la dernière page.

- « Hmm, le premier me dit effectivement quelque chose… Frère Anselme ? Voyez cela, je vous prie » ordonna t’il à son secrétaire. « Quant au second, c’est un patronyme orc assez commun. Je crains de ne pas pouvoir vous aider. »

Puis, s’adressant directement à Mathieu :

- « J’ai eu votre message, au fait. J’espère bien que Barriquaud n’a rien fait pour renouveler sa plainte, ce serait une catastrophe ! Dois-je vous rappeler notre conversation de la semaine passée ? Je vous avais recommandé de ne surtout pas ébruiter l’existence d’un lien entre cette bande de dopplegangers et Loris Raknian. Plus longtemps celui-ci ignorera que nous sommes sur sa piste, meilleures seront nos chances de trouver des preuves contre lui. »

Les compagnons opinèrent gentiment du chef, se gardant bien d’admettre que cela leur était complètement sorti de l’esprit : le Juge avait déjà une bien assez mauvaise opinion d’eux. Hélebrank se dévoua néanmoins pour demander quelques éclaircissements.

- « D’accord, mais il serait tout de même intéressant de savoir quelles seraient ses déclarations dans le cadre d’une nouvelle enquête. Si cela se trouve, celles qu’a rapportées Ragnarsson sont une pure invention. Peut-être même qu’il n’a jamais vraiment rencontré Loris Raknian ! »
- « Certes, cela pourrait effectivement nous apprendre quelque chose d’utile… mais uniquement dans l’hypothèse où il ne serait pas de mèche avec eux ! Dans le cas contraire, si le Guet débarque avec ses gros sabots pour enquêter sur la disparition de Lahika Barriquaud, il saura que la plainte déposée contre lui a refait surface, et surtout que nous savons désormais qu’elle avait été escamotée. Il se méfiera, détruira des preuves… ce qui diminuerait considérablement nos chances de le coincer. Quand on pratique la chasse à l’affût, il ne faut surtout pas effrayer le gibier ! De même que quand on raisonne, il ne faut jamais partir de la conclusion… »

Frère Anselme se pencha pour murmurer quelque chose à l’oreille du Juge. Celui-ci l’écouta quelques secondes, puis s’adressa de nouveau aux compagnons :

- « Il semblerait que ce Kaylan soit connu de nos services comme un membre de la Guilde des Voleurs. Du menu fretin, pas un personnage clé : il figure sur nos listes, mais n’a pas l’honneur d’un dossier. »
- « En ce cas, si vous en êtes d’accord, nous allons essayer de nous renseigner directement auprès de la guilde » proposa Barnabé.
- « C’est bien aimable à vous de solliciter mon approbation, mais vous êtes entièrement libres de faire ce que bon vous semble. Je vous rappelle que vous n’avez pas voulu de notre supervision… Maintenant, si vous permettez, j’ai à faire. »

¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤

Après avoir été poliment congédiés, les compagnons se rendirent d’abord à l’auberge du Dragon Vert sur la suggestion d’Aloïs. Ils demandèrent à voir Ricardo Damaris, mais comme celui-ci n’était pas encore levé et que la matinée tirait à sa fin, ils en profitèrent pour déjeuner.

C’est donc entre la poire et le fromage que le guerrier devenu aubergiste leur confirma qu’aucun de ses agresseurs n’avait eu la politesse de se présenter à lui, ni sous le nom d’Ulgrek ni sous aucun autre. Par contre, le nom de Kaylan Brunzel lui évoqua vaguement quelque chose, sans doute en lien avec la Guilde des Voleurs.

Note du MJ:
Sérieusement, s’il avait eu connaissance du nom de l’un de ses agresseurs, il aurait fallu qu’il soit c** comme une bûche pour ne pas l’avoir mentionné avant que les PJs ne viennent lui poser la question !

S’ensuivit un débat sur la meilleure façon de prendre contact avec la dite guilde. Mathieu plaida pour aller directement voir Tirra, qui lui avait semblée bien disposée à leur encontre, mais Barnabé n’était toujours pas convaincu de sa sincérité.

- « On ne peut pas s’y fier » expliqua t’il. « Ces gens-là, c’est quand ils vous font de grandes déclarations d’amitié qu’il faut le plus s’en méfier. Un sourire, et crac, une dague dans le dos ! »
- « Et quand ils sont ouvertement hostiles, cela veut dire quoi ? » lui demanda malicieusement Aloïs.
- « Euh, pareil. On ne peut pas s’y fier, c’est tout. »

Au final, Mathieu et Hélebrank laissèrent le hobniz se débrouiller, préférant accepter l’invitation de Khalil et aller prendre une tasse de thé au Temple de la Lune Noire, juste en face.

C’est donc seulement accompagné de Kalen et d’Aloïs que Barnabé se dirigea vers le Rat de Rivière, une taverne dont l’enseigne représentait un gros rongeur debout dans une barque, tenant une perche dans ses pattes. Située à seulement quelques pâtés de maison du Dragon Vert, elle était bien connue pour être un lieu de rendez-vous interlope.

Toutes les conversations s’interrompirent instantanément à l’entrée des trois compagnons. Il y avait là deux groupes de clients bien distincts, occupant chacun un côté de la salle commune, sombre et toute en longueur : le plus important en nombre était celui des rheenee, reconnaissables aux épais gilets de peau retournée qu’affectionne ce peuple de marins. Les goûts vestimentaires du second groupe allaient plus vers le cuir souple et les teintes sombres.

Les compagnons allèrent s’installer en silence à une table libre dans l’espace désert séparant les deux groupes, sous les regards froids (voire carrément hostiles) des habitués. Kalen se félicita intérieurement d’avoir pris la précaution de se jeter une Armure de mage avant de venir : il n’imaginait pas pouvoir ressortir sans combattre.

En s’asseyant, Barnabé fit un discret signe de la main indiquant qu’il était du sérail. Un homme se leva aussitôt, venant s’asseoir à leur table.

- « Z’êtes qui, voulez quoi ? » demanda t’il abruptement, sans s’embarrasser de formules de politesse.
- « Barnabé Bouillabise, un ancien de la maison. Kaylan Brunzel ? » lui fut-il répondu sur le même ton direct.
- « Hmm » fit le voleur, dévisageant longuement chacun des compagnons avant de reprendre. « C’est un ami à vous ? »
- « Non. Il en est ? »
- « Oui, on peut dire ça. Vous lui voulez quoi ? »
- « Lui poser des questions. On a vu son nom dans les papiers d’un ami. »
- « Ca va être difficile. On peut lui parler, à cet ami ? »
- « Ca va être difficile aussi. Il est mort. »

Le voleur refusa ensuite d’en dire plus, se bornant à répéter que la décision appartenait à son chef. Il avait du adresser un signe quelconque à ses acolytes, car le chef en question arriva bientôt… et se révéla n’être autre que Tirra, ce qui n’aurait dû surprendre personne puisqu’ils étaient dans le Quartier de la Rivière qui, comme elle le leur avait dit elle-même lors de leur précédente rencontre, était son fief.

Elle les salua aussi chaleureusement que lors de leur précédente rencontre, ignorant la mine renfrognée de Barnabé. Une fois informée de la raison de leur intérêt soudain pour Kaylan Brunzel, elle leur révéla qu’il était en fuite et activement recherché. Elle le présenta brièvement comme un spécialiste des acquisitions, pas une vedette mais un bon ouvrier sans histoires, qui se trouvait avoir écoulé certaines marchandises (des rouleaux de soierie pour être précis) dont la description aurait pu correspondre à celle d’un chargement dérobé par les fameux brigands orcs qui harcelaient les caravanes. Il ne s’agissait que d’une vérification de routine, mais Kaylan avait très mal réagi : l’un des trois « contrôleurs internes » n’avait pas survécu à ses blessures. Cette réaction avait d’autant plus surpris ses collègues que Kaylan était plutôt un petit gabarit et n’avait pas la réputation d’un foudre de guerre. Tirra en termina en précisant que sa tête avait été mise à prix 500 orbes, et que du point de vue de la Guilde il importait peu qu’elle soit encore rattachée au reste de son corps.


Livre V
La ceinture des champions

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LES DESSOUS DE L’ARENE
(séance du 16 mai 2014)

2ème Jour du Soleil du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595 (au matin)
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Durant les trois jours qui suivirent leur sortie précipitée du temple de Tharizdûn, les compagnons s’accordèrent une petite pause.

Aloïs en passa la majeure partie à la Guilde des Cartographes, réalisant des travaux de copie à la chaîne, mais surtout attendant le moment où il serait seul dans la salle des cartes pour jeter un œil aux collections réservées. Sa perséverance fint par payer : non seulement il gagna un peu d’argent, mais il parvint à en voir assez pour réaliser un croquis sommaire des sous-sols des Arènes.

De son côté, Kalen se lança dans l’apprentissage de nouveaux sorts, certains achetés auprès de la Guilde en puisant dans les fonds communs, d’autres tirés de l’étude (longtemps différée) du grimoire du Sans-visage.

Khalil préféra passer d’agréables moments en compagnie de ses condisciples du temple de la Lune Noire. Il en rapporta la nouvelle de l’ouverture prochaine de leur tournoi, Maîtresse Izenfen ayant décrété que les astres étaient enfin propices, et tenta sans trop de succès d’inciter ses compagnons à s’y inscrire, prenant soin de mentionner le rubis gros comme le poing qui en constituait le premier prix pour en appeler à leur cupidité.

Hélebrank procéda à une exploration méthodique des berges du ruisseau du moulin. Il n’y trouva que quelques canalisations de très faible diamètre, sans commune mesure avec les besoins des Arènes, et en conclut que celles-ci devaient forcément être raccordées aux égoûts de la ville. Pendant ce temps, Caillou faisait le guet dans la cheminée du bureau de Loris Raknian mais n’y glana pas la moindre information utile.

Mathieu s’était retiré au Sanctuaire d’Heironéous pour méditer, ruminant la déception causée par ce qu’il avait appris de la nature profonde de ses compagnons. Il commençait à soupçonner que Kalen n’avait pas tenu sa promesse de verser sur ses propres deniers une généreuse obole au temple de Pélor, mais ne savait pas trop comment aborder le sujet avec lui.

Enfin, Barnabé avait tout simplement disparu de la circulation, ne revenant au Relais que pour dormir, sans doute en proie à une nouvelle crise de boulimie pâtissière.

L’avant-veille au soir, le hobniz avait reçu d’Ephraïm Barriquaud un message demandant à connaître sa réponse au sujet du plan qu’il lui avait exposé pour accéder aux Arènes. Barnabé n’avait effectivement donné aucune suite à sa proposition, déjà vieille de quelques jours. Il avait aussitôt informé ses compagnons de cette relance, leur soumettant à nouveau l’idée de participer comme gladiateurs aux Jeux de Greyhawk.

Kalen s’y était très fortement opposé : il trouvait stupide de se jeter ainsi dans la gueule du loup, allant jusqu’à jurer que quand bien même ses compagnons iraient, ce serait sans lui. Hélebrank fut plus mesuré, suggérant qu’il était peut-être possible de pallier aux défauts du plan du marchand, par exemple en se déguisant. Les autres se situaient quelque part entre ces deux extrêmes ou ne prirent tout simplement pas position, attendant que la poussière retombe. A cause de ce violent désaccord, le sujet fut abandonné sans qu’une décision ne soit prise. Aucune réponse ne fut donc adressée au marchand.

A cette seule exception près, lorsque les compagnons se réunirent autour de la table du petit déjeuner en ce matin du 2ème Jour du Soleil, c’était donc la première fois depuis quelque temps qu’ils discutaient sérieusement de leurs affaires.

Kalen et Aloïs se lancèrent avec entrain dans un débat sur le meilleur moyen de s’introduire en fraude dans les Arènes, confrontant les notes prises par le premier aux croquis volés par le second. Mathieu dut leur rappeler que la salle commune d’une auberge n’était peut-être pas le lieu idéal pour débattre ouvertement des détails d’une effraction, et leur suggéra de poursuivre cette discussion dans sa cellule du Sanctuaire d’Heironéous.

C’est donc là-bas que les compagnons achevèrent de tenir conseil de guerre. Une fois que Kalen et Aloïs eurent terminé de comparer leurs notes sur les sous-sols des Arènes, vint le moment tant redouté : il leur fallait décider de ce qu’ils allaient faire ensuite.

Kalen proposa bien d’aller fouiller le laboratoire de Korenth Mauk, mais il lui fut promptement rappelé que cela avait déjà été fait à deux reprises (et la seconde fois, uniquement parce que l’on ne se souvenait plus très clairement de la première).

A la demande d’Hélebrank, Mathieu fit transmettre un message au Juge Godbert lui demandant si Ephraïm Barriquaud avait à sa connaissance renouvelé sa plainte au sujet de la disparition de sa sœur Lahika. De l’avis du psion, il aurait été intéressant de recueillir les déclarations de Loris Raknian dans le cadre d’une nouvelle enquête afin de voir si elles coïncidaient avec celles rapportées par le Prévôt Ragnarsson (ou plus probablement par un doppleganger se faisant passer pour lui). Barnabé approuva cette démarche, soulignant qu’une éventuelle différence démontrerait qu’en définitive Raknian n’avait pas partie liée avec les dopplegangers.

Décidément au mieux de sa forme, Hélebrank suggéra ensuite qu’il serait peut-être utile d’aller jeter un œil dans l’auberge où avait été tué Korenth Mauk, rappelant avec modestie que cette idée avait initialement été formulée par Kalen mais qu’il n’y avait pas été donné suite.

Ses camarades trouvèrent l’idée excellente, d’autant qu’ils n’en avaient pas d’autres. S’ensuivit une discussion sur le meilleur moyen pour déterminer laquelle des chambres était la bonne et ensuite y accéder : était-il préférable d’obtenir un mandat officiel, ou bien de se déguiser en inspecteur sanitaire ? Ils finirent toutefois par conclure que le plus simple serait peut-être de poser la question à l’aubergiste, quitte à le soudoyer.

Une fois ce plan arrêté, les compagnons prirent immédiatement le chemin de la Vieille Ville, de peur que l’un d’entre eux ne soulève une nouvelle objection. Barnabé prit soin de leur faire emprunter un itinéraire complexe afin de dérouter et de repérer d’éventuels poursuivants, passant par de petites venelles et revenant plusieurs fois sur leurs pas. Ils ne virent rien de suspect, et le trajet s’en trouva allongé d’une petite demi-heure.

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Une fois franchie la muraille séparant la Vieille Ville de la nouvelle, ils se dirigèrent aussi directement que possible vers le quartier des taudis. Suivant toujours les recommandations de Barnabé, ils gardèrent une main sur leurs armes et l’autre sur leur bourse, rasant les murs pour éviter l’encerclement sous le regard amusé des autochtones.

L’auberge de la Main Gauche ne payait pas de mine : un bâtiment crasseux dépourvu d’enseigne, sombre et bas de plafond. En cette heure encore matinale, les lieux étaient presque déserts. Un groupe de charretiers terminait son déjeuner sous l’œil impassible du tenancier de l’établissement et d’une unique serveuse. La seule curiosité des lieux était une cible grelée d’impacts, suspendue au dessus du comptoir.

- « Bonjour. Que puis-je faire pour vous ? » leur lança aimablement l’aubergiste.
- « Nous aimerions avoir une chambre, euh… particulière » répondit Barnabé, légèrement pris de court. Compte tenu du quartier, il s’était presque attendu à être reçu à coups d’arbalète.
- « Mais, bien sûr. Nous en avons. Ce sera une pour chacun de ces messieurs ? »
- « Euh, non. Une seule. Une chambre particulière, mais dans le sens où nous voulons celle où un demi-euroz a été tué il y a quelques mois. Vers les Apprêts, pour être précis. »
- « Ouais. Les meurtres, c’est notre truc » renchérit Aloïs avec un clin d’œil appuyé.
- « C’est qu’elle est occupée… » commença l’aubergiste avant de se raviser, apercevant la pièce d’or que le hobniz faisait habilement miroiter. « Mais je suppose qu’il y a moyen de s’arranger. C’est pour une nuitée ? »
- « Oh non, une heure ou deux suffira » protesta vivement Barnabé, qui n’envisageait pas de s’attarder plus que nécessaire de ce côté-ci du Mur Noir, et encore moins de nuit.
- « Oui, on fait notre petite affaire et on repart » ajouta encore Aloïs, qui s’amusait beaucoup de la gêne provoquée chez les plus prudes de ses compagnons par de tels sous-entendus graveleux.

De fait, l’aubergiste souriait toujours, mais son regard s’était fait plus froid. Après s’être assuré auprès des compagnons qu’ils n’auraient pas besoin des services de l’actuelle occupante, présentée comme une professionnelle chevronnée, il demanda à la serveuse de la faire déguerpir.

Cette même serveuse revint ensuite pour mener les compagnons jusqu’à la chambre, une petite pièce miteuse située sous les toits. Une fois seuls, ils passèrent l’endroit au peigne fin, de fond en comble. C’est dans un interstice étroit entre une poutre et les lattes du plafond que Barnabé trouva un petit carnet de cuir noir, qu’il reconnut comme ayant appartenu à son maître.

Pour l’essentiel, il ne contenait que des listes de courses et autres mentions anodines, couchées d’une main familière. Mais la toute dernière inscription, sybilline, éveilla son intérêt :

Kaylan Brunzel ! ------> CdG?

1/2o, Ulgrek? + 12o ----> "Réfectoire" ??

Quid GTG ?

Khalil fit observer que cela pouvait correpondre à un pari, Korenth Mauk ayant misé 12 orbes à une cote de un contre vingt sur un gladiateur du nom d’Ulgrek, mais personne ne le prit vraiment au sérieux.

Mathieu y vit plutôt un lien possible avec l’affaire de l’épée disparue mais n’expliqua pas son raisonnement, jouant à son tour les mystérieux (en fait les mentions « ½o » et « o » lui faisaient penser aux brigands orcs dirigés par un demi-orc qui avaient attaqué la caravane de Ricardo Damaris).

De l’avis général, la notation « CdG » devait désigner le Château de Greyhawk, la vaste demeure seigneuriale du dernier Graf de Sélintan, le célèbre archimage Zagig Yragerne. Le dit château était tombé en ruines depuis la disparition mystérieuse de son illustre occupant un siècle auparavant, et consituait depuis quelques décennies l’une des destinations favorites des aventuriers de tous poils. Bien que ces initiales eussent tout aussi bien pu correspondre à la Cité de Greyhawk, cela fut jugé peu probable, ses habitants préférant la désigner tout simplement par son nom. Il n’y avait que les étrangers pour insister si lourdement sur la distinction entre la cité et son domaine.

Satisfaits de leur trouvaille, les compagnons allèrent voir l’aubergiste pour lui poser quelques questions complémentaires. Ils n’en eurent pas le temps, car dès qu’il les vit leur interlocuteur leur indiqua une table où étaient assis trois nouveaux-venus vêtus de sombre qui souhaitaient leur parler. L’un de ces hommes se leva, faisant un geste d’invitation vers un quatrième tabouret laissé vacant.

Se faisant le porte-parole du groupe, Barnabé s’avança aussitôt vers la table tandis que ses compagnons restaient prudemment en arrière. Il parla longuement avec l’homme qui leur avait fait signe d’approcher, puis se dirigea vers la sortie en demandant à ses amis de le suivre.

Ce n’est qu’une fois sorti de la Vieille Ville qu’il consentit à faire son rapport. Les trois hommes s’étaient présentés à lui comme étant membres d’une sorte de comité de quartier, de simples citoyens concernés par la criminalité, mais son œil exercé n’avait pas manqué de reconnnaître le discret geste de la main que fit leur chef comme étant un signe de reconnaissance de la Guilde des Voleurs. Ils voulaient en fait savoir en quoi le meurtre d’un demi-euroz non identifié pouvait les intéresser. Barnabé leur avait donc raconté toute l’affaire, y compris le fait que le défunt n’était autre que son maître Korenth Mauk ayant loué la chambre sous une fausse apparence et une fausse identité.

En retour, le voleur lui avait appris qu’une divination lancée avant l’arrivée du Guet avait révélé qu’il avait été exposé à un narcotique puissant mais très coûteux. Maintenant qu’il était établi qu’il s’agissait en fait du légitime occupant de la chambre, cela se comprenait mieux : son ou ses assaillants avaient du essayer de le droguer pour qu’il ne se réveille pas. Il avait toutefois du réussir à résister d’une façon ou d’une autre, car des traces de lutte avaient été relevées dans la chambre bien que personne n’ait rien entendu. L’une de ses blessures, un coup de dague à la gorge, lui avait été fatale.

En botaniste émérite, Aloïs précisa que la drogue en question provenait de la racine d’une plante, torréfiée et réduite en une poudre pouvant être administrée par voie aérienne, en la soufflant par le trou de la serrure par exemple.


Le mort-vivant ne sembla pas particulièrement affecté par la défaite du prêtre. Il se dirigea droit vers Mathieu, le blessant au défaut de la cuirasse d’un revers de ses griffes acérées. En sus de la douleur physique, le paladin sentit un feu froid ronger sa force vitale.

Il lui retourna un coup de hache qui entailla largement la chair putride de sa poitrine, mais déclencha aussi deux phénomènes étranges. Une nuée de particules de chair racornie et d’os se dégagèrent du mort-vivant comme la poussière d’un tapis que l’on bat, tournoyant très rapidement autour de lui avec un effet abrasif comparable à celui d’une violente tempête de sable. Dans le même temps, le mort-vivant se démembra tout à fait, ses bras, ses jambes et sa tête se détachant complètement de son torse pour flotter séparément dans les airs. C’est donc six attaques, une par portion de corps, que le paladin dut ensuite repousser.

Kalen voulut lancer un dernier sort sur le gardien mort-vivant mais s’aperçut trop tard qu’il n’avait plus assez d’énergie magique, et son sort se dissipa à moitié tissé. Il tourna donc les talons et s’enfuit vers l’escalier menant à la sortie.

Note du MJ:
Je corrige ici une erreur commise en séance, Kalen ayant commencé la partie avec 6 Points de Sorts et en ayant dépensé 7 (3+2+2). Cela ne change pas grand-chose au résultat final, Aloïs ayant de son côté omis de compter ses dommages d’attaque sournoise croyant à tort que les morts-vivants y seraient insensibles.

Barnabé resta un peu plus longtemps, utilisant sa Perle de pouvoir pour récupérer juste assez d’énergie magique pour pouvoir lancer un tout dernier sort en cas de besoin.

Des crevasses béantes commencèrent à s’ouvrir au sol, remontant sur les parois vers la voûte du plafond. Les piliers de soutènement se rompirent les uns après les autres avec un claquement sec, tandis que des pierres de toutes tailles pleuvaient du plafond, frappant sans discrimination compagnons et cultistes blessés.

Barnabé reçut ainsi sur le crâne un morceau du chapiteau de la colonne derrière laquelle il se dissimulait. Il but rapidement une potion avant de prendre à son tour la poudre d’escampette.

Kalen fut terrassé à quelques mètres du salut par une grosse pierre de parement. Lorsque Barnabé arriva à sa suite quelques secondes plus tard, Conrad était déjà en train de trainer son corps inanimé dans les escaliers.

Le premier élan d’Aloïs alla vers la jeune fille en détresse. Contournant le mort-vivant, il courut jusqu’à l’autel pour l’aider à marcher en lui prêtant un bras secourable. Elle était encore faible et avait du mal à se relever, car elle tenait encore son bébé dans les bras, courbant le dos pour le protéger. Miraculeusement, elle n’avait pas été réduite en bouillie par un fragment du plafond bien qu’exposant largement son dos.

Mathieu constata avec horreur que la blessure qu’il venait d’infliger au mort-vivant commençait déjà à se refermer. Pressé d’en finir, il laissa tomber sa hache pour se saisir de sa toute nouvelle masse d’armes, pensant (à tort) qu’elle serait peut-être plus efficace. Il défonça quelques côtes au mort-vivant, mais le résultat ne fut guère plus probant.

Pendant ce temps, Hélebrank s’efforçait de venir en aide au moine, mais sans s’approcher de l’autel car celui-ci lui inspirait une crainte superstitieuse. Il projeta donc sa volonté vers l’un des pieds du moine, la seule partie de son anatomie qui soit visible depuis l’endroit où il se tenait, et commença à le soulever dans les airs puis à le ramener vers lui.

C’est donc de façon particulièrement indigne, pendu la tête en bas par une jambe, que Khalil fut évacué loin des combats. Par chance, ni lui ni le psion ne reçurent le moindre gravier sur le crâne durant tout ce processus. Dès que le moine fut à sa portée, Hélebrank le chargea sur ses épaules et courut vers la sortie.

Note du MJ:
A priori, il aurait été plus simple pour Hélebrank d’aller le chercher et de le porter que de le faire léviter lentement vers lui au beau milieu d’un temple en train de s’écrouler. Une solution plus efficace, mais tellement moins drôle !

Aloïs interrompit un instant son galant sauvetage pour prendre à revers le mort-vivant et lui défoncer le crâne d’un coup bien ajusté de son étoile du matin. Ses divers membres tombèrent au sol en tas épars, et ses flammes s’éteignirent.

Mathieu récupéra sa hache puis aida Aloïs à porter la donzelle, joignant leurs mains pour lui faire une assise et courant aussi vite que possible tout en évitant les pierres s’abattant du plafond. Ils étaient en train de gravir l’escalier lorsque le temple s’effondra complètement derrière eux, les engloutissant dans un épais nuage de poussière. Lorsqu’ils parvinrent en haut des marches, les murs du couloir avaient déjà commencé à trembler et à se fissurer. Ils continuèrent donc à courir.

La colère de Tharizdûn les poursuivit ainsi jusqu’à la sortie. Fort heureusement, l’arche désintégratrice semblait s’être désactivée. Au-delà, les secousses étaient beaucoup moins fortes ; peut-être l’influence du Dieu Sombre se limitait-elle à la zone désacralisée.

C’est donc couverts de poussière de la tête aux pieds qu’ils regagnèrent la surface, crachant et toussant, où les attendaient déjà leurs compagnons plus véloces. Le jour était déjà levé.

Ils ne retrouvèrent pas la moindre trace de leurs prisonniers ou du corps d’Owen Danwick. Ne restait en fait du cheval laissé à la longe dans la cour qu’une demi-carcasse, partiellement emballée dans un cocon de fil soyeux. En leur absence, les araignées de la tour semblaient avoir eu une petite fringale nocturne. Par chance, il s’agissait de la moitié postérieure du cheval, celle qui portait les fontes. Les compagnons y retrouvèrent donc la rançon ainsi que la tête du marchand, à défaut de son corps qui devait avoir rejoint le garde-manger des araignées.

Pour rentrer avec leurs blessés, ils durent donc faire main basse sur les cinq chevaux des brigands, bien à l’abri dans leur écurie close. Ils semblaient très nerveux et craintifs, ce qui pouvait se comprendre au vu de ce qui rôdait dans le voisinage.

Durant le trajet, la jeune Lyza ne cessa de se répandre en louanges, les remerciant de l’avoir tirée des griffes de cet horrible culte maléfique et d’avoir sauvé son bébé. Aloïs, Khalil et Kalen semblèrent prendre ses déclarations pour argent comptant, la tenant pour une parfaite oie blanche ; les autres préférèrent réserver leur jugement, car ils gardaient en mémoire la lettre troublante trouvée dans le bureau du prêtre.

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Lorsqu’ils arrivèrent en vue des murs de la Cité, alors que le soleil était déjà haut dans le ciel, les compagnons rencontrèrent une colonne de cavaliers envoyés à leur recherche.

A ce qu’on leur raconta, Arsène s’était inquiéter de ne pas voir son maître revenir, et avait donc informé les autorités de toute l’affaire dès les premières heures du matin. Le temps qu’il s’explique avec le Guet, une ou deux heures s’étaient écoulées. A son retour, il avait hélas constaté le décès de sa maîtresse : apparemment, durant son absence prolongée, elle avait fini le ragoût qu’il lui avait laissé avant de partir et n’avait pu assouvir sa faim qu’en se dévorant les avant-bras, avec les conséquences fatales que l’on imagine. Les autorités ne manquèrent pas de trouver cette cause de décès éminemment suspecte.

Owen Danwick avait de longue date laissé après de la Guilde des Scribes et Avocats un testament de vie accompagné du dépôt d’une très forte somme, à utiliser pour sa résurrection en cas de décès prématuré. Son état de santé s’améliora donc spectaculairement dans les jours qui suivirent, et l’une de ses premières décisions fut de faire bénéficier sa femme du même traitement.

Toutefois, sa fatigue aussi persistante qu’inexpliquée attisa les soupçons des prêtres ayant officié à son retour parmi les vivants, déjà éveillés par la boulimie morbide de sa conjointe. Il s’avéra que les époux Danwick étaient tous deux sous l’emprise d’une puissante malédiction, altérant tant leur comportement que leur faculté à réaliser le caractère anormal de la situation. Avec une bonne Expurgation des malédictions, il n’y parut plus : il retrouva le sommeil, et elle cessa d’être perpétuellement affamée. Un peu de transmutation cosmétique pour effacer les ravages causés à sa silhouette, et ils furent tous deux comme neufs.

A posteriori, les compagnons réalisèrent qu’effectivement, il y avait peut-être eu quelque chose d’étrange dans leur comportement. Sur le moment, ils avaient attribué tout cela à une cause naturelle, à savoir le chagrin causé par la disparition de leur fille. Mais tout bien réfléchi, étant donné qu’ils n’avaient ni l’un ni l’autre été des parents particulièrement aimants, cela pouvait paraître suspect… Seraient-ils encore passés à côté de quelque chose ? Flûte alors !

Ses premières explications où elle se présentait contre la captive innocente et maltraitée d’un culte maléfique n’ayant pas tenu face au témoignage des compagnons, Lyza Danwick fut soumise à un interrogatoire plus poussé et ne tarda pas à tout avouer.

Elle admit notamment que c’était à sa demande expresse que le prêtre de Tharizdûn (dont le nom était bien Elgoth) avait jeté une double malédiction sur ses parents, qu’elle haïssait de tout son être depuis aussi longtemps que portaient ses souvenirs.

Elle révéla également qu’Elgoth n’était autre que son propre frère jumeau. Laissé de côté par les Danwick qui n’avaient pas voulu s’encombrer d’un petit garçon, il avait fini par être adopté par un érudit originaire de la Cité de Dyvers. C’est au cours de ses études supérieures qu’il avait découvert Tharizdûn en compulsant des écrits interdits. Immédiatement séduit, il s’était converti à son culte puis avait constitué autour de lui une petite troupe de cultistes fanatisés, recrutés parmi la lie des pires bas-fonds.

Poussé par des rêves prophétiques, il s’était ensuite lancé à la recherche de sa sœur perdue pour concevoir avec elle un enfant incestueux dont la destinée, selon certains oracles, aurait été de libérer enfin le Dieu Sombre. Après avoir retrouvé sa trace, il s’était introduit dans la maisonnée des Danwick en se faisant embaucher comme domestique. Son intention première avait été de sonder Lyza très prudemment, et si elle se montrait réceptive, de lui révéler la vérité sur leur ascendance commune. A défaut, il l’aurait purement et simplement enlevée.

A sa grande surprise, elle s’était révélée toute prête à précipiter la venue de l’apocalypse, étant déjà elle-même en secret une adoratrice de Tharizdûn. Sa corruption remontait au jour où elle avait été prise de fascination pour une hideuse statuette récemment acquise par son père, une antiquité trouvée dans les profondeurs d’un souterrain du lointain Perrenland, celle-là même que le prêtre avait apposé sur son bébé sous les yeux des compagnons. Elle s’en était aussitôt emparée, en même temps que d’autres babioles qu’elle dissimula ensuite dans les affaires d’un domestique avant de le dénoncer pour détourner sur lui les soupçons.

Ainsi fut résolu le mystère de l’enlèvement de la jeune Lyza Danwick. Son père ne paraissait toutefois pas déborder de reconnaissance envers les compagnons, et il ne fut plus question de récompense. Il refusa également de reprendre à son service son ancien majordome, maintenant innocenté, au motif qu’employer un ancien bagnard ne serait guère compatible avec le renom de sa maisonnée.

Par contre, après quelques jours d’hésitation, il réclama et obtint la garde de son petit-fils, ceci contre l’avis de certains temples qui auraient de loin préféré le confier à une institution religieuse pour garder un œil sur lui. Le jeune Damien Danwick serait donc élevé selon son rang et hériterait à terme d’une vaste fortune...

Enfin, le Juge Godbert fut très intéressé par la lettre retrouvée dans les affaires d’Elgoth, et assura les compagnons que le nécessaire serait fait par ses confrères du Verbobonc pour mettre la main sur ce « Maître Dunrat » dans les meilleurs délais.


La pièce au bas des marches contenait bien de très nombreuses robes à cagoule pointue pendues à des patères. Ceux des compagnons qui voulaient se faire passer pour des cultistes se changèrent donc.

Ils convinrent ensuite d’un plan d’attaque très simple : Mathieu resterait au vestiaire avec Conrad, trop gravement blessé pour participer au combat, tandis que les autres poursuivraient revêtus de robes. Les compagnons espéraient qu’ainsi déguisé, Hélebrank pourrait aller au beau milieu du temple sans être arrêté et tuer d’un seul coup tous ses occupants avec l’une de ses fameuses Eruptions d’énergie. Courageusement, bien que se plaignant amèrement de ne plus avoir assez d’énergie magique pour être d’une quelconque utilité dans un combat, Kalen insista pour se joindre au groupe destiné à s’infiltrer dans le temple au lieu de rester en arrière.

Mais avant de passer à l’action, il fallut d’abord déployer des trésors de persuasion pour convaincre Aloïs qu’il ne pouvait raisonnablement espérer se faire passer pour un cultiste lambda s’il persistait à emporter son tout nouveau bouclier.

Node du MJ:
Un autre moment d’anthologie : c’est en fait un peu plus tard durant le combat qu’il est apparu qu’Aloïs entendait être entré dans le temple en tenant à la main le grand écu magique récupéré chez le bourreau, tout prêt à servir. Il fallut expliquer qu’en aucun cas il n’aurait pu entrer avec ça sans provoquer une réaction immédiate des gardes. Je veux bien que dans la pénombre ils ne remarquent pas les armures et les armes sous les robes, mais faut pas pousser, eh !

Une fois ce détail réglé et le matériel superflu laissé au vestiaire avec le paladin, les compagnons ouvrirent les portes. Derrière s’étendait un vestibule enténébré, du moins pour quiconque n’était pas sous l’effet d’une Nyctalopie. Sur la gauche deux portes fermées ; sur la droite, une vaste ouverture donnant sur le temple à proprement parler, où la cérémonie battait son plein.

Le groupe d’infiltration pénétra dans le vestibule, la cagoule bien tirée sur la tête, et s’approcha du temple. Il était suivi de près par Barnabé, tapi silencieusement dans l’ombre.

C’était jour de grande affluence dans la nef : un peu moins de quarante cultistes encagoulés occupaient les bancs, disposés en deux travées de cinq de chaque côté d’une allée centrale, chantant et criant à pleins poumons. Douze gardes lourdement armés et vêtus de cottes de mailles étaient également présents : deux groupes de trois de part et d’autre de l’entrée, et six autres répartis le long des murs latéraux.

Au fond de la salle, quelques marches permettaient d’accéder à un dais en demi-cercle sur lequel était érigé un autel massif en pierre noire. Une jeune fille aux cheveux roux vêtue d’une longue aube blanche, sans doute Lyza Danwick, y était allongée les genoux relevés et écartés. A entendre ses cris de douleur et à voir son visage baigné de sueur, il était évident qu’elle était en plein accouchement. Un cultiste faisait office de sage-femme.

Juste derrière l’autel, un prêtre portant un curieux demi-heaume hérissé de pointes laissant voir une barbe rousse dirigeait la congrégation, gueulant plus fort que tout le monde. Le mur du fond était recouvert du sol au plafond par une tapisserie sombre où l’on devinait à peine la forme d’un visage immense dépourvu de traits, semblant toiser l’assemblée.

Les lieux étaient baignés d’une aura maléfique encore plus dense que dans le reste du complexe, presque palpable. Une pénombre presque complète y régnait, que ne dissipaient que les braises rougeoyantes emplissant les braseros disposés dans des alcôves peu profondes le long des murs et sur le dais. Sans leur Nyctalopie, les compagnons auraient été presque aveugles.

Ce devait être plus ou moins le cas pour les gardes, car l’un d’eux s’avança vers les compagnons, les prenant visiblement pour des cultistes ordinaires.

- « Ne restez pas plantés là ! Il y a encore de la place, au fond » leur chuchota t’il en désignant la dernière rangée de bancs.

Les compagnons entrèrent donc sans plus se faire prier (Barnabé, que le garde n’avait pas remarqué, resta bien sûr dissimulé dans le vestibule). Kalen, Aloïs et Khalil prirent place à droite, tandis que Hélebrank se dirigeait vers la gauche. Ils firent ensuite semblant de hurler et de chanter pour ne pas attirer l’attention de leurs voisins, attendant que se présente le moment propice pour passer à l’attaque.

Quelques instants et une dernière poussée plus tard, les pleurs d’un nouveau-né se joignirent aux glapissements hystériques des cultistes, qui redoublèrent d’intensité. La pseudo sage-femme posa l’enfant sur la poitrine de sa mère, qui s’en saisit machinalement, complètement épuisée.

- « Ïa, ïa, Tharizdûn ftaghn ! » hurla le prêtre d’une voix éraillée, avant de s’emparer d’une hideuse statuette de pierre noire représentant un monstre bicéphale au corps difforme.

Ses deux cous serpentins enlacés se terminaient par deux têtes dentues semblant se disputer une grosse pierre violette, peut-être une améthyste. Il appliqua cette statuette sur le bébé, qui poussa aussitôt un cri inhumain, impassiblement aigu, que n’interrompait aucune respiration.

Barnabé estima que c’en était trop. Il prit sur lui de déclencher les hostilités et lança l’un des petits globes détachés de son Collier de boules de feu au beau milieu des travées, sur la droite de la salle. L’explosion de flammes qui s’ensuivit engloba trois gardes et une quinzaine de cultistes : aucun de ceux-ci n’en réchappa, mais deux des gardes survécurent à leurs brûlures.

Hélebrank imita aussitôt cet exemple, faisant quelques pas comme pour s’éloigner de l’explosion jusqu’à atteindre ce qu’il estimait être le point optimal pour déclencher son Eruption d’Energie. Une sphère de flammes deux fois plus grosse que la précédente jaillit autour de lui, calcinant instantanément gardes et cultistes dans sa moitié de la salle. De fait, elle était si grosse que Kalen en eut aussi le poil roussi et qu’Aloïs ne dut son salut qu’à un plongeon désespéré. Difficile de distinguer entre amis et ennemis dans cette foule…

Le psion réalisa ensuite (mais un peu tard) qu’il aurait peut-être dû se laisser tomber au sol comme ses voisins. Là, debout au milieu d’un vaste cercle de cadavres plus ou moins carbonisés, le moins que l’on puisse dire était qu’il attirait l’attention. Un des gardes l’aperçut et entreprit de traverser la salle pour lui régler son compte.

De fait, après ces deux déflagrations, ne restaient debout dans la salle qu’Hélebrank et un petit groupe de quatre personnes portant des robes de cultistes (dont trois étaient en fait ses compagnons), ainsi que cinq des six gardes initialement positionnés sur la droite.

Ne pouvant facilement reconnaître les amis des ennemis, les gardes optèrent pour une solution pragmatique : tuer tout ce qui portait cagoule, et laisser Tharizdûn reconnaître ensuite les siens.

Les quatre autres gardes s’attaquèrent ainsi à Aloïs et Kalen, au seul motif que leur survie miraculeuse semblait suspecte, ainsi qu’à Khalil, juste parce qu’il était sur leur chemin et faisait partie du groupe des retardataires arrivés juste avant que les choses ne dégénèrent.

Complètement pris au dépourvu, Kalen fut assez grièvement blessé. Il s’était attendu à bénéficier plus longtemps d’un confortable anonymat. Pris de panique, il lança aussitôt un Saut dimensionnel qui le déposa trois mètres plus loin dans une pluie d’étincelles.

Fort heureusement pour lui, le garde qui l’attaquait était trop occupé à passer son épée au travers du corps du dernier véritable cultiste (qui tentait lui aussi de s’enfuir) pour profiter du bref instant où sa concentration lui avait fait baisser sa garde. Il réalisa aussitôt qu’il aurait été sans doute mieux inspiré de faire le chemin à pied, mais comme toujours son premier réflexe avait été de recourir à ses pouvoirs. Il changea de méthode et courut vers l’entrée du temple, s’efforçant de mettre autant de distance que possible entre lui et les spadassins.

Toujours abrité derrière l’un des piliers de l’entrée, Barnabé estima que ses camarades étaient à même de venir à bout du menu fretin, surtout avec l’aide prochaine du paladin dont la bruyante approche était déjà audible. Il lança donc trois Projectiles magiques sur le prêtre dans l’espoir d’interrompre la cérémonie.

Celui-ci accusa le coup, puis sans cesser de maintenir la statuette fermement appliquée sur le nouveau-né hurlant, pointa le doigt vers la salle.

- « Gardien ! Tue les infidèles ! » aboya t’il, avant de prononcer précipitamment une incantation de protection.

Une hideuse créature mort-vivante s’éleva aussitôt derrière l’autel, flottant rapidement dans les airs vers les compagnons, ses jambes mortes pendant sous elle, inertes. Elle avait l’apparence d’un cadavre horriblement enflé et putréfié, entouré d’une aura d’étranges flammes blanches ne projetant aucune chaleur. Elle était aussi presque démembrée, seuls quelques rares lambeaux de chair et ligaments distendus reliant encore sa tête et ses membres à son torse.

Hélebrank envisagea un instant d’arracher le bébé des bras de sa mère grâce à une puissante impulsion télékinétique, mais y renonça de peur de ne pouvoir lui garantir un atterrissage en douceur. Il opta donc pour une approche plus directe : sept carreaux d’arbalète flottèrent hors des carquois qu’il portait à la ceinture et jaillirent en un essaim mortel en direction du prêtre. Il résista sans peine à un soudain désir de détourner son tir, et quatre de ses carreaux atteignirent leur cible malgré le miracle de Sanctuarisation dont celle-ci venait tout juste de s’entourer. Puis il tourna les talons et déguerpit en direction de l’entrée pour échapper au garde lui venant sus, qui bien que ralenti par les travées encombrées de cadavres commençait à se rapprocher dangereusement.

Khalil estima qu’en puisant dans ses toutes dernières ressources pour accroître sa vitesse, il pourrait tout juste atteindre le prêtre avant qu’il n’ait le temps de réagir. Toutefois, il présuma trop de ses capacités acrobatiques : au cours de sa course zigzagante au milieu des gardes, il dut encaisser plusieurs coups qui le laissèrent au bord de l’évanouissement. Celui lui aurait peu importé si en retour il avait pu neutraliser le lanceur de sorts ennemi… Mais hélas, celui-ci esquiva sans peine son attaque précipitée.

- « Gardien ! A moi ! Protège le Héraut ! » s’écria le prêtre, rappelant à lui le mort-vivant.

Celui-ci pivota sur lui-même, refit en sens inverse le même trajet, et abattit une main griffue nimbée de feu blanc sur le moine, qui s’affaissa au sol comme une marionnette dont on a coupé les fils, à l’article de la mort.

Mathieu chargea vers l’autel le long de l’allée centrale, croisant Kalen qui venait en sens inverse. Le prêtre commença de nouveau à incanter, dans l’intention de l’anéantir le paladin avant qu’il ne puisse l’atteindre. Mais Barnabé, qui n’attendait que cela, lui décocha trois autres Projectiles magiques qui lui firent perdre le fil de sa prière.

Laissé seul au milieu de quatre ennemis, Aloïs sortit son étoile du matin de sous ses robes et défendit chèrement sa peau, rendant coup pour coup. Hélebrank ne tarda pas à venir à son secours, terrassant d’un coup ses quatre adversaires avec autant de Projectiles d’énergie enflammés. Aloïs lui rendit aussitôt la politesse en interceptant le garde qui lui courait après, lui fracassant le crâne.

Kalen fit halte au niveau des portes, non loin du hobniz, et vida cul-sec l’une des nombreuses potions de soin que les compagnons gardaient en réserve. Ensuite, suivant son exemple, il fit grêler quatre Projectiles magiques supplémentaires sur le prêtre maléfique.

- « Aaaarggh ! Soyez maudits ! » hurla celui-ci en s’écroulant au sol. Il entraîna dans sa chute la statuette, qui se brisa sur le bord de l’autel.

Une vague de noirceur glaciale en jaillit aussitôt, se propageant dans toute la pièce. Les murs commencèrent à trembler, faisant pleuvoir du plafond une fine poussière.


Puis les compagnons regagnèrent le couloir, passant à la porte suivante. Cette fois-ci, Khalil n’oublia pas d’écouter s’il y avait quelqu’un de l’autre côté. De bruit il n’y avait point, mais coller son oreille à l’un des battants lui permit de constater que celui-ci était étonnamment froid.

Derrière, s’étendait une vaste crypte faiblement illuminée par deux globes violets. Une volée de marches descendait devant eux vers une travée centrale recouverte d’une mosaïque de tessons pourpres. De part et d’autre, sur des linteaux surélevés, étaient disposées deux séries de cinq lourds sarcophages de pierre. Face à eux, un balcon accessible depuis deux escaliers surplombait la pièce. Un piédestal portant un étrange globe de ténèbres, de la taille d’une pastèque, y était érigé bien en évidence. A eux deux, Kalen et Mathieu purent déterminer que ce globe était magique, de même nature qu’un Mur de force, et qu’en émanait une forte aura maléfique.

Jugeant l’ambiance malsaine, les compagnons refermèrent la porte sans pousser plus loin leurs investigations. Ne leur restait plus que les deux doubles portes situées au bout du couloir à voir.

Comme un filet de lumière filtrait sous celle de droite, ils ouvrirent tout d’abord celle de gauche : elle donnait sur un escalier descendant vers un palier plongé dans le noir complet, sans même la faible lueur violette du couloir. A l’oreille, il leur sembla que les chants et autres hurlements qui constituaient l’ambiance sonore des lieux étaient plus forts dans cette direction.

Ils convinrent donc d’y revenir en tout dernier lieu, et de tenter d’abord leur chance du côté de l’autre double porte, celle donnant sur une pièce éclairée. En attendant, Hélebrank dépêcha son fidèle Caillou sur le palier en lui demandant de faire le guet, et de l’avertir si quelqu’un montait les escaliers.

La double porte de droite était verrouillée. Barnabé était encore en train de s’escrimer sur la serrure avec le vieux clou rouillé qui lui tenait lieu d’outil lorsque la voix télépathique de Caillou résonna sous le crâne d’Hélebrank.

- « Euh, Patron ? C’est moi, Caillou. Vous m’avez demandé de vous prévenir si quelqu’un venait, pour ne pas être surpris, tout ça. Mais est-ce que je dois vous avertir s’il y a déjà quelqu’un ? »
- « Hein ? Mais bien sûr ! Tu vois quoi ? » lui répondit le Psion par le même moyen.
- « Une fille. Plutôt jeune. Elle est en train de se changer, là. Parce que c’est une sorte de vestiaire, en bas des escaliers. »
- « Une jeune fille ? Elle est comment ? »
- « Euh, plutôt gironde ? Elle a une sacrée paire de… »
- « Mais non, ce n’est pas ce que je voulais dire ! C’est la fille que nous cherchons, ou pas ? Rousse, les yeux violets ? »
- « Non, pas du tout. Celle-là c’était une vraie brune. J’ai bien vu, elle était en train d’enlever sa robe quand je suis arrivé. Et après elle en en a remis une autre toute pareille. Pas tout à fait la même que les vôtre : la capuche se rabat complètement sur le visage, avec deux trous pour les yeux, et il y a une spirale sur la poitrine, pas votre sorte de pyramide. Ah, maintenant elle a fini. Elle repart par une porte, juste en face. »
- « Très bien. Ne bouge pas et préviens moi s’il se passe quoi que ce soit. Je te rejoins dès que nous en aurons fini ici. »

Hélebrank rompit la communication et reporta son attention sur la porte, dont la serrure venait de céder aux sollicitations expertes du hobniz avec un dernier cliquètement. Elle s’ouvrit sans bruit sur un petit vestibule aux murs couverts de bas-reliefs représentant des actes innommables de dépravation commis sous le regard attentif d’une silhouette noircie dépourvue de visage.

Cette entrée sinistre contrastait fortement avec la chambre à coucher confortable, agréablement décorée, qui s’étendait au delà. Les compagnons reconnurent de suite certains éléments de mobilier familiers, comme le grand fauteuil à dossier de cuir où ils avaient vu Lyza lire, ou bien le somptueux lit à baldaquin où ils l’avaient vue dormir en bonne compagnie. Ils découvrirent par contre un splendide bureau de bois de sable, au grain si noir et lisse qu’il en reflétait la lumière, et une grande armoire faite du même bois orné de grandes ferrures de cuivre poli.

Une demi-douzaine de grands cierges noirs disposés dans des appliques métalliques fixées aux murs dispensaient une agréable lumière tamisée. Sur la gauche, une grande tapisserie de style baklunien couvrait tout un pan de mur de ses arabesques colorées. Une petite bibliothèque garnie de livres traitant de la mythologie suéloise faisait office de table de chevet. Un braséro de fer rouillé s’efforçait de dissiper l’humidité et le froid ambiant.

Dans un cabinet de toilette attenant, ils trouvèrent aussi une grande baignoire émaillée, une chaise percée et une petite console portant une vasque emplie d’eau parfumée de quelques feuilles de menthe fraîche. Quelques pots pourris stratégiquement disposés dispensaient une agréable senteur florale.

Barnabé s’attaqua de suite au bureau, sur les tiroirs duquel son clou tordu fit à nouveau merveille. Il y trouva de nombreuses monographies sur l’histoire antique suéloise, ainsi qu’une bien étrange lettre :

Elgoth,
Tes nouvelles m’emplissent de joie. Ainsi tu as trouvé ta moitié et conçu avec elle le prophète dont la venue était annoncée.
Une fois son âme liée par la statuette, viens me rejoindre avec l’enfant à Hommlet. Nous le remettrons ensemble au Temple de l’Absolue Consumation, où il sera de suite admis au sein de la Pointe Noire par la Triade.
Elle se chargera elle-même de son éducation. Il sera l’Emissaire du Dieu Sombre, le Héraut de l’Apocalypse.
La Fin est proche,
Maître Dunrat

Tout comme la grande majorité de la population du continent, les compagnons avaient entendu parler d’Hommlet, un petit village situé aux confins du Vicomté du Verbobonc qui avait eu l’insigne honneur de se retrouver à deux reprises placé à l’avant-garde du combat contre les forces du Temple du Mal Elémentaire, jusqu’à la destruction de ce dernier en 579 AC par une troupe de vaillants aventuriers. Ne voyant pas trop quel pouvait être le rapport entre cette affaire et la Mort Rampante, les compagnons se promirent d’en aviser le temple de St Cuthbert, qui se trouvait être la principale religion du Vicomté.

De son côté, Aloïs jeta rapidement un œil derrière la tapisserie, sans rien voir d’autre qu’un mur nu, tandis qu’Hélebrank se chargeait de l’armoire, garnie d’un vaste assortiment de vêtements allant des habits de voyage aux tenues de cour princières, pour les deux sexes. La fouille du lit n’aboutit qu’à la découverte d’un vieil ours en peluche dissimulé sous un oreiller.

Kalen et Barnabé se concertèrent rapidement sur l’opportunité de lancer une Détection des portes secrètes, parvenant ensemble à la conclusion que cela ne serait guère raisonnable compte tenu de l’état de leurs réserves de manne. Personne n’envisagea un seul instant de faire une recherche à l’ancienne, à l’œil nu. Les compagnons ressortirent donc de la chambre sans trouver ni le passage menant à la chambre forte où reposait le trésor de guerre du prêtre, ni celui menant directement au temple.

Ils ouvrirent donc à nouveau la double porte de gauche et s’engagèrent sur les marches. Aussitôt, Hélebrank reçut une communication télépathique de son psi-cristal :

- « Patron ? C’est encore moi, Caillou. Comme demandé, je vous préviens qu’il se passe quelque chose : là, vous êtes en train de descendre l’escalier. Je vous vois. »

Hélebrank poussa un soupir sans se donner la peine de répondre. Il avait implanté dans Caillou son opiniâtreté naturelle, qui par résonance avec son propre esprit lui procurait une capacité de concentration décuplée. Mais en contrepartie, son psi-cristal se montrait singulièrement littéral dans l’interprétation de ses instructions, et carrément fanatique dans leur exécution. Il se contenta de tendre la main, et Caillou s’y laissa tomber depuis le mur où il s’était efforcé de passer pour une incrustation décorative.


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LA CHUTE DU TEMPLE MAUDIT
(séance du 28 mars 2014)

1er Jour de l’Eau du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595 (très tard dans la nuit)
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L’inspection des cuisines n’alla pas plus loin. Mathieu et Barnabé décidèrent aussi de laisser tomber la robe, l’un parce qu’il avait horreur de ce genre de subterfuges, et l’autre parce que sa taille lui interdisait de toute façon de camper un cultiste de façon crédible.

Puis, tels la proverbiale caravane, les compagnons laissèrent les chiens aboyer et regagnèrent le couloir. Un très épisodique goût pour l’ordre et le travail bien fait dirigea leurs pas vers la plus proche issue, à savoir une double porte quelques mètres plus loin, que Barnabé soumit à un examen méthodique à la recherche de picots rétractables, cliquets surnuméraires ou autres mécanismes révélateurs de la présence d’un piège. Puis il laissa la place à Khalil, qui colla son oreille sur la serrure sans entendre de bruits suspects (autres que les chants impies provenant du fond du couloir, bien sûr).

Le moine tourna ensuite l’anneau de l’un des battants, qui s’ouvrit sur ce qui était manifestement une bibliothèque. Trois des murs étaient garnis de rayonnages chargés de livres anciens. Depuis les quatre coins de la pièce, autant de globes de verre dépoli projetaient une pâle lumière blanche. Ils étaient posés en hauteur, sur des piédestaux d’un goût douteux, ayant la forme de têtes humaines aux mâchoires horriblement distendues, comme si elles essayaient d’avaler le globe par le dessous.

Au centre de la pièce, un grand grimoire relié de cuir pourpre était ouvert sur une grande table devant une chaise confortable, à côté d’un verre à vin vide, d’un peigne à cheveux et d’un cinquième de ces globes lumineux grotesques.

Khalil entra dans la pièce, fit précautionneusement le tour de la table... et ressortit en fermant derrière lui la porte, expliquant qu’il n’y avait là rien d’intéressant et donc aucun motif de s’attarder. Bien sûr, Kalen ne l’entendit pas de cette oreille et demanda à au moins examiner le grimoire. Hélas, il ne connaissait pas la langue dans laquelle il était rédigé (du suélois, d’après Barnabé) et ni lui ni le hobniz n’étaient disposés à investir une bribe du peu d’énergie magique qui leur restait dans un sort de Compréhension des langues.

Ils laissèrent donc tomber le grimoire et se dirigèrent vers la porte suivante, celle-là à simple battant. Cette fois, après avoir laissé Barnabé opérer, Khalil ouvrit la porte en grand sans s’embarrasser de préliminaires.

Manque de chance, cette fois-ci il y avait un occupant… En l’occurrence, un homme obèse qui dormait dans un grabat juste en face de la porte, sans même avoir enlevé sa cotte de mailles. Se réveillant en sursaut, il renversa sur lui le contenu de la chope métallique qu’il tenait fermement d’une main, posée sur sa large poitrine.

Il était moins grotesquement boursouflé que Dame Danwick, mais son second quintal était bien entamé : le grabat ployait nettement sous la charge. Il portait aussi sur sa trogne un mépris évident pour les plus évidentes règles d’hygiène : son visage était constellé d’immondes pustules blanches qui tranchaient bien sur sa couperose. Sans surprise, il puait l’aisselle rance et la vinasse.

A son chevet, sur une petite table couverte d’une épaisse couche de gras, étaient posés une jolie masse d’armes ouvragée, une bouteille vide couchée, ainsi qu’un jambon mi-cuit largement entamé dans lequel une dague était plantée jusqu’aux quillons. Juste à côté, un grand bouclier de métal était accroché au mur.

- « Hein ? Quoi ? Nnoonn, j’n’dormais pas... Jeul’juuur… » protesta l’occupant des lieux avec cette diction pâteuse caractéristique d’un abus de boisson (autrement dit, il était bourré).

Mathieu fut le premier à réagir, écartant ses compagnons pour entrer dans la pièce. Il prononça le mot de commande de sa hache et se tint près au combat, laissant chevaleresquement le temps à son adversaire de basculer hors de son grabat et de récupérer son arme sur la table. Le dit adversaire n’était toutefois pas au mieux de sa forme : il vacillait sur place, continuant à bafouiller des paroles incohérentes ; manifestement, l’adrénaline ne parvenait que partiellement à compenser les effets d’une cuite monumentale.

Mathieu, Khalil et Aloïs engagèrent le combat, rejoints par Hélebrank une fois tous les compagnons entrés dans la pièce et la porte refermée. Kalen et Barnabé se contentèrent de compter les points. Bien que se battant à quatre contre un, le poivrot se montra étonnamment pugnace, vendant chèrement sa peau. Il parvint même à asséner un solide coup de masse sur le casque d’Aloïs, lui faisant voir trente-six chandelles. Mais dès que Khalil parvint à le faire choir au sol en lui fauchant les jambes, ce fut l’hallali : la suite tint plus de l’abattoir que du champ de bataille.

Tandis que Mathieu soignait la légère commotion d’Aloïs d’un coup de baguette magique, Hélebrank se porta volontaire pour fouiller le cadavre de leur adversaire, prenant garde à le toucher le moins possible quitte à faire levier avec son bâton pour le retourner. Outre la preuve manifeste que son sens déficient de l’hygiène affectait également la fréquence à laquelle il changeait ses liquettes, il trouva dans une petite bourse à sa ceinture une petite fiole de verre emplie d’un liquide rosé, légèrement phosphorescent. Kalen l’identifia comme une Potion de guérison des blessures légères sans lancer le moindre sort, rien qu’à sa robe et à son bouquet comme le lui avait appris Allustan. Personne ne se porta volontaire pour fouiller la literie : un seul coup d’œil au drap jauni de pus leur suffit.

Un petit couloir s’ouvrait dans la chambre, à droite en entrant. Au-delà d’une porte bardée de métal, fermée par une barre et cadenassée par une grosse chaîne, il aboutissait à une grande pièce faiblement éclairée d’où provenait une odeur chaude de fumée, d’huile lampante et de viande grillée.

Il devint évident au premier coup d’œil qu’il s’agissait d’une chambre de torture : divers présentoirs disposés le long des murs portaient tout l’attirail indispensable, pinces, lames, pointes et autres poucettes. Le principal élément de la pièce était toutefois une large fosse circulaire emplie de braises rougeoyantes, au dessus de laquelle était disposée une grande grille de fer forgé.

Cette grille était suspendue au plafond par un ensemble de chaînes qui remontaient vers un mécanisme horriblement complexe, composé de palans mobiles et de triples ou quadruples poulies suspendues au plafond, puis redescendaient pour s’accrocher à des anneaux scellés à hauteur d’homme dans les murs de la pièce. A vue de nez, cet ensemble sophistiqué devait avoir pour fonction de déplacer, incliner, monter ou descendre la grille pour le plus grand confort du bourreau (ou pour le plus grand désagrément de la victime, question de point de vue). Un demi-olve entièrement nu était attaché sur la grille par des sangles de cuir, allongé à plat ventre les bras et les jambes écartés. Sa face était si cramoisie et craquelée que les compagnons le crurent mort.

Juste à côté de la fosse, une chaise dont le dossier tendu de velours était croûté de pus séché semblait avoir été placée là afin de permettre au bourreau de profiter du spectacle.

Le demi-olve poussa un faible gémissement. Parant au plus pressé, Mathieu utilisa sur lui une charge de sa baguette de Guérison des blessures moyennes afin de le maintenir en vie. Khalil proposa de sauter sur la grille pour le libérer au plus vite, mais on l’en dissuada au motif que le poids supplémentaire risquerait de précipiter tout le dispositif dans la fosse.

Le moine se résigna donc à attendre que Barnabé et Hélebrank étudient le mécanisme, suivant du doigt telle ou telle chaîne dans l’entrelacs de poulies pour essayer de deviner l’effet que produirait une traction à tel ou tel endroit. Après quelques instants de réflexion, le hobniz libéra l’une des chaînes accrochées au mur et tira dessus d’un coup sec. Cela ne devait pas être la bonne, car la chaîne lui échappa aussitôt des mains, allant s’enrouler dans une poulie qui tournait à toute vitesse, comme prise de folie. Certaines autres chaînes se tendirent violemment, jusqu’à ce que l’une d’entre elles se libère de son attache avec un claquement, traversant la salle en diagonale comme un fouet, frappant le hobniz et l’entraînant avec elle ; heureusement, il parvint à s’en défaire juste avant de basculer dans les braises.

Tandis que Barnabé reprenait son examen, Aloïs alla prudemment rejoindre Kalen qui faisait le guet dans la chambre du bourreau, au prétexte d’aller y chercher la perche de trois mètres laissée avec son sac à dos. C’est donc en son absence qu’eut lieu la deuxième tentative, guère plus concluante que la première : l’un des coins de la grille chuta brusquement de trente centimètres, et un palan tomba du plafond, cabossant l’épaulière du paladin.

Ce n’est qu'à la troisième reprise que Barnabé trouva enfin la bonne combinaison de chaînes à manœuvrer pour faire pivoter la grille loin de la fosse et la poser au sol. Les compagnons purent alors défaire facilement les attaches retenant le demi-olve. Mathieu soigna à nouveau ses brûlures, extrêmement profondes. De toute évidence, le bourreau devait l’avoir oublié sur le feu ; sans l’intervention des compagnons, il aurait rapidement succombé.

Le demi-olve se présenta comme Conrad Arc-de-Chêne, un garde forestier employé par la Cité de Greyhawk pour surveiller et entretenir les Collines du Nord. Il expliqua avoir remarqué une présence dans les ruines du manoir, et avoir été capturé alors qu’il essayait de s’en approcher discrètement pour savoir s’il s’agissait de voyageurs égarés ou de brigands. Il allait sans dire que désormais il penchait nettement en faveur de la seconde alternative.

Il n’en savait pas plus, ayant été paralysé puis assommé avant de se reprendre conscience ici-même, déjà sur la grille. Il n’avait aucune idée de l’identité de ses geôliers, ni de ce qu’ils lui voulaient. Personne ne lui avait même posé la moindre question, se contentant de le faire rôtir sans raison évidente.

Les compagnons inspectèrent ensuite la cellule, dont la lourde porte bardée de fer était à la fois verrouillée et fermée par une barre de bois, elle-même maintenue en place par une lourde chaîne passée par des anneaux et cadenassée. Malgré ce luxe de précautions étonnant, ils ne trouvèrent à l’intérieur qu’un cadavre humain entièrement nu, dans les premiers stades de la putréfaction. A voir l’état de ses doigts, écorchés jusqu’à l’os à force de griffer la porte, on avait du l’abandonner là jusqu’à ce qu’il crève de faim et de soif.

Conrad aurait bien voulu retourner en ville donner l’alerte, mais les compagnons l’en dissuadèrent à cause des nombreuses chausse-trappes protégeant l’entrée. D’autant plus qu’il précisa à la demande de Mathieu être un adorateur d’Ehlonna, déesse bienveillante des animaux sauvages et de la chasse : son aura karmique risquait donc fort de déclencher les pièges magiques sensibles au Bien.

La proposition de Khalil de boucler Conrad dans la cellule « pour sa propre sécurité » fut également repoussée. Par défaut, les compagnons lui demandèrent donc de les accompagner, en lui recommandant de ne pas trop s’exposer compte tenu de son état. Mathieu l’aida à revêtir son armure de cuir cloutée, abandonnée en tas dans un coin de la pièce avec le reste de son équipement : épée longue, arc court et flèches, qu’il consentit à partager avec Aloïs.

Celui-ci troqua sa petite targe contre le grand écu de métal accroché au mur, que Kalen avait déclaré porteur d’un enchantement. Il en allait de même de la masse d’armes maniée par le bourreau, qui rejoignit la panoplie (désormais bien fournie) du paladin.


Hélas, au lieu du passage espéré, celle-ci s’ouvrit sur un placard dont les étagères portaient une demi-douzaine de robes noires soigneusement pliées. Kalen en prit une pour examen : elle était faite d’un tissu épais, avec des manches évasées et une très longue capuche pointue dissimulant les traits du porteur. Sur la poitrine était brodé au fil indigo le signe maudit de l’obex, la terrible pyramide à degrés inversée symbolisant l’inéluctable descente de l’univers dans l’entropie. Les compagnons vérifièrent à tout hasard l’autre porte, avec le même résultat : des robes sur des étagères.

Hélebrank projeta un premier cadavre de brigand au travers de l’arche. Celui-ci disparut dans un éclair vert, et une fine poussière retomba doucement au sol. Puis il vêtit le second cadavre de l’une des robes avant de lui faire franchir l’écran de lumière violette. Cette fois, il n’y eut pas le moindre éclair suspect. Kalen confirma grâce à une troisième Seconde vue que le paquet était bien arrivé à destination en un seul morceau : le port d’une robe de cultiste semblait bien être la clé.

Les compagnons revêtirent donc les robes avec plus ou moins de répugnance. En particulier, le paladin grogna, rechigna, mais finit par se laisser convaincre. Il eut toutefois beaucoup de mal à enfiler même la plus ample des robes par dessus son harnois : on dut l’aider.

Kalen franchit le premier l’arche de lumière. Une fois de l’autre côté, il comprit tout de suite l’utilité du sort de silence : une sourde mélopée sans rythme ni harmonie ponctuée de cris et de coups de tambours montait des profondeurs.

Plus inquiétant, il entendit le claquement d’une porte suivi d’une discussion animée toute proche, provenant du pied de l’escalier. Il se figea juste devant l’arche, au bord de la panique, cherchant un endroit pour se cacher.

Note du MJ:
En fait suite à un malentendu (il avait oublié que l'escaleir descendait) le joueur avait mal compris la situation et cru que des gens s’adressaient à lui. Pris de panique, il avait aussitôt baissé la tête sous sa capuche et marmonné en réponse des phrases incompréhensibles afin de faire couleur locale, au grand amusement de ses petits camarades.

Ce n’est que quelques secondes plus tard, alors qu’Hélebrank franchissait à son tour l’arche, qu’il réalisa enfin que les voix s’éloignaient et qu’il ne risquait donc aucunement d’être découvert.

- « Tu fais quoi là, au juste ? » lui demanda tout doucement le nouvel arrivant, car lui aussi entendait les voix.

Très embarrassé, Kalen ne répondit pas, faisant mine d’avoir lancé un sort et de se concentrer sur l’examen de la pièce. Le sol était couvert d’une sorte de mosaïque aux teintes noires et mauves, toute en volutes et tourbillons. Sur les murs, certains des moellons avaient été peints de couleurs criardes, apparemment au petit bonheur, avec une prédilection marquée pour des teintes de mauvais goût telles que le mauve, le puce, le jaune moutarde ou le vert bilieux. La voûte du plafond, également maçonné, était noire de fumée. Hélebrank n’insista pas et alla faire le guet en haut de l’escalier.

Khalil arriva à son tour et se dirigea aussitôt vers les statues pour les examiner de plus près, sans rien y trouver de suspect. Hormis la position des bras, elles étaient identiques aux précédentes.

Lorsque Barnabé fit ensuite son entrée, Kalen lui demanda de rechercher magiquement la présence de portes secrètes, expliquant qu’il souhaitait économiser ses ressources en mana, déjà bien trop entamées à son goût. Le hobniz refusa sa requête pour le même motif, mais consentit à lancer une Détection de la magie. Il s’aperçut alors que les six statues portaient toutes un piège magique sensible aux auras de Bien. Il s’en tint aussi éloigné que possible, et exhorta Mathieu à en faire de même.

Note du MJ:
Ben oui, à force de faire des divinations dans tous les sens, ils sont tous les deux presque à sec. A l'entrée du donjon. La seule arme lourde dont ils disposent encore, c'est Hélebrank, ses "batteries" étant encore presque intactes. Cela risque d'être saignant...

L’escalier descendait tout droit de quatre mètres jusqu’à un large couloir, à peine éclairé par une lueur sépulcrale diffusée par des sphères violettes fixées de loin en loin au plafond. Les compagnons n’étaient en rien gênés par cette pénombre grâce aux sorts de Nyctalopie dont ils bénéficiaient encore. Ils purent ainsi voir que le couloir faisait près de vingt mètres de long et était desservi par sept portes disposées de part et d’autre. Leur pourtour avait été sculpté à l’image de démons, leurs ailes membraneuses constituant les montants et leur gueule grimaçante la clé de voûte. Les battants étaient faits de chêne sombre renforcé de larges bandes de fer noir, avec une serrure au beau milieu, juste au dessus d’un gros anneau faisant office de poignée. Les chants étaient encore très assourdis, mais semblaient provenir de l’autre extrémité du couloir. Une forte odeur de moisi et de rance imprégnait les lieux. Il n’y avait personne en vue.

Les compagnons commencèrent leur exploration par une porte juste à leur droite, au pied de l’escalier. Elle s’ouvrit sans difficultés sur une vaste penderie garnie de vêtements d’extérieur : capes, surcots, bottes, etc.

Ils poursuivirent très logiquement leurs investigations par une double porte située juste en face, trouvant derrière un vaste réfectoire éclairé par trois torchères de fer noir fixées au mur, ainsi que par une sorte de candélabre biscornu posé sur une grande table au centre de la pièce, entourée de belles chaises en bois sculpté garnies de coussins de cuir violet. Elle était encore encombrée par les reliefs d’un récent repas. Une bonne odeur de rôti de porc et de champignons sautés flottait dans la pièce. Par contraste avec la lumière glacée du couloir, l’endroit semblait des plus accueillants.

Deux issues étaient visibles : une petite porte sur la gauche, et de grandes portes battantes juste en face. Les compagnons entrèrent mais restèrent groupés sur le seuil, attendant que Barnabé fasse un examen préliminaire des lieux.

Il était parvenu à mi chemin de la petite porte lorsque les portes battantes s’ouvrirent à la volée, faisant place à un ogre ventripotent vêtu d’un tablier de cuir. Un hachoir à viande de la taille d’une bardiche était passé à sa ceinture, et il portait à la main une roue de chariot pleine en guise de plateau.

- « Fini, le manger. Partir ! » grogna l’énorme cuistot en agitant en direction de la porte celle de ses grosses pattes velues qui était libre.
- « Flûte alors. En ce cas, si personne n’y voit d’inconvénients, je vais vous attendre dans le couloir » répondit aussitôt Kalen, tournant les talons.

Aucun autre des compagnons ne bougea. Sans se concerter, ils restèrent plantés devant l’ogre sans mot dire, attendant que Kalen se soit mis à l’abri avant de passer à l’attaque.

Muklang n’était pas ce qu’il est convenu d’appeler un esprit brillant, mais il commençait tout de même à trouver qu’il y avait quelque chose de louche chez ces paroissiens. Bien sûr, tous les humains étaient petits, mais il ne se souvenait pas d’en avoir déjà vu un aussi minuscule que celui au fond de la pièce, qui devait tenir à la main l’ourlet de sa robe pour marcher. Et il ne se souvenait pas non plus de cet autre là, juste devant lui, avec sa grosse hache et son joli bouclier tout brillant avec un éclair dessus. Il était si carré d’épaules que sa robe était tendue à craquer. Bizarre…

Lorsque l’humain corpulent marmonna quelque chose et que sa hache se mit à briller tout bleu, un déclic se fit soudain dans sa cervelle d’ogre, faisant écho à la porte qui se refermait derrière Kalen.

- « Vous pas amis Muklang ! » rugit t’il en laissant tomber son plateau et en portant la main à son hachoir.

Dans un seul mouvement fluide, il avança d’un pas et dégaina son gigantesque ustensile de cuisine, puis entreprit de débiter en escalopes Mathieu, Aloïs et même Khalil, qui bien qu’au second rang n’était pas à l’abri de sa considérable allonge.

Les compagnons répliquèrent aussitôt. Au double coup de hache de Mathieu, Aloïs ajouta un revers d’étoile du matin augmenté du sort de Paralysie qui y était contenu, personne n’ayant jugé utile de l’informer qu’il ne pouvait fonctionner sur l’esprit d’un géant. Depuis l’arrière, Hélebrank concentra son énergie psionique dans un puissant Rayon d’énergie incandescent qui frappa l’ogre en pleine poitrine, lui roussissant la couenne.

Celui-ci encaissa pourtant le tout sans broncher. Non seulement il tapait comme une brute, mais en plus il semblait insensible aux meilleurs coups des compagnons ! Voyant cela, Barnabé décida que l’heure n’était plus à l’économie et lança le plus puissant sort de son répertoire, une Frénésie. Les mouvements de ses amis en furent aussitôt accélérés.

Khalil sauta d’un bond sur la table pour contourner l’ogre, encaissant au passage un sévère coup de hachoir, puis retomba au sol de l’autre côté, les deux mains bien à plat sur le sol. L’une de ses jambes se détendit en direction des gros pieds de l’ogre dans un mouvement circulaire… parvenant contre toutes attentes à le faire choir malgré sa considérable masse corporelle.

L’ogre s’abattit au sol dans un fracas épouvantable. Lorsqu’il tenta de se relever, Mathieu lui planta sa hache entre les deux yeux jusqu’à la hampe : il loucha sur la lame, comprit qu’il était mort, et retomba lourdement en arrière.

Un concert de grognements, de grattements et d’aboiements s’éleva derrière la petite porte. A en juger par le vacarme, il devait y avoir une vraie meute derrière. Prudemment, les compagnons choisirent de la laisser en paix et d’aller plutôt visiter les cuisines.

Y régnait un désordre indescriptible. Le sol était jonché de tout un bric-à-brac, cuillères, pots, casseroles, et au moins un stère de bois de chauffe éparpillé. Dans la cheminée, une grosse marmite de soupe bouillonnait doucement sur le feu. Une grande table débordant d’épluchures était appuyée contre un mur. Au milieu de la pièce, une carcasse de chevreuil partiellement débitée était pendue à une corde passée dans un crochet au plafond. Une étrange odeur mêlant épices, bouillon de légumes et sueur rance flottait dans l’air.

La seule autre porte donnait sur une grande réserve, tout aussi encombrée. Les victuailles y avaient été entassées en équilibre instable, sans aucun souci de rangement ou d’accessibilité. Le sol était couvert d’une mince couche de farine, déversée par un sac rompu. Khalil se porta volontaire pour aller y rechercher des portes secrètes, déplaçant ça et là quelques caisses et tonneaux pour accéder aux murs. Il ne dut qu’à sa grande agilité de ne pas finir enseveli sous une avalanche de denrées plus ou moins comestibles.


Barnabé déclara l’escalier exempt de tout mécanisme suspect au terme d’un très attentif mais très prudent examen mené depuis la surface. Mathieu jeta ensuite un sort de Lumière sur son bouclier, Aloïs ressortit de son havresac sa Torche éternelle, et les compagnons furent fins prêts à descendre. Les marches étaient assez larges pour les laisser passer à deux de front. Mathieu et Khalil passèrent donc devant, suivis de près par Barnabé, lui-même talonné par Hélebrank et Kalen, Aloïs fermant le ban.

Ils n’étaient descendus que de quelques mètres lorsque Mathieu et Khalil sentirent l’une des marches s’enfoncer sous leurs pas avec un petit cliquètement. Aussitôt, une lame de faux sortit du plafond à leur droite, traversa l’escalier dans un mouvement pendulaire en heurtant au passage le solide heaume du paladin, avant de disparaître au plafond à leur gauche. Par chance, personne n’avait été blessé.

- « Pas de pièges, hein ? » commenta Mathieu en portant la main à son heaume pour le remettre droit.
- « Evidemment ! Vous voulez toujours aller trop vite. Comment pourrais-je faire mon travail correctement dans ces conditions ? » protesta Barnabé.

Le paladin lui fit signe de passer devant sans faire de commentaires. Très professionnel, le hobniz commença par marquer la marche piégée pour éviter tout accident. Faute de mieux, car il ne s’était toujours pas procurés les outils adéquats, il dut se contenter de répandre dessus les miettes d’un biscuit de route. Puis il s’attacha une corde de rappel autour de la taille avant de se lancer dans un examen méthodique de la cage d’escalier, progressant pas à pas à la recherche du moindre petit signe révélateur.

- « Vous ne pensez pas qu’on ne devrait pas rester aussi groupés ? » fit observer Hélebrank. « Je veux dire, ce n’est peut-être pas prudent s’il y a des pièges… »
- « Penses-tu ! Au moins, comme cela on se tient chaud » lui répondit le moine sur le ton de la plaisanterie, sans se douter à quel point cet échange était prémonitoire.

Note du MJ:
J'étais sur le point de prendre ma respiration pour décrire le déclenchement du piège lorsque cet échange a eu lieu. Peut-être le joueur d'Hélebrank a t'il vu un sourire sadique s'esquisser sur mes lèvres et senti le coup venir...

Une quinzaine de marches plus bas, une tornade d’air glacé charriant des grêlons acérés se déchaîna sur les premiers rangs des compagnons. Barnabé, Mathieu, Khalil et Kalen se jetèrent précipitamment en arrière pour lui échapper, avec plus ou moins de vivacité. Le phénomène se dissipa de lui-même au bout d’une vingtaine de secondes. Le paladin en fut quitte d’une Invocation d’énergie positive pour soigner les quelques engelures subies.

Après analyse magique, Kalen annonça que le déclenchement du piège était non seulement lié à la présence d’une créature dans la zone, mais aussi à celle d’une aura karmique bénéfique.

- « C’est bon alors, cela ne réagit qu’aux paladins ! » s’exclama aussitôt Khalil en franchissant la zone dangereuse d’un bond sans provoquer la moindre réaction.

Mais lorsque Barnabé voulut l’imiter, le piège se déclencha : son bon fonds l’avait encore perdu. Vif comme l’éclair, il put toutefois rejoindre le moine sans subir trop de dommages.

Chacun à leur tour, Kalen, Hélebrank et Aloïs franchirent l’obstacle sans coup férir. Mathieu ne savait pas trop s’il fallait qu’il s’en réjouisse ou qu’il s’en inquiète… Il put ensuite rejoindre le gros de la troupe grâce au sort de Saut dimensionnel mineur de Kalen.

Note du MJ:
C'est un sort adapté de D&D 3.5 qu'il avait dans son grimoire en système Hero, et que je lui ai donc permis de conserver en Pathfinder. En deux mots, il permet de téléporter un volontaire à courte portée.

En contrebas, les compagnons purent voir que l’escalier aboutissait à un petit palier fermé par de grandes portes de fer noir, hautes de trois mètres, sous lesquelles filtrait une lumière violette animée de pulsations. Le pourtour de la double porte était décoré de bas-reliefs aux motifs démoniaques ; en particulier, une multitude de visages aux traits déformés par la souffrance étaient sculptés sur son linteau. D’étranges symboles géométriques apparaissaient brièvement sur leurs fronts de pierre, trop rapidement pour être clairement distingués.
Plissant les yeux, Mathieu parvint néanmoins à en reconnaître un :

- « Tenez, vous avez vu là ? Le truc qui ressemble à un gros champignon anguleux ? C’est ce symbole que le demi-euroz portait autour du cou. »
- « Ah, c’était ça, son pendentif ? » s’étonna Khalil qui n’y avait prêté aucune attention lors de la fouille. « C’est que je le connais, ce signe : c’est celui de Tharizdûn. Un genre de dieu maléfique. »

Mathieu n’était pas familier du dit symbole et n’avait donc pas fait le rapprochement, mais ce nom lui était par contre bien connu comme celui d’une divinité de l’entropie si puissante et si destructrice qu’à l’aube de l’univers une large coalition de panthéons s’était liguée contre elle pour l’enfermer à tout jamais dans une prison inexpugnable. Mais ce bannissement ne l’avait pas privée de toute influence. Depuis lors, elle n’avait eu de cesse d’attirer à elle par des rêves corrupteurs les fous et les illuminés, les seuls chez qui son credo appelant à la destruction de la Création toute entière pouvait trouver un écho. A sa connaissance, elle n’avait été ouvertement adorée que durant les plus sombres périodes de décadence de l’antique Imperium Suélois, nation qui avait été l’ennemi héréditaire du Sultanat Baklunien et donc des ancêtres de Khalil. Il expliqua tout cela à ses compagnons.

Echaudé, Barnabé lança une Détection de la magie avant d’avancer plus loin. En dehors de l’aura mineure attendue sur le linteau de la porte, il découvrit ainsi qu’un Glyphe gardien majeur couvrait tout le palier inférieur, n’attendant que le passage d’une aura bénéfique pour déclencher un sort de Terreur. Informé de la chose, Aloïs salua en connaisseur la perversité de ce dispositif : toute personne affectée fuirait aveuglément vers la surface, tombant à nouveau victime des deux pièges précédents…

Kalen ayant annoncé qu’il allait utiliser un sort de Seconde vue pour voir ce qu’il y avait au-delà de la porte avant de prendre le risque de l’ouvrir, les compagnons s’installèrent aussi confortablement que possible dans l’espace exigu de l’escalier, sachant d’expérience que de très longues incantations allaient s’ensuivre.

Environ dix minutes plus tard, Kalen leur fit le compte-rendu de ce qu’il avait vu : une pièce en forme d’hexagone allongé, avec juste en face de la porte une grande arche de plein cintre entièrement occultée par un écran de lumière mauve tourbillonnante. Sur les côtés de la pièce étaient disposées six étranges statues, une dans chaque coin de l’hexagone, représentant des créatures vêtues de grandes robes aux collets montants. Leur silhouette était humaine mais elles étaient dépourvues de visages : leur tête était une masse lisse d’où n’émergeait que l’esquisse d’un nez et d’un menton. Leur posture était également étrange : avant-bras croisés sur la poitrine, mains touchant les épaules.

Générant devant lui un Ecran de force à tout hasard, Hélebrank ouvrit la porte d’une puissante impulsion de Force télékinétique. Les battants s’ouvrirent à la volée, laissant se déverser par l’ouverture un flot de lumière violette. Depuis l’escalier où ils se serraient, les compagnons pouvaient apercevoir juste en face l’arche dont leur avait parlé Kalen, ainsi que deux des étranges statues.

Une Détection de la magie lancée depuis l’escalier décela une unique aura dans la pièce, provenant de l’arche. Après examen, Kalen annonça qu’elle portait un effet continu de silence, ainsi qu’un autre de désintégration soumis à une condition visuelle. Il ne put toutefois déterminer quelle en était la nature exacte et si elle avait pour fonction de déclencher ou de suspendre la désintégration.

Sur la suggestion d’Hélebrank, Kalen lança une nouvelle Seconde vue afin de voir s’il y avait un espace derrière l’arche ou s’il ne s’agissait que d’un vaste attrape-nigaud. Ses compagnons s’assirent à nouveau, attendant patiemment qu’il émerge de sa transe.

Il confirma ainsi l’existence d’une seconde pièce hexagonale qui était l’image miroir de la première, avec toutefois deux différences. D’une part, au lieu d’une porte, il avait aperçu face à l’arche le sommet d’un escalier ; d’autre part, la posture des six statues était différente : leurs avant-bras étaient tendus droit devant elles, paumes en l’air, au lieu d’être croisés sur leur poitrine. Certains des compagnons supposèrent que cette différence pouvait être indicative d’une sorte de chorégraphie codée devant être exécutée pour franchir en toute sécurité l’arche désintégratrice, mais personne ne se porta volontaire pour mettre cette hypothèse à l’épreuve.

Kalen et Hélebrank retournèrent chercher deux cadavres de brigands à des fins d’expérimentation. Choqué par cette marque d’irrespect envers les morts, Mathieu suggéra de retourner en ville afin d’informer les autorités de la découverte d’un repaire de cultistes de Tharizdûn et de revenir avec des renforts, plutôt que de se frotter à un piège magique aussi puissant.

Ses compagnons repoussèrent d’emblée cette idée, au motif que les méchants n’attendraient probablement pas leur retour pour déguerpir. En outre, Hélebrank fit observer que l’arche pouvait n’être qu’un leurre : c’était certes la seule issue apparente, mais avant de s’avouer vaincus il lui semblait que la moindre des choses était d’au moins vérifier que la pièce n’en contenait pas d’autres, moins visibles.

Kalen lança donc (toujours depuis l’escalier) un sort de Détection des portes secrètes qui à sa grande joie révéla effectivement la présence de deux panneaux dissimulés, un dans chaque montant de l’arche. Certes, ces ouvertures étaient de très petite taille (cinq pieds de haut sur à peine deux de large) et situées à hauteur d’homme ; il faudrait donc sans doute que le paladin se dévête de son armure pour les franchir, mais cela valait assurément mieux que de risquer la désintégration.

Enhardis par ce premier succès, les compagnons osèrent enfin entrer dans la pièce. Kalen usa de deux nouveaux sorts de Saut dimensionnel pour faire entrer Barnabé et Mathieu sans déclencher le Glyphe gardien du palier puis, restant à bonne distance, donna aux hobniz les indications nécessaires pour faire jouer le mécanisme de l’une des portes.


Moine et brigand se regardèrent l’un l’autre avec des yeux ronds durant une poignée d’interminables secondes… Jusqu’à ce que le second presse la détente de son arbalète. Son carreau, décoché à bout portant, se serait enfoncé jusqu’aux quillons dans le ventre du moine si celui-ci n’avait pas pivoté juste à temps. Il en fut quitte pour une très vilaine estafilade.

- « Alerte ! On nous attaque ! » gueula la sentinelle avant de recevoir une première tournée de torgnoles de la part du moine, très vexé.

Il recula d’un pas tout en rechargeant son arme, et tira à nouveau. Mais cette fois il loupa sa cible, et en fut quitte pour une seconde volée de coups. Se sentant quelque peu surclassé au corps à corps, il prit ses jambes à son cou, se laissant tomber au rez-de-chaussée par une large ouverture dans le plancher. Khalil le suivit mais n’osa pas sauter sans regarder où il mettait les pieds.

De son côté, Mathieu s’était mis en branle dès les premiers cris, rejoignant et traversant la passerelle à grandes foulées magiquement accélérées. Il franchit les éboulis sans ralentir, ouvrit à la volée une porte de service à l’arrière du bâtiment, et déboula dans une vaste pièce en ruines. Deux des brigands surveillaient la cour par l’entrebâillement de la porte d’entrée, deux autres étaient en train de prendre position près des fenêtres donnant sur l’arrière, et les deux derniers restaient près du demi-euroz, qui était effectivement aussi laid que la description de Kalen l’avait laissé entendre.

Mathieu se jeta au beau milieu d’eux et, après avoir surmonté un incompréhensible scrupule à attaquer le demi-euroz (provoqué par le sort de Sanctuarisation que celui-ci venait juste de se lancer), prononça le mot de commande de son bouclier. Un éclair aveuglant emplit la pièce : à entendre les cris qui s’élevèrent aussitôt, nombre de ses adversaires n’avaient pas eu le réflexe de détourner les yeux.

Ce n’était toutefois pas le cas des deux brigands restés près du demi-euroz, qui s’avancèrent pour croiser le fer tandis que leur chef entonnait une prière dans une langue gutturale. Le paladin sentit monter en lui la sensation désormais familière d’un pouvoir de Paralysie, mais son esprit ne succomba point. Il repoussa tout aussi aisément les attaques de ses adversaires, et blessa l’un d’eux très grièvement en retour.

Les quatre autres compagnons commencèrent également à avancer, mais avec beaucoup plus de circonspection. Hélebrank fit un large détour par une autre brèche dans le mur d’enceinte, d’où il avait une meilleure vue sur la porte principale du bâtiment. Puis il franchit les éboulis pour aller se mettre à couvert derrière le puits, où Kalen qui avait déjà pris position. Tous deux se tinrent prêts à foudroyer de leurs sorts quiconque s’aventurerait en dehors du bâtiment.

Pour sa part, Barnabé n’alla pas plus loin que les éboulis du mur d’enceinte. Il se dissimula parmi les blocs de pierre pour surveiller les alentours, une main sur sa fronde, tout en pestant à mi-voix contre l’incapacité du moine à accomplir une tâche aussi évidente que d’éliminer sans bruit une sentinelle.

Aloïs courut jusqu’au mur pignon, et s’y adossa. Puis, se décalant d’un pas, il tira une première flèche sur le brigand le plus proche par une fenêtre, le blessant mortellement. Il ne put retenir un gloussement de joie mauvaise en s’apercevant que la plupart des adversaires du paladin étaient encore aveuglés. N’étant pas homme à laisser passer pareille occasion, il lâcha une volée de flèches qui en massacra deux autres. Aussi facile que de tirer sur des poules unijambistes dans une cage !

C’est alors que Khalil se laissa tomber du premier étage, juste derrière le demi-euroz. Mais il ignora celui-ci, préférant s’attaquer à l’arbalétrier qui, épée courte à la main, tentait de se dissimuler dans un petit recoin non loin de là. Le demi-euroz put donc librement prononcer une prière malfaisante et s’avancer sur Mathieu, tendant vers lui sa main droite nimbée d’une aura malsaine de lumière mauve aux éclats stroboscopiques… sans parvenir à seulement l’effleurer. Pourtant, avec son harnois, la capacité d’esquive du paladin était digne d’un éléphant arthritique.

Hélas pour lui, il n’eut pas le droit à une seconde tentative car à cet instant précis Hélebrank fit enfin irruption par la porte principale, faisant jaillir en rapide succession quatre projectiles incandescents de sa paume tendue. Deux des trois brigands encore valides s’écroulèrent, un trou fumant dans la poitrine. Le dernier ainsi que le demi-euroz ne survécurent à cet assaut que pour succomber aussitôt aux coups de hache de Mathieu.

Khalil n’eut plus qu’à terminer son duel avec le pauvre arbalétrier, l’étourdissant d’un coup asséné avec force et précision sur un point sensible afin de le prendre vivant. Mais c’était déjà trop tard pour cela : il avait eu le temps d’avaler sa capsule de poison.

Rejoints par Kalen et Barnabé maintenant que les lieux étaient sûrs, les compagnons entreprirent de vérifier l’état de santé de leurs adversaires (à l’exception d’Aloïs, qui préféra leur faire les poches). Il s’avéra que seul le demi-euroz n’avait pas encore succombé à ses blessures. Mathieu lui donna aussitôt les soins appropriés pour le maintenir en vie, arrachant son symbole et le jetant au loin. Ensuite, Khalil lui retira délicatement la capsule de cire qu’il avait en bouche, confisqua la dague à lame recourbée qu’il portait à la ceinture et le ligota.

Du coup, les compagnons se rappelèrent qu’ils avaient déjà un prisonnier sous leur garde, et qu’il convenait sans doute de le mettre à l’abri. Khalil se porta volontaire pour cette tâche et partit au pas de course en direction des bois où ils avaient laissé le cheval du marchand et sa cargaison. Il choisit le chemin le plus court, traversant la cour puis l’entrée principale entre les deux tours, où à son grand amusement il arracha au passage quantité de fils et de grelots qui y avaient été tendus en guise d’alarme. Son sourire fut vite effacé par l’explosion d’énergie nécromantique qui se déchaîna sur le pont dès qu’il y posa le pied… Serrant les dents, il continua à courir et attendit d’être à l’abri des arbres avant de faire appel à son ki pour se revitaliser : il avait sa fierté. Il ramena ensuite le cheval sans autres péripéties en empruntant le même chemin qu’à l’aller, et l’attacha dans la cour.

Pendant son absence, ses camarades fouillèrent le manoir à la recherche d’une trappe, supposant qu’il devait y avoir un sous-sol puisque la jeune fille enlevée semblait vivre dans le noir. Ils ne furent pas longs à remarquer que l’un des tas d’éboulis présentait la particularité de n’être composé que de gros morceaux de rocher, sans les pierres, gravillons ou poussières qui auraient du en combler les interstices. Autrement dit, ces rochers avaient été délibérément placés là pour dissimuler quelque chose…

En l’occurrence, il s’agissait d’une grande trappe en demi-lune aménagée dans le sol dallé, s’ouvrant sur un escalier en colimaçon entièrement fait de basalte noir, marches comme murs. L’effet produit était des plus inquiétants : l’on aurait dit qu’il menait droit aux enfers.


DANS LE REPAIRE DES BRIGANDS
(séance du 24 janvier 2014)

1er Jour de l’Eau du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595 (minuit passé)
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Ils firent halte à l’orée du bois, prenant garde à ne pas se montrer. Droit devant eux, le chemin se poursuivait sur une vingtaine de mètres jusqu’à un pont de pierre enjambant des douves. De l’autre côté, de part et d’autre de deux tours carrées d’architecture typiquement œridienne dans un état de délabrement avancé, s’étendait un mur d’enceinte partiellement éboulé délimitant une petite cour intérieure. A l’origine, l’on devait y accéder par une grosse double porte encore visible entre les deux tours, dont l’un des battants était tombé au sol depuis belle lurette. Au-delà, l’on pouvait apercevoir au milieu de la cour un bâtiment bas au toit de tuiles en partie effondré, sans doute un ancien manoir fortifié.

Les abords n’étaient pas mieux entretenus que les bâtiments eux-mêmes, et les compagnons notèrent avec satisfaction qu’à certains endroits il était possible de s’approcher à une dizaine de mètres des douves sans même quitter l’abri des arbres. La végétation des sous bois était assez épaisse : il serait assez difficile de s’y déplacer silencieusement, mais en contrepartie elle leur procurerait un splendide couvert.

La proposition de Kalen d’utiliser à nouveau son sort d’Œil de mage pour reconnaître les lieux en toute discrétion fut accueillie avec l’enthousiasme qu’elle méritait. De l’avis général, cette méthode serait plus fiable et moins bruyante qu’un interrogatoire de leur prisonnier.

Les compagnons se retirèrent donc plus loin dans les bois, afin de ne pas risquer d’être entendus depuis le fortin. Kalen s’installa confortablement au pied d’un arbre pour lancer son sort. Un bon quart d’heure de concentration plus tard, il fit à ses compagnons une description détaillée des ruines et de ses habitants.

Il leur confirma tout d’abord que le mur d’enceinte était éboulé en de nombreux points du périmètre, leur offrant l’embarras du choix pour accéder à la cour intérieure.

Il passa ensuite rapidement sur les deux tours qui flanquaient l’entrée principale. Celle de droite paraissait intacte, mais sa charpente intérieure s’était en fait partiellement effondrée ; de ce fait, son rez-de-chaussée était encombré d’un entrelacs de poutres en équilibre instable. Celle de gauche, dont un pan entier s’était écroulé, était infestée de très grosses araignées.

Le plus intéressant se trouvait dans le bâtiment principal : il y avait vu six brigands équipés de même façon que ceux affrontés plus tôt, avec cottes de mailles, boucliers, épées longues et arbalètes, mais aussi un demi-euroz très singulier. Il avait en effet la double particularité d’être à la fois aussi chétif qu’un elfe et encore plus laid que la moyenne de sa race, avec des crocs mi-verdâtres mi-noirâtres, un teint blafard et des yeux jaunes et chassieux. Kalen précisa aussi qu’il portait autour du cou une étrange amulette de bois peint en forme de « T » écrasé ; sans outre était-il prêtre ou mage.

Au premier étage, il y avait également une sentinelle armée d’une arbalète qui surveillait les environs par les brèches du toit. Depuis ses quatre postes d’observation habilement camouflés par des écrans de lierres tressés, il disposait d’une visibilité tous azimuts.
Il leur décrivit également les deux autres tours situées à l’arrière de l’enceinte fortifiée, dont l’une à moitié effondrée abritait un nid de faucons gris, des écuries adossées au mur d’enceinte où étaient attachés une demi-douzaine de chevaux faméliques, un puits dans la cour, ainsi qu’une solide petite passerelle de bois franchissant les douves à l’arrière du complexe, manifestement installée de fraîche date. Il précisa enfin que les dites douves étaient certes pleines d’eau croupie, mais trop étroites pour constituer un véritable obstacle : deux à trois mètres de largeur, selon les endroits.

Forts de cette abondante moisson de renseignements, les compagnons commencèrent à discuter tranquillement d’un plan d’attaque.

Aloïs proposa de retourner à la charrette pour récupérer les affaires des brigands et ainsi pouvoir entrer en se faisant passer pour eux, mais personne ne lui prêta vraiment attention. Pour sa part, Hélebrank suggéra de faire diversion en se glissant dans les écuries pour libérer l’un des chevaux, partant du principe que cela contraindrait tout ou partie des brigands à sortir pour aller le récupérer.

Barnabé écarta ces idées du revers de la main, les trouvant trop complexes et trop aléatoires. Selon lui, la priorité était d’éliminer la sentinelle à l’étage afin de pouvoir approcher du bâtiment sans être vus. Il proposa donc d’envoyer un éclaireur se charger de cette besogne, ce qui lui paraissait beaucoup plus simple. Kalen lui apporta aussitôt son soutien, ajoutant qu’il était inconcevable de prendre le risque de traverser la cour sous le feu nourri d’un arbalétrier.

Le plan d’attaque retenu était relativement simple : Kalen lança une Armure de mage sur Khalil, puis les compagnons contournèrent le fortin par les bois pour rejoindre leurs positions de départ. Mathieu alla se poster juste en face de la passerelle de bois en attendant l’assaut ; Barnabé l’accompagnait, prêt à lui lancer au moment venu un sort de Course Effrénée altruiste pour améliorer sa vitesse de pointe. Les autres rejoignirent les douves en restant dans l’ombre de la tour aux faucons par rapport au manoir, sautèrent par dessus en faisant aussi peu de bruit que possible, puis se positionnèrent de part et d’autre d’une large brèche dans le mur d’enceinte.

Lorsque tout le monde fut prêt, Khalil franchit les éboulis sans faire le moindre bruit et alla se plaquer au mur du manoir, juste sous les étroites fenêtres du pignon. Il attendit quelques secondes, mais n’entendit aucun bruit ; apparemment, il n’avait pas été repéré.

Puis, faisant appel à toute sa concentration, il prit son élan et s’envola littéralement jusqu’à l’étage d’un bond prodigieux, atterrissant avec la légèreté du papillon butineur dans l’une des brèches du toit, un pied sur l’arête du mur extérieur, l’autre replié à hauteur du genou dans la position dite de la grue sagace. Son arrivée serait passée complètement inaperçue si à cet instant précis l’arbalétrier n’avait pas occupé celui de ses postes d’observation qui était situé juste devant lui…


Une demi-heure avant minuit, Barnabé entendit plusieurs personnes en armure métallique arriver et se positionner au nord-est de la clairière, à une dizaine de mètres du chariot. Il en avisa Caillou à voix basse, qui retransmit l’information à qui de droit.

Un bon quart d’heure s’écoula encore avant qu’Aloïs n’entende les sabots d’un cheval s’approcher sur la route. Il aperçut bientôt le marchand et le vit arrêter sa monture à hauteur de la roue brisée, puis mettre pied à terre et l’attacher à un arbre. Il commença à se rapprocher aussi silencieusement que possible.

A peu près au même instant, Barnabé entendit un bruit suspect à l’est de la clairière, comme un chuchotement. Etait-il possible que les inconnus qu’il avait entendus plus tôt se soient déplacés à cet endroit sans qu’il s’en aperçoive ?

Owen Danwick sortit un sac de ses fontes de selle et se dirigea vers le chariot. Il venait de monter sur le marchepied pour déposer la rançon sous le siège du conducteur comme il en avait reçu l’instruction, lorsqu’un hurluberlu jaillit des fourrés à l’est de la clairière en poussant un cri de guerre, l’épée longue brandie. Il avait de longs cheveux noirs et portait une armure de cuir clouté, une cape noire, ainsi qu’une fine moustache.

Comme répondant à ce signal, l’on entendit au nord-est le bruit caractéristique produit par la détente de quatre arbalètes. Par miracle, malgré la courte distance et sa posture qui en faisait une cible idéale, seulement deux des projectiles frappèrent le marchand ; les deux autres allèrent se planter dans le flanc du chariot.

- « Patron ! C’est une embuscade ! Ils assassinent le vieux schnock ! » cria télépathiquement Caillou, sonnant le branle-bas de combat.

Les compagnons réalisèrent un peu tard que s’il s’agissait bien d’un piège, il ne leur était pas destiné… Avant cet instant, cette éventualité ne les avait pas effleurés le moins du monde, et par conséquent rien n’avait été prévu dans leurs plans pour la protection du marchand. Ils commencèrent à courir. Heureusement que les sous-bois étaient peu épais, et que Barnabé avait finalement consenti à tous les faire bénéficier d’une Nyctalopie : sinon ils auraient du se frayer un chemin à tâtons dans les broussailles.

Note du MJ:
Pire que cela en fait, puisqu'ils l'avaient dissuadé d'envoyer quelqu'un d'autre déposer la rançon à sa place, en insistant sur le fait qu'il devait respecter scrupuleusement les instructions des ravisseurs.

Leur plan d'attaque et la disposition des troupes étaient sinon très bien pensés, mais uniquement dans l'hypothèse où ils auraient eu à suivre les ravisseurs jusqu'à leur repaire. Ooops...

Le guerrier aux cheveux longs se rua vers Owen Danwick, déjà à terre, abattit sur lui l’épée longue qu’il tenait à deux mains... et le rata complètement, peut-être à cause de la pénombre. Le marchand se réfugia sous la charrette d’une roulade désespérée, appelant à l’aide de toutes ses forces. Mais c’en fut trop pour son organisme déjà affaibli : ajouté à ses blessures, cet effort soudain le fit sombrer dans l’inconscience.

Note technique:
Pour ne pas faire de transition trop brutale entre Hero et Pathfinder, nous avons adopté quelques règles "fait maison" : un système de points de sorts, et aussi une variante simplifiée du système des "vigor points/blood points" proposé dans Ultimate Combat.

En deux mots, nous calculons les points de vie comme normalement, puis appelons juste points de sang (PSg) les (2xCON, pour un gabarit moyen) premiers pv, et points de vigueur (PVg) tout ce qu'il y a au dessus. Les PSg sont plus difficilement récupérables (1 PSg / 1dX de PVg), et en dessous de la barre de 50% des PSg, toute action nécessite un fortitude save (DD10) pour ne pas tomber dans les pommes (comme prévu dans UCombat). Là, Owen vient de le rater.

Les quatre brigands qui lui avaient tiré dessus se levèrent et commencèrent à sortir des fourrés en dégainant bouclier et épée longue. Sous leurs capes également noires, ils étaient équipés de cottes de mailles.

Ce n’est qu’à cet instant que Barnabé commença à réagir, tant ce développement imprévu l’avait stupéfait. Il fit jaillir de sa main trois Projectiles magiques qui frappèrent de plein fouet le guerrier chevelu. Voila qui devrait détourner son attention du marchand…

En retour, une incantation s’éleva dans les buissons d’où le guerrier était sorti. Barnabé eut juste le temps de reconnaître la formule d’une Flèche acide de Melf avant d’en recevoir le produit en pleine poitrine. Ses vêtements et sa peau se mirent à fumer et à grésiller sous l’effet corrosif du sort, et il se mit à couvert du mieux qu’il put derrière le tronc de son arbre. C’était évident maintenant qu’il y repensait : pourquoi le guerrier aurait-il chuchoté s’il avait été seul ?

De son côté, Aloïs continua à se rapprocher et tira une première flèche, qui ripa sur le bouclier de l’un des quatre brigands. Celui-ci n’eut même pas l’air de s’en apercevoir.

Deux d’entre eux contournèrent le chariot pour mieux coincer le marchand. Ce faisant, ils présentèrent leur large dos à Aloïs qui se fit une joie d’honorer cette invitation tacite, foudroyant le premier de deux flèches (une dans chaque rein, pour la symétrie) et blessant le second d’une troisième, moins bien ajustée en raison de la plus grande distance.

- « Par ici ! » cria t’il à l’attention d’Owen, ne se souciant plus de ne pas dévoiler sa position. Comme la charrette était fortement inclinée vers lui avec sa roue manquante, il ne l’avait pas vu s’effondrer.
- « Archer dans les bois ! Gare ! » prévint le brigand blessé en se remettant à couvert.

Un premier renfort arriva déjà en la personne de Khalil qui, focalisant sa force intérieure comme on le lui avait appris au monastère, s’était mis à courir à une vitesse proprement surhumaine. Il déboula comme un carreau de baliste dans la clairière, non loin du guerrier chevelu.

- « Occupez-vous du marchand ! » aboya celui-ci à destination de ses sbires, avant de s’avancer sur le moine l’épée levée au dessus de la tête.

Khalil esquiva sans mal cette attaque maladroite et retourna à son adversaire une grêle de coups qui le laissa pantelant.

Pendant ce temps, abrité derrière le tronc de son arbre, le hobniz échangeait des tirs avec le mage adverse. Sa cape était ouverte sur son corps aussi maigre que dénudé, vêtu d’un pauvre pagne laissant apparaitre les tatouages spiralés qui le recouvraient intégralement, de la plante des pieds jusqu’au sommet de son crâne rasé. Parvenant à se concentrer malgré la brûlure persistante de l’acide, Barnabé expédia une volée de Projectiles magiques qui allèrent s’écraser sur le champ de force invisible d’un sort de Bouclier. En retour, son adversaire lui décocha une nouvelle Flèche acide qui défolia un peu plus la végétation environnante. Le hobniz évita également un carreau d’arbalète décoché par le troisième brigand, agenouillé devant le quatrième qui s’affairait sous le chariot.

Aloïs essaya bien de les atteindre de ses flèches pour couvrir la retraite du marchand, mais hélas la charrette faisait obstacle et il rata tous ses tirs.

Voyant que la situation commençait à tourner mal, le mage adverse décocha une troisième et dernière Flèche acide dans la direction approximative du hobniz avant de détaler à toutes jambes. Cette erreur tactique lui fut fatale : il ne put s’éloigner assez pour échapper au regard d’aigle de Barnabé, et de dos son Bouclier ne le protégeait plus. Il encaissa donc entre les omoplates trois Projectiles magiques qui l’envoyèrent rouler dans les fourrés.

Deux des brigands surgirent de leur abri derrière le chariot, et chargèrent Aloïs, essayant de le prendre en tenailles pour l’empêcher de faire usage de son arc. L’idée n’était pas mauvaise, mais fut mal exécutée et à un moment peu propice : Barnabé, qui n’avait plus à s’inquiéter du mage adverse, blessa grièvement l’un d’eux avec ses Projectiles magiques, et comme ils étaient ralentis par leurs cottes de mailles, Aloïs n’eut aucun mal à reculer devant eux puis à les foudroyer d’une volée de flèches.

Au même instant, Khalil fauchait les jambes de son adversaire, le précipitant au sol, avant de lui décocher un solide coup de genou dans les gencives lorsqu’il tenta de se relever. Enfin, il l’immobilisa d’une prise solide dans l’intention de le capturer vivant.

Mais presque aussitôt son prisonnier se mit à trembler violemment de tous ses membres, comme pris d’une crise d’épilepsie. Au vu de l’épaisse écume qui lui dégouttait de la bouche et de ses yeux révulsés, le moine comprit qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Peu au fait du traitement des empoisonnements, il essaya à tout hasard de lui rincer la bouche à l’eau claire, mais son patient succomba au violent poison qu’il avait absorbé bien avant de périr noyé.

Hélebrank et Kalen, désormais assez proches pour apercevoir ce qui se passait dans la clairière, apportèrent leur contribution en éliminant le tout dernier brigand.

Les compagnons attendirent ensuite l’arrivée de Mathieu avant de faire le bilan de la situation. Ralenti par son harnois, il lui avait fallu presque une minute pour arriver à la clairière, bien plus que ce qu’avait duré le combat.

Le marchand était mort, si largement égorgé qu’il en était presque décapité. L’un des bandits avait eu tout le temps de l’achever sans être inquiété.

Du côté des compagnons, seul Barnabé avait été blessé, si légèrement qu’une petite prière de Mathieu suffit à y remédier. Le pauvre adversaire de Khalil n’avait pas réussi à lui porter le moindre coup, et aucun de ceux d’Aloïs n’était parvenu à l’approcher d’assez près.

Parmi les brigands, seul le mage tatoué était encore vivant. Khalil recommanda de vérifier qu’il n’avait rien dans la bouche, car il avait observé que son défunt prisonnier était mort sans y porter la main. On n’y trouva rien de suspect, hormis qu’il avait perdu l’une de ses molaires.

Une fois le mage ligoté et bâillonné, avec un bout de bois en travers de la bouche en guise de mors pour plus de sûreté, les compagnons commencèrent l’inspection de ses affaires personnelles. Une fiole vide, deux fioles pleines mais non magiques… Une bourse plate… Dans sa pochette à composantes, outre un scorpion vivant vite écrasé sous le talon, ils trouvèrent une petite capsule de cire emplie d’un liquide suspect, ayant tout juste la bonne taille pour se loger à l’emplacement de la molaire manquante. Mathieu confirma avec la détection appropriée qu’il s’agissait bien de poison. A quel genre de fanatiques avaient-ils affaire ?

Un rapide examen des possessions des autres brigands ramena quelques piécettes et une fiole contenant un liquide opaque de couleur marron, portant une magie de transmutation. Hélas, à la déception générale, ils n’avaient sur eux aucun plan, effet personnel ou document susceptible d’indiquer leur identité ou l’endroit d’où ils provenaient. Hélebrank récupéra au passage une arbalète et une vingtaine de carreaux.

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Les compagnons chargèrent leur prisonnier sur le dos du cheval d’Owen Danwick, juste à côté du cadavre décapité de son maître. La rançon rejoignit l’une des fontes de selle, faisant contrepoids à la tête du marchand qui occupait l’autre.

Puis ils entreprirent de remonter la piste des brigands, ce qui ne fut guère difficile pour un pisteur aussi expérimenté qu’Aloïs. Ils cheminèrent ainsi vers le nord au travers des collines pendant un peu moins d’une heure, jusqu’à ce que la piste semble disparaître au détour d’un chemin équestre dans les bois.

Aloïs ne fut pas long à s’apercevoir que ce qui semblait être un gros roncier très ordinaire n’était en fait q’un écran amovible, fait de ronces attachées à un discret cadre de branchages. Derrière, la piste des ravisseurs se poursuivait sur un petit sentier à peine tracé, avant de déboucher un demi-kilomètre plus loin dans un petit vallon encaissé entouré de bois. Là, au milieu d’une vaste clairière, se dressaient les ruines d’un très ancien fortin...


Dès qu’ils furent hors de portée des oreilles du marchand, Barnabé fit remarquer qu’il était tout de même extrêmement louche que cette demande de rançon arrive juste le lendemain de leur première rencontre avec Owen Danwick. Selon lui, il ne fallait pas exclure l’hypothèse qu’il s’agisse encore d’un piège tendu par leurs mystérieux adversaires, avec ou sans la complicité du marchand. Il recommandait donc la plus grande prudence.

Note du MJ:
Cette petite remarque a de grands effets, en cela qu'elle a focalisé la réflexion des joueurs sur la protection de leurs propres postérieurs...

Les compagnons décidèrent d’arriver sur place au moins une heure avant le rendez-vous, ce qui avec le trajet leur laissait à peine plus d’une heure pour se préparer : tout juste assez de temps pour que Kalen se procure un parchemin de Localisation des objets à la Guilde des Mages, pour qu’Aloïs aille récupérer son arc laissé en dépôt à la Porte des Druides, et pour que Mathieu prévienne ses supérieurs de ses intentions tout en les priant de ne pas en informer de suite les autorités pour ne pas compromettre la sécurité de l’éventuelle otage.

A l’heure dite, ils se retrouvèrent donc devant la Porte du Duc pour entamer une longue promenade nocturne. La région vallonnée qui jouxtait la Cité de Greyhawk, communément appelée « collines du nord » par opposition aux plaines cultivées s’étendant plus au sud, n’avait rien de bien sauvage. Ses bois, lacs et combes étaient entretenus, régulièrement patrouillés, et servaient de lieu de promenade ou de réserve de chasse aux citadins les plus fortunés.

Toutefois, la nuit était noire, car Luna était nouvelle ; le fin croissant bleu de Célène ne suffisait pas à dissiper les ténèbres. Soucieux d’économiser son énergie magique, Barnabé n’accorda qu’à Aloïs un sort de Nyctalopie ; les compagnons se laissèrent donc guider à la queue-leu-leu, suivant la route qui serpentait dans les collines sous la faible lumière des étoiles.

Aloïs fut donc le seul à apercevoir devant eux le signal convenu, une roue de charrette brisée appuyée contre un arbre à l’orée d’un petit bois. Comme le chemin décrivait à cet endroit une large courbe pour longer le dit bois, situé en contrebas d’une colline, les compagnons n’en étaient plus éloignés que d’une cinquantaine de mètres lorsqu’il fit brusquement halte.

- « Stop ! Vous préférez vous cacher à gauche dans les herbes hautes de cette colline, ou bien à droite dans les bois ? » demanda t’il à ses compagnons, se sentant d’humeur consensuelle.
- « Pourquoi ? On est arrivés ? »
- « Ben oui, je suppose. Il y a une roue au bord de la route, là-bas devant nous » confirma Aloïs.
- « Mais enfin, il ne fallait pas s’arrêter comme ça. Si les ravisseurs surveillent la route, ils vont trouver cela suspect ! » protesta Hélebrank.
- « Flûte, tu as raison. Suivez-moi, tous à couvert ! » ordonna Aloïs, s’élançant vers les arbres à sa droite.

Une fois à l’abri, il réalisa que cette réaction risquait tout autant d’attirer l’attention d’un éventuel observateur et commença à faire demi-tour, provoquant une joyeuse bousculade car ses camarades n’y voyaient goutte dans les sous-bois.

Après quelques échanges animés à voix basse, les compagnons convinrent qu’en définitive il valait mieux qu’ils restent là où ils étaient : le mal était fait, et agir autrement risquait d’aggraver encore les choses. Gardant à l’esprit la mise en garde de Barnabé sur l’éventualité d’un piège, ils décidèrent de positionner le gros de la troupe à bonne distance de façon à minimiser les chances que la partie adverse ne les repère. Seuls les plus discrets d’entre eux, à savoir Aloïs et Barnabé, se risqueraient à approcher.

Leur raisonnement était qu’ils pourraient ainsi suivre discrètement les ravisseurs après qu’ils aient collecté la rançon ou, s’il s’agissait d’un piège, y échapper avec d’autant plus de facilité. Hélebrank proposa à Barnabé de lui prêter Caillou, ce qui permettrait aux deux groupes de rester en contact permanent.

Aloïs les mena donc une centaine de mètres plus loin dans les bois, avant de revenir seul reconnaître le terrain. Il n’eut aucune difficulté à trouver la charrette dont il avait été question dans la demande de rançon, effectivement située à deux pas de la route dans une petite clairière. Contrairement à ce que les compagnons avaient pu envisager, il était hors de question que les ravisseurs s’en servent pour prendre la fuite : lui manquait la roue brisée aperçue plus tôt. Il fit furtivement mais rapidement le tour des lieux sans apercevoir âme qui vive.

Il revint vers ses camarades pour leur faire part de ses découvertes et leur indiquer la direction approximative de la clairière, puis repartit en compagnie de Barnabé. Selon le plan établi, Aloïs alla se poster à l’orée du bois, de façon à pouvoir observer la route par laquelle Owen Danwick devait arriver. Barnabé préféra grimper dans un arbre à la bordure sud de la clairière, d’où il avait une vue imprenable sur la charrette où la rançon devait être déposée.

L’attente commença.


nuit tomba. La journée touchait à sa fin lorsqu’un messager en livrée noire et argent fit irruption dans la salle commune du Relais en agitant une cloche.

- « Message urgent pour Barnabé Bouillabiiiiiiiise ! Message urgent pour Bar… »
- « C’est moi ! » s’écria l’heureux destinataire en sautant sur la table pour plus de visibilité.

Le messager cessa aussitôt son vacarme. Il se rapprocha à grandes enjambées de la table des compagnons, se campa devant eux les mains jointes dans le dos, et commença à réciter.

- « Message de la part de Maître Owen Danwick. Je cite : ‘Urgent. Présentez-vous à mon domicile dès que possible, avec vos amis. Question de vie ou de mort’. Fin de citation. Je peux prendre une réponse, c’est déjà payé. »
- « Inutile. On y va tout de suite » trancha Mathieu.

Les compagnons rejoignirent au pas de course l’hôtel particulier des Danwick. Le majordome ouvrit grand la porte à leur approche, les conduisant de suite dans le petit salon où le maître de maison, visiblement sur les nerfs, faisait les cent pas. Manifestement, quoi qu’il se soit passé, c’était assez grave pour le galvaniser et l’arracher à son fauteuil.

- « Enfin, vous voilà ! Ca… ca…. catastrophe ! J’ai reçu cela » balbutia t’il en leur tendant une simple feuille de parchemin dépliée. Il tremblait tant que Mathieu eut du mal à s’en emparer.
- « C’est quoi ? » demanda ingénument Aloïs, tandis qu’Hélebrank gratifiait le marchand d’une nouvelle décharge d’Apaisement du corps pour essayer de le calmer.
- « Demande de rançon » résuma le paladin après avoir parcouru le document des yeux. Puis il en fit intégralement lecture :

Owen,
nous tenons ta Lyza. Sa vie sera épargnée si tu suis nos instructions sans jouer au plus malin.
Apporte 50.000 orbes en pierres précieuses à la Porte du Duc ce soir à minuit. Suis la route sur deux lieues jusqu’à la roue brisée, et trouve le chariot caché à l’orée des bois. Laisse les pierres sous le siège du cocher et retourne t’en.
Viens seul et ne dis rien à personne, où ta fille nous suppliera de la délivrer des cauchemars que nous lui ferons endurer. Suis nos règles et elle te sera rendue au matin.
Ceux de Minuit.

La lettre de rançon était écrite en lettres brunes, sans doute du sang séché : manifestement les ravisseurs avaient le sens du dramatique.

- « Impossible de réunir la somme » gémit le marchand. « Je veux dire, ma fortune est amplement suffisante, mais tout est dans des placements à long terme au temple de Zilchus, sous forme de marchandises, sur des bateaux… Il faut du temps pour liquider tout cela ! Si j’essayais de sortir 50.000 orbes aussi rapidement, avec les dédits, les pénalités, je serais ruiné… Toute une vie de travail, jetée aux orties ! Autant me trancher la gorge. »
- « Et donc ? Qu’est ce que vous voulez de nous ? »
- « Et bien, j’ai pu réunir assez de pierres de mauvaise qualité. Si on ne les regarde pas de trop près, elles feront illusion un temps. Mais j’ai besoin de personnes telles que vous pour suivre les c… co… »
- « Consignes ? » lui souffla gentiment Hélebrank.
- « Non. Pour suivre les c... couillons qui vont récupérer la rançon. Et essayer de récupérer ma fille, au passage. Cela vous intéresse ? »
- « Le hic, c’est qu’il y a peu de chances pour qu’elle soit entre leurs mains. Elle ne m’a pas donné pas l’impression d’être prisonnière » objecta Barnabé.
- « Oui, nous voulions justement vous en toucher un mot… » commença Kalen, réalisant qu’ils n’avaient pas encore eu l’occasion d’informer le marchand du résultat de leurs investigations magiques. « Je suis parvenu à observer votre fille grâce à un sort de Scrutation, et il semble qu’elle va bien, mais euh… comment vous dire cela ? Elle est, euh… »
- « Elle est en cloque, enceinte jusqu’aux dents » intervint Aloïs, que les précautions oratoires de Kalen semblaient amuser. « Elle va vous pondre un chiard, quoi. »

Note du MJ:
On voit là que l'alignement Chaotique Neutre que j'ai attribué à Aloïs lors de la conversion Hero-Pathfinder compte tenu de son comportement passé (notamment sa manie d'égorger les prisonniers "parce que c'est l'usage et que c'est plus pratique") lui va comme un gant : torturer émotionnellement un PNJ dont la fille a disparu ne lui pose aucun problème, du moment que c'est rigolo.

Le marchand fit aussitôt un malaise, et les compagnons durent interrompre leur conseil de guerre le temps pour Mathieu de le ranimer. Cette réaction spectaculaire fit la joie d’Aloïs, qui n’avait cure des regards noirs que lui lançait le paladin. Une fois assis dans son grand fauteuil, un grand verre de cognac fourni par Arsène à la main, Owen Danwick reprit un peu de couleurs.

- « Vous vous sentez mieux ? » lui demanda Kalen. « Parce que ce n’est pas tout : elle était en compagnie d’un homme aussi. Dans le même lit, en fait. »
- « Ceci explique cela » commenta Aloïs, mi-figue mi-raisin.
- « Il faut voir le bon côté des choses » intervint aussitôt Barnabé, craignant que le marchand ne leur claque à nouveau dans les doigts. « L’endroit où elle se trouvait ne ressemblait que peu à une geôle, et elle ne semblait pas en danger. Si vous voulez mon avis, cette demande de rançon est du pur bluff. Ces supposés ravisseurs ont juste entendu parler de sa disparition et essaient de vous faire croire qu’ils la détiennent. »
- « Mais en ce cas, pourquoi maintenant ? Si ma fille n’est pas entre leurs mains, pourquoi avoir attendu des mois avant de faire une fausse demande de rançon ? Sa disparition est connue, ils auraient pu faire cela bien plus tôt. »
- « Euh, bonne question… Peut-être qu’ils viennent juste de l’apprendre ? »
- « Ou alors, peut-être que c’est votre fille elle-même qui vous a adressé cette demande de rançon, parce qu’elle a besoin d’argent pour sa dot » suggéra malicieusement Aloïs.
- « Peu importe, cela ne modifie en rien ma proposition : 5.000 orbes pour vous si vous mettez la main sur ces fumiers, et tant mieux s’ils détiennent ma fille et que vous la récupérez au passage » confirma le marchand. « Ou l’équivalent en biens immobiliers, c’est vous qui voyez : j’ai justement mis en vente un bel immeuble dans le quartier. Si vous le voulez, il est à vous. »

Mathieu ayant coupé court à toute discussion sur la récompense, déclarant que cela pouvait attendre, les compagnons entreprirent de discuter de la façon dont ils allaient s’y prendre. Kalen, Aloïs et Khalil prônaient plutôt la manière forte, à savoir tendre une embuscade en règle aux ravisseurs lorsqu’ils viendraient chercher la rançon et les faire parler. Barnabé et Hélebrank étaient partisans d’une approche plus subtile, soutenant qu’il serait plus facile et plus sûr de les suivre jusqu’à leur repaire avant d’intervenir.

Mathieu, qui n’avait pas participé aux débats, se prononça finalement en faveur de la seconde option, qui après plus ample discussion finit par emporter l’adhésion de la majorité des compagnons. Une fois rallié, Kalen proposa de faire usage de ses pouvoirs de divination pour suivre les ravisseurs à bonne distance et examina quelques unes des pierres composant la rançon afin d’être en mesure plus tard d’utiliser sur elles un sort de Localisation d’objet.

Au final, les compagnons recommandèrent donc au marchand de suivre scrupuleusement les instructions des ravisseurs, l’assurant qu’à l’heure dite ils seraient à l’affût non loin du lieu du rendez-vous pour les repérer, les suivre et les appréhender une fois la rançon emportée. Puis ils prirent congé afin de se préparer.


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LA DEMANDE DE RANÇON
(séance du 13 décembre 2013)

1er Jour des Dieux du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595 (matin)
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Le lendemain matin, Kalen proposa d’utiliser à nouveau son Œil de mage, cette fois en prenant pour cible le palais de Loris Raknian. En l’absence de toute autre proposition, la plupart de ses compagnons se joignirent au mouvement.

Barnabé fit exception, préférant se rendre seul à la Guilde des Mages. Il y demanda à s’inscrire comme membre et passa haut la main les épreuves d’admission, consistant à écrire lisiblement son nom sur un registre, à lancer le sort de son choix et surtout à verser rubis sur l’ongle les 100 orbes de cotisation annuelle. Une fois cette formalité accomplie, il entreprit de recopier dans son grimoire le sort de Frénésie qu’il lorgnait depuis longtemps, une tâche qui lui prendrait toute la matinée.

C’est donc sans lui que ses cinq camarades retournèrent s’attabler à la Taverne du Savant, ne voyant pas de raison de changer leur excellente et confortable tactique de la veille. Hélas, l’Œil de mage de Kalen devint aveugle peu de temps après avoir amorcé sa descente dans l’une des cheminées du palais. Une rapide vérification menée à l’aide d’une Détection de la Magie lui confirma que le bâtiment était protégé contre toutes formes de scrutations magiques. Un tel dispositif pouvait se comprendre, s’agissant à la fois de la résidence d’une personnalité et d’un pénitencier, mais le coût devait en être prohibitif.

Hélebrank proposa de prendre la relève avec son psicristal, baptisé du nom original de Caillou à cause de sa « voix » télépathique rocailleuse, et cette fois, son offre fut prise au sérieux. Il se leva donc pour aller faire une petite balade et, faisant mine d’avoir à soulager sa vessie, fit un détour qui lui permit de jeter discrètement son espion au pied des murs du palais. Il eut à peine le temps de revenir s’asseoir à l’intérieur de la taverne que Caillou l’informait de son arrivée sur le toit par le lien qu’ils partageaient, et recevait en retour l’instruction de descendre par l’une des cheminées.

- « Alors, ça y est ? Tu es arrivé en bas ? Qu’est-ce que tu vois ? » le questionna t’il quelques instants plus tard, n’y tenant plus.
- « Chut, patron. Ne me parlez pas quand je descends. J’ai besoin de me concentrer, ça glisse » lui fut-il répondu, confirmant par là même que la communication télépathique n’était pas bloquée.

A sa première tentative, Caillou déboucha dans une salle d’armes inoccupée. A la deuxième, il eut la chance de tomber sur le bureau de Loris Raknian ; celui-ci était présent, penché sur des registres comptables auxquels le pauvre psicristal ne comprit pas grand chose car ses connaissances en la matière étant strictement identiques à celles de son maître, c’est-à-dire nulles. Il explora ainsi successivement les six conduits de cheminée desservant le palais de Raknian, se riant des grilles destinées à en interdire l’accès à des intrus plus corpulents. Grâce à ses descriptions imagées, les compagnons obtinrent une assez bonne idée de la disposition des lieux.

Ils envisagèrent un instant de laisser Caillou à demeure dans le bureau de Loris Raknian pour épier ses activités, mais n’en virent pas vraiment l’utilité et finirent par lui demander de revenir. Le psicristal se laissa tomber dans un fourré depuis le toit, où Hélebrank n’eut plus qu’à le récupérer sur le chemin du retour.

Ne sachant plus trop à quelle piste il convenait de donner ensuite la priorité, les compagnons retombèrent dans le désoeuvrement, consacrant le reste de la matinée à jouer aux dominos dans la salle commune du Relais.

Note du MJ:
C'est le problème avec les sessions d'hiver : parfois les joueurs sont complètement à plat. Autant la fois précédente en novembre ils avaient bouillonné d'énergie, autant en décembre ils n'avaient pas assez d'énergie pour seulement ressortir leur liste de pistes à suivre, même quand je leur ai ouvertement suggéré de le faire. Et moi j'avais un rhume.

Vers midi, sans attendre le retour du hobniz, Kalen jeta un nouveau sort de Scrutation sur Lyza Danwick, dans l’espoir de la surprendre en plein repas et ainsi d’en apprendre un peu plus sur le lieu où elle se trouvait. Hélas, la jeune fille semblait dormir, ce qui dénotait des horaires assez peu conventionnels. La pièce étant plongé dans une complète obscurité, la seule information que Kalen put obtenir était qu’elle ne dormait pas seule, car deux respirations différentes étaient audibles, dont un ronflement assez peu féminin.

Par chance, Barnabé venait tout juste de revenir de la Guilde. Devant l’urgence de la situation, il consentit à abandonner un instant le plantureux déjeuner qu’il s’apprêtait à attaquer pour lancer à Kalen un sortilège de Vision nocturne avant l’expiration de son propre sort de Scrutation. Cela lui permit de voir que la source des ronflements était un homme barbu aux cheveux clairs. Toutefois, comme il dormait sur le ventre à côté de Lyza, il ne parvint pas à distinguer ses traits.

Note du MJ:
Du coup pour relancer un peu le jeu, j'ai bien voulu leur accorder l'arrivée miraculeuse du hobniz sur le coup de midi, alors qu’il était censé bosser quatre heures pleines à la Guilde des Mages et qu’il ne maîtrise pas encore la Téléportation. Mais en échange ils n'ont pas eu autant d'informations qu'ils l'auraient voulu. Donnant donnant…

L’après-midi fut tout aussi morne et inintéressante que la matinée, du moins pour quiconque n’est pas un mordu des dominos : seuls les mages parvinrent à s’arracher à la morosité ambiante le temps d’accomplir quelques menues actions.

Ainsi, Kalen se rendit à la Guilde des Mages pour s’enquérir du solde de son compte à la Bourse des Enchanteurs, désormais crédité d’un peu plus de 6.000 orbes. A son retour, Barnabé lui emprunta son grimoire le temps de recopier le sort de Projectile magique, puis sortit à son tour.

Il aurait pu prendre directement contact avec la Guilde des Voleurs pour avoir plus de renseignements sur les circonstances du meurtre de son maître Korenth Mauk, mais n’y tenait pas pour des raisons qui lui étaient personnelles. Heureusement, il disposait d’un intermédiaire sûr en la personne de son oncle Bartholomé.

Note du MJ:
Ne me demandez pas pourquoi il n'est pas allé lui-même poser des questions. Je n'en sais rien.

Ce parent, à la fois gloire et mouton noir de la famille, était un véritable aventurier et chasseur de trésors. Durant ses rares visites à Elmshire, ses incroyables récits de voyage avaient toujours fasciné le jeune Barnabé. C’était lui qui lui avait instillé l’idée de quitter son trou natal pour aller chercher fortune dans la grande Cité de Greyhawk, une fois adulte. C’était aussi lui qui lui avait permis de quitter la Guilde des Voleurs dans de bonnes conditions, lorsqu’il avait du interrompre son apprentissage deux ans auparavant. Il était pourtant doué, mais n’avait tout simplement pas la fibre d’un tire-laine : c’était plus fort que lui, il ne pouvait pas s’empêcher de se demander si la personne qu’il s’apprêtait à détrousser n’avait pas plus grand besoin que lui de son or. Et c’était encore tonton Bartholomé qui lui avait trouvé une place de cuisinier chez une sorte de fouineur professionnel qui lui devait une faveur. C’est ainsi que Barnabé était entré au service de Korenth Mauk, puis était devenu son apprenti lorsque avait été découvert chez lui ce don particulier qui sépare les mages de la vulgate.

Barnabé visita donc divers estaminets du quartier de la Rivière où son oncle Bartholomé avait ses habitudes. Hélas, il ne l’y trouva pas et dut se contenter de lui laisser des messages le priant de reprendre contact avec lui dès son retour.


Lorsqu’ils revinrent au Relais, à la nuit tombée, Kalen et Khalil étaient enfin de retour. Une fois informé de ces nouveaux développements, Kalen proposa de lancer une Scrutation sur la jeune Lyza Danwick avec son beau miroir tout neuf. Tous montèrent donc dans sa chambre et firent cercle autour de lui tandis qu’il incantait, la brosse à cheveux à la main. Une heure plus tard, la surface du miroir scintilla puis se troubla, comme couverte de buée, avant de révéler une scène inattendue.

Lyza Danwick était assise dans un grand fauteuil à dossier de cuir, juste à côté d’un vilain brasero rouillé. Elle lisait tranquillement, une main posée sur son ventre proéminent ; manifestement, sa grossesse était très avancée. Aucun bruit n’était perceptible, hormis sa respiration et le bruit des pages tournées. Le sol était recouvert d’un tapis assez hideux, avec des motifs abstraits mauves et violets. Les lieux étaient éclairés par une lumière vacillante, sans doute émise par une lanterne ou une lampe à huile que l’on ne pouvait apercevoir, car située en dehors du champ de perception très limité du sort. Kalen put lire le titre du livre que lisait la jeune fille, « contes et légendes de l’Impérium suélois ». Les compagnons restèrent à la regarder lire les sept minutes que dura encore le sort.

Ils n’eurent ensuite que peu de temps pour commenter cette vision avant que l’on ne frappe à la porte de la chambre : l’une des servantes du Relais les informa d’une voix un peu chevrotante de ce qu’ils étaient demandés en bas par un inquisiteur…

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Effectivement, le Juge Godbert les attendait avec sa suite habituelle dans un petit salon attenant à la salle commune, déjà assis à une table. Il ne se leva pas à leur entrée, et commença à parler d’une voix lente, détachant bien ses mots comme pour bien se faire comprendre.

- « Bonsoir messieurs. Avant que nous ne commencions, j’aurais une petite question à poser… » Puis, pointant du doigt le hobniz : « Votre nom est bien Barnabé Bouillabise, n’est ce pas ? »
- « Oui, tout à fait » confirma l’intéressé.
- « Avez-vous tué Korenth Mauk, ou contribué d’une quelconque manière à sa disparition ? »
- « Ah, mais je peux vous assurer que non » répondit l’intéressé avec un calme admirable. « Puis-je savoir le pourquoi de cette question ? »
- « Oh, vous ne seriez pas le premier apprenti à trucider son maître pour faire main basse sur ses secrets » expliqua l’inquisiteur, parlant à nouveau normalement. « Or il se trouve que vous avez fui la ville quelques mois, ce qui peut être interprété de diverses façons. A votre retour, il vous aurait été facile de vous introduire discrètement chez votre maître pour faire disparaitre les traces de votre crime et mettre en scène la visite d’un mystérieux intrus détruisant ses dossiers. Il vous suffisait ensuite d’inventer et de raconter à vos compagnons cette histoire selon laquelle il s’était senti surveillé pour vous offrir à peu de frais toute une brochette de témoins. Après tout, nous n’avons que votre parole sur ce point. »
- « Je suppose que cela pourrait venir à l’esprit de quelqu’un de particulièrement soupçonneux… » admit Barnabé.
- « Merci, je fais de mon mieux. Avouez que le fait que vous ayez attendu aussi longtemps avant de vous mettre sérieusement à enquêter sur la disparition de votre maître pouvait légitimement sembler suspect. Il me fallait donc en avoir le cœur net. Maintenant que cette éventualité désagréable est écartée, je peux librement vous livrer le fruit de nos propres recherches. Car nous avons fait le travail, à commencer par une enquête de voisinage pour tenter d’estimer la date exacte de la disparition de Korenth Mauk. »
- « Ah, c’était donc cela le prêtre dans la poissonnerie… » s’écria cryptiquement Aloïs.
- « Ne faites pas attention à lui » coupa Barnabé, devant le regard interloqué du Juge. « Je suppose que vous avez fini par remonter jusqu’à la gouvernante, Marissa Mollette ? »
- « Tout à fait. Nous sommes passés la voir pas très longtemps après votre départ d’ailleurs. »
- « Je suppose qu’elle a du vous dire qu’elle avait croisé Korenth Mauk et s’était fait congédier ? Nous pensons que la personne qu’elle a rencontrée était en fait un imposteur » affirma Barnabé. « Jamais le vrai Korenth Mauk n’aurait agi de la sorte. »
- « C’est très possible. Cela pourrait avoir été un doppleganger, mais aussi toute autre personne capable de changer de forme. Comme un mage transmutateur, par exemple : soit dit en passant, encore un élément qui pouvait pointer dans votre direction » ajouta t’il en gratifiant le hobniz d’un sourire carnassier. « Quoi qu’il en soit, notre enquête de voisinage n’a rien donné de probant, et les quelques éléments de chronologie que nous aurions pu récolter n’auraient de toute façon eu que peu de valeur, avec un possible imposteur dans les parages. »
- « Donc vous n’avez rien trouvé ? »
- « Bien sûr que si, pourquoi croyez-vous que je me sois déplacé ? Nous avons aussi demandé au Guet si, à tout hasard, ils n’avaient pas ramassé un cadavre de demi-euroz non identifié sur la période qui nous intéresse, à compter du mois des Apprêts. Après tout, il n’y en a pas tant que cela en ville, et même si leur implication dans les homicides est bien supérieure à ce que leur population pourrait laisser supposer… Bref, nous avons eu de la chance, et un cadavre en particulier a retenu notre attention pour une raison que vous allez vite comprendre. »

Il s’interrompit un instant pour ménager son effet. Un ange moustachu et portant gourdin passa.

- « Donc, il se trouve qu’un demi-euroz a été retrouvé mort le matin du 2ème Jour de la Terre du mois des Apprêts dans une chambre d’une auberge de la Vieille Ville, à l’enseigne de la Main Gauche. Cette chambre avait été louée par un mercenaire humain du nom de Thuren Komak, se disant originaire du Fief du Poing de Pierre et à la recherche d’un emploi, honnête ou non. Vous voyez où je veux en venir ? »
- « Euh non, pas vraiment » admit Aloïs, exprimant le sentiment commun. « Pourtant, ce nom me dit vaguement quelque chose… »
- « Et si je vous dis que Thuren Komak est une anagramme exacte de Korenth Mauk ? »
- « Ah, d’accord… Donc Korenth Mauk loue la chambre sous un nom d’emprunt, s’y fait agresser par un demi-euroz, et… » commença Kalen, avant d’être réduit au silence sous le poids des regards navrés de ses compagnons. « Désolé, autant pour moi : j’avais oublié que Korenth Mauk est un demi-euroz. Considérez que je n’ai rien dit. C’est lui le cadavre, n’est-ce pas ? »
- « C’est ce que nous pensons » lui confirma le Juge. « Il est tué dans sa chambre et reprend sa forme normale. Au matin, il est découvert par l’aubergiste qui ne le reconnaît pas comme étant son client, et pour cause ! Le Guet conclut très rapidement que le dit client a du tuer un demi-euroz qui s’était introduit dans sa chambre, avant de prendre la fuite pour ne pas avoir d’ennuis avec les autorités : affaire close. Laissez-moi vous dire qu’ils n’ont guère fait d’efforts pour identifier ce qu’ils pensaient être un simple malfrat de plus : le cadavre a été incinéré, ses cendres dispersées dans la plus proche fosse commune. »
- « Peut-être que l’on pourrait demander à visiter sa chambre ? On y trouvera peut-être des indices » proposa Kalen.
- « A quoi bon ? Cela remonte à près de quatre mois, quand même » objecta aussitôt Barnabé.

Note du MJ:
Une réaction hélas typique chez lui...

- « Il y aussi une autre possibilité, que nous n’avons pu explorer faute de contacts dans ce milieu : l’auberge de la Main Gauche payait pour sa protection. Il y a peut-être des gens qui ont cherché à savoir ce qui s’était réellement passé, et d’où venait ce franc-tireur qui selon toutes apparences avait tenté de détrousser un client sans leur aval. »
- « Ah oui, la Guilde des Voleurs… »
- « Précisément : ils n’apprécient guère le braconnage sur leur territoire. Mais je vous laisse, il se fait tard » conclut le Juge en se levant. « Si vous avez besoin de l’aide de professionnels pour une enquête, n’hésitez pas. C’est un métier, vous savez. »


Barnabé n’eut qu’à consulter le dossier en sa possession pour trouver l’adresse de la résidence des Danwick. II s’agissait d’un véritable hôtel particulier, pas d’un ancien bâtiment commercial réaménagé comme celui de Korenth Mauk. Bâti en belle pierre meulière, il se situait dans le secteur le plus cossu du quartier des Artisans, juste en bordure d’un petit parc arboré.

Les compagnons gravirent les marches du perron et firent tinter le carillon. Après avoir décliné leur identité et indiqué le motif de leur visite au majordome en livrée qui leur ouvrit la porte, ils furent priés d’attendre quelques instants puis conduits jusqu’à un salon surchauffé aux murs couverts de boiseries exotiques. Le maître de maison les y attendait, avachi dans un profond fauteuil et à moitié enseveli sous un plaid. Owen Danwick était un œridien typique, teint cuivré et noir de poil, dont la petite taille était d’autant plus frappante qu’il resta assis. Les cernes monstrueux qu’il avait sous les yeux, les tics nerveux qui lui agitaient le visage et sa pâleur extrême le faisaient paraître bien plus âgé que sa petite quarantaine.

Surpris par l’apparence du marchand, Barnabé jeta rapidement un œil sur un grand portrait de famille accroché au dessus de la cheminée : deux parents manifestement œridiens y encadraient une jeune fille suéloise de pure souche, qui même assise leur arrivait au dessus de l’épaule.

- « Veuillez m’excuser si je ne me lève pas, je suis un peu s… souf… souffrant » bégaya le maître de maison, la paupière gauche agitée de tremblements. « On me dit que vous venez de la part de K… Korenth Mauk ? »
- « Tout à fait. Je suis Barnabé Bouillabise, son apprenti » se présenta le susdit. « Vous êtes malade ? »
- « Non, juste la fatigue. Les sou… cis, beaucoup de soucis. »
- « Comme vous le savez, mon maître enquêtait à votre demande sur la disparition de votre fille. Et il se trouve qu’il a disparu, lui aussi. Nous pensons que sa disparition est liée à l’une de ses enquêtes, et c’est pourquoi nous sommes venus vous voir. »
- « En somme, vous enquêtez sur la disparition de votre m… m… maître, qui enquêtait sur la disparition de ma fille. C’est coc… cocasse ! »
- « A quelle date Korenth Mauk est-il venu pour la dernière fois vous faire un rapport ? »
- « Je ne sais plus exactement. Très longtemps. Il f… faut dire que je ne l’ai pas relancé, mes aff… affaires me prennent beaucoup de temps. Sa mère et moi avons fini par nous faire à l’idée que Lyza devait avoir fait une fugue. On s’en est moins soucié. »
- « Quelle raison aurait-elle eu de fuguer ? » intervint Aloïs.
- « Aucune, bien sûr ! Elle avait t… tout ce que pouvait désirer une jeu… jeune fille de son âge : les plus belles robes, les meilleurs domestiques… De plus, elle était promise à un beau mariage : nous ne lui avions pas encore trouvé de prétendant, mais avec sa classe et sa condition, elle n’aurait eu que l’embarras du choix. Cela nous aurait permis de sceller une alliance lucrative. D’ailleurs, quand on y pense, c’est un peu ing… ingrat de sa part de se s… sauver comme cela sans rien dire, alors qu’on lui a tant donné. »
- « A quel âge l’avez-vous adoptée ? » demanda Aloïs, de but en blanc.
- « Cela se voit tant que cela ? C’était presque un bébé. Les petites filles suéloises étaient très en vo… vogue à l’époque, nous avons eu de la chance de l’obtenir. Mon épouse ne souhaitait pas… enfin nous avons préféré adopter. »
- « Afin de nous permettre de mieux comprendre les circonstances de sa disparition, pourriez-vous nous indiquer ce qu’elle faisait de ses journées, d’habitude ? » demanda Barnabé, qui en réalité souhaitait savoir si un doppleganger aurait pu trouver avantage à remplacer Lyza, tout comme Ilya Cheveux-d’Etoile l’avait été.
- « Je ne sais pas trop à dire vrai… Je suppose qu’elle trouvait à s’occuper. Avec mes affaires, nous ne nous croisions que peu. Elle devait faire des choses de son âge, de la broderie, aller à l’opéra ou à des bals, lire… Des occupations de jeune fille. C’est surtout les domestiques qui s’occupaient de ces choses-là. »

Les compagnons échangèrent un regard : leur théorie fétiche prenait l’eau. Le marchand poussa un gros soupir et reprit son récit.

- « Quand bien même, c’était une présence dans la maison. Sa disparition nous a fait un choc. Surtout à sa mère. On peut dire qu’elle a été durement éprouvée » soupira t’il. « Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, depuis. Moi-même, j’avoue que cela me pèse, j’en perds le sommeil. On a beau laisser l’éducation de son enfant à des domestiques qualifiés, on s’y attache à la longue. »

Il fut brusquement interrompu par un beuglement provenant du premier étage.

- « J’AI FAIIIIIIIIM ! » hurla une voix féminine, mais manquant singulièrement de distinction.
- « Oh, excusez-moi » réagit aussitôt le marchand, s’emparant vivement d’une clochette posée à portée de main, qu’il agita frénétiquement jusqu’à ce que le majordome fasse son entrée.
- « Monsieur a sonné ? » s’enquit d’une voix nasale le domestique, toujours aussi imperturbable et stylé malgré les deux seaux remplis à ras bord de ragoût de mouton fumant qu’il portait, un à chaque main.
- « Madame a appelé. Occ… occupez-vous en, Arsène, j… je vous prie. »
- « J’y allais de ce pas, Monsieur » répondit le loufiat, avant d’effectuer un demi-tour d’une précision quasi-militaire.
- « Comme je vous le disais » reprit le marchand en se tournant à nouveau vers les compagnons, médusés, « mon épouse a été très éprouvée par la disparition de notre ch… chère Lyza. »

Barnabé jeta à nouveau un coup d’œil sur le portrait de famille. La Dame Danwick qui y figurait, une jolie poupée œridienne à la silhouette de nymphe, cadrait assez mal avec ce qu’ils venaient d’entendre et de voir.

- « Quel âge avait votre fille au moment de sa disparition ? » demanda Aloïs, poursuivant l’interrogatoire comme si de rien n’était.
- « Dix-sept ans. Zilchus seul sait où elle se trouve maintenant. Nous supposons qu’elle a fui pour rejoindre un jeune b… blanc-bec rencontré je ne sais où, mais la vérité est que nous n’en savons rien. »
- « Elle aurait pu se confier à quelqu’un ? Sa femme de chambre peut-être ? »
- « Nuala ? Non, Lyza ne fricotait pas avec le petit personnel, elle savait tenir son rang » objecta fermement son père. « Excusez-moi si je bé… bégaie de temps à autre, c’est le manque de so… so… sommeil. De toute façon, elle a rendu son tablier depuis, comme la plupart de nos gens. Ne nous reste qu’Arsène, notre fidèle Arsène… »
- « Pourquoi sont-ils tous partis ? »
- « Allez savoir ! J’ai mieux à faire que de m’interroger sur les états d’âme de la domesticité. A ce propos, j’avais signalé à votre maître une piste possible, celle de mon ancien majordome, Nelikos Grotten. Il m’avait vo… volé un certain nombre d’objets précieux. C’est grâce à Lyza qu’il a pu être démasqué : elle l’avait vu rôder près de la pièce où le larcin a été commis, et presque tout le butin a été retrouvé dans sa chambre. »
- « En effet, nous sommes au courant » acquiesça Barnabé. « Mais il serait toujours en prison, d’après ce qu’à pu en voir mon maître. »
- « Oui, il m… m’en avait informé, mais peut-être Nelikos a t’il des amis sou… soucieux de le venger ? »
- « Si vous voulez, je peux vous aider à vous sentir mieux » proposa Hélebrank, coupant le fil de la conversation. « J’ai un pouvoir qui dissipe la fatigue. »
- « C’est cher ? » demanda d’une toute petite voix le riche et pingre marchand.

Une fois assuré de la gratuité du service, il se laissa imposer les mains. Le pouvoir psionique d’Apaisement du corps qu’il reçut annihila les toxines de fatigue, mais à la grande surprise du psion son état général n’en fut qu’imperceptiblement amélioré, peut-être en raison de son extrême épuisement nerveux. Il sembla néanmoins trouver l’expérience agréable, et se déclara satisfait.

- « Vous voulez que je fasse la même chose sur votre femme ? » lui proposa aussitôt Hélebrank, qui aurait bien aimé voir de visu la personne qui avait poussé pareil mugissement.
- « Oh non, surtout pas ! Elle ne souhaite voir personne. Elle est indisposée » répondit aussitôt le marchand, que cette idée semblait affoler.
- « Pourrait-on visiter la chambre de votre fille ? Pour les besoins de l’enquête ? » demanda finement Aloïs, espérant qu’en chemin ils auraient l’occasion d’apercevoir quelque chose à l’étage.
- « Oui, pourquoi pas ? Korenth Mauk m’avait demandé la même chose. Je suppose que cela fait partie de la procédure. »

Il commença par sonner Arsène, mais comme celui-ci ne venait pas, il proposa aux compagnons de les y conduire lui-même, demandant à ce qu’on lui prête main forte pour monter les escaliers. Aloïs lui donna le bras, et une fois passé les premiers moments de vertige, il parvint sans trop de mal à se déplacer.

Hélas, une fois arrivé sur le palier du premier étage, il se dirigea à l’opposé d’une porte entrouverte d’où provenaient d’écoeurants bruits de déglutition, et les compagnons ne purent satisfaire leur curiosité. Toutefois, comme il fermait la marche, Hélebrank n’eut aucun mal à laisser discrètement tomber son « caillou » sur l’épais tapis qui recouvrait le sol parqueté du couloir. Dès qu’ils furent hors de vue, le psicristal se dressa sur huit petites pattes faites d’énergie psionique bleutée et se faufila jusqu’à la porte de la chambre de maître, aussi silencieusement qu’une araignée.

La chambre de Lyza était princière, pour peu que l’on apprécie le style bonbonnière : lit à baldaquins de soie rose, fanfreluches de dentelle un peu partout, coiffeuse richement fournie en cosmétiques, garde-robe pleine à craquer, et tout de même une bibliothèque aux rayonnages bien chargés.

Les compagnons fouillèrent partout à la recherche d’un hypothétique journal intime qui aurait pu les éclairer sur les motivations et les agissements de la jeune disparue. Avec l’accord du maître des lieux, ils empruntèrent également l’une de ses brosses à cheveux afin de faciliter une future Scrutation. Puis Aloïs alla vérifier que les fenêtres ne portaient aucune trace d’effraction, tandis que Barnabé examinait de plus près les livres, constatant que parmi les romans à l’eau de rose se trouvait une quantité non négligeable d’ouvrages consacrés à la mythologie et au folklore suélois. Visiblement, Lyza s’était intéressée à ses racines. Si l’on en jugeait par l’usure des reliures, les recueils de contes avaient été ses lectures favorites. Ils en terminèrent par diverses détections magiques, qui ne produisirent aucun résultat concret.

Durant tout ce temps, Hélebrank avait semblé superviser les opérations sans rien faire. En fait, il était complètement absorbé par le récit que lui faisait télépathiquement son caillou. Dans la chambre de maître, une énorme femme affalée sur le lit se goinfrait à même les seaux que lui présentait le majordome, impassible, portant le ragoût à sa bouche à pleines poignées. La simple couverture dont elle était revêtue ne dissimulait que très partiellement ses formes grotesquement obèses, une cascade de replis graisseux croûtés de crasse. Elle devait bien peser entre deux et trois quintaux… Son visage bouffi était à peine reconnaissable, mais il s’agissait bien de Dame Danwick.

Owen ne tarda pas à se déclarer fatigué, et demanda à être reconduit au salon s’ils en avaient terminé. A nouveau, Aloïs lui donna le bras, et Hélebrank ferma la marche, récupérant au passage son caillou. Les compagnons prirent ensuite congé, non sans avoir indiqué au marchand où il pourrait les contacter au besoin.


Chemin faisant, Barnabé expliqua à Aloïs que Dame Mollette était une sorte de figure matriarcale dont la nombreuse tribu (composé de ses enfants, frères et sœurs, neveux et nièces) tenait une affaire de blanchisserie dans le quartier des Artisans, à quelques pâtés de maison de la résidence de Korenth Mauk. Elle était entrée à son service bien avant le hobniz lui-même, et par conséquent lui était très attachée : elle le traitait en fait comme un énième fils adoptif. Ces liens étroits ne faisaient que rendre plus étrange l’abandon de son poste.

En ce milieu d’après-midi, la blanchisserie était bien sûr ouverte. Prévenue de l’arrivée de Barnabé par l’un de ses nombreux rejetons, la matrone Marissa fit rapidement son apparition.

- « Ah mais c’est mon Babounet ! » s’écria t’elle en ouvrant grand les bras avant de soulever l’intéressé de terre pour lui planter un gros bisou bruyant sur chaque joue. « Ma parole, comme ça fait plaisir. Tu as bonne mine, dis. Et tu as amené un ami ! »

Note du MJ:
Vous voyez une mama pied-noir, genre Marthe Villalonga ? C'est elle.

- « Euh, salut Marissa » répondit Barnabé lorsqu’il put enfin placer un mot. « Je te présente Aloïs, un camarade. »
- « Enchanté » acquiesça le susdit.
- « Entrez, entrez, venez manger un petit quelque chose. J’ai fait des boulettes, et il me reste du clafoutis aux pommes. Les amis de mon Babounet sont mes amis. Comment ça va, toi ? »
- « Bien, merci. Je suis de retour en ville depuis quelques jours, et… » commença le hobniz, avant d’être interrompu par un cri déchirant de la gouvernante.
- « Comment ? Tu es en ville et tu ne viens pas tout de suite voir ta Marissa ? Aïe aïe aïe, tu me fais de la peine là, je te le dis, purée ! »
- « C’est que j’étais très occupé et, euh… » bafouilla t’il, coupable, avant de changer radicalement de sujet. « Tu aurais eu des nouvelles de Korenth, par hasard ? »

La réaction de la gouvernante à cette question innocente fut curieuse : à son tour, elle eut l’air embarrassée et marmonna quelques paroles inintelligibles.

- « Tu l’as vu ou pas, depuis mon départ ? » insista Barnabé, impitoyable.
- « Non… Pas depuis qu’il m’a virée » admit piteusement la gouvernante.
- « Hein ? comment cela ? Il t’a renvoyée ? » s’étonna Barnabé, qui n’aurait jamais imaginé que son patron puisse se séparer ainsi de celle qu’il considérait un peu comme une mère de substitution.
- « Oui, comme une malpropre, comme une moins que rien. Me faire ça à moi ! L’ingrat ! Dix ans que je lui faisais son linge ! »
- « Quand est-ce arrivé ? Tu te souviens de la date ? »
- « Attends voir… Normalement j’y vais les Jours des Etoiles, mais là j’avais pas pu parce que ma nièce Héloïse… Tu sais, celle qui a des dents comme un lapin ? Et bien elle avait un flux de ventre, alors j’y suis allé que le lendemain. Le 3ème Jour du Soleil du mois des Apprêts. Pas compliqué, cela faisait quinze jours tout juste que M’sieur Mauk et toi vous étiez partis. Donc j’y vais, et qu’est ce que j’entends ? Y’avait du monde en haut ! Alors j’ai appelé : ‘houhou, y’a quelqu’un ?’ Et voila que M’sieur Mauk descend, sans rien dire, pas même un bonjour. Et il m’a virée, juste comme ça, avant de me demander ma clé comme il me dirait de lui faire une course. Pas une explication, rien ! Je lui ai demandé pourquoi, pourquoi il me faisait ça à moi, mais il a rien dit, il a juste tendu la main en réclamant à nouveau ma clé. Comme il insistait, j’ai fini par lui donner. Alors il m’a demandé de l’attendre et il est allé à la cave. Il est revenu, on est sortis, il a fermé la porte. Avec ma propre clé. Et il est parti tout seul de son côté, sans même dire au revoir. Jamais j’aurais cru ça de lui ! »

S’ensuivit un long silence, durant lequel les compagnons ruminèrent ces nouvelles informations. Marissa fut la première à le briser.

- « Ah là là, tu dis rien. Je vois bien que ça te fait de la peine aussi, va. »
- « C’est pas normal… Je ne pense pas que c’était vraiment lui » affirma Barnabé. « A ton avis, il était seul en haut ? »
- « Ben, j’en sais rien, j’ai vu que lui. Et qui veux-tu qu’il y ait avec lui, si c’était pas toi ? » rétorqua Marissa, qui semblait ne pas avoir bien saisi cette histoire d’imposteur.
- « Il est resté longtemps à la cave ? » demanda Aloïs, que ce détour intriguait.
- « Oh, pas trop. Juste le temps de descendre et de remonter, guère plus. »
- « Il aurait eu le temps d’aller jusqu’à la porte du laboratoire ? » demanda Barnabé.
- « Non, même pas. Et de toute façon, elle était plus là, alors... »
- « Comment cela ? Qu’est ce que tu veux dire par là ? »
- « Ben oui. Avant de partir, M’sieur Mauk avait fait disparaître la porte. Elle était plus là, quoi. Il y avait plus que le mur ! Je m’en étais aperçue la semaine d’avant, en allant chercher un seau à la cave. C’est un truc de mage : moi j’y comprends rien, mais c’est drôlement impressionnant ! Ca m’a coupé le sifflet. »

Barnabé supposa in petto qu’il devait s’agir d’un genre de Mur Illusoire, du même tonneau que celui ayant dissimulé la cache aménagée dans le conduit de la cheminée, qui avait du depuis expirer ou avoir été dissipé. Ainsi donc, son maître avait jugé utile de dissimuler son laboratoire avant de partir. Intéressant…

Il échangea encore quelques amabilités avec la gouvernante, donnant des nouvelles de sa santé et relatant rapidement son séjour à Lac-Diamant, puis prit congé. Il entraîna Aloïs jusqu’à l’hôtel particulier de Korenth Mauk où il procéda à une nouvelle fouille en règle du laboratoire qui ne donna rien de plus que la précédente.

Barnabé ne comprenait pas : qu’est ce que son maître avait bien pu vouloir protéger de la curiosité d’éventuels intrus durant son absence prolongée ? Il n’y avait là que ses grimoires, ses expériences alchimiques sur ce qu’il appelait la « criminologie », tout son matériel de mage et d’enquêteur, à l’exception d’un grimoire de voyage qu’il avait du emporter avec lui. Et pourquoi laisser la cuisine sans protection ? Guère plus avancé, il profita néanmoins de sa venue pour récupérer la pipe préférée de Korenth Mauk ; il savait qu’un objet personnel pourrait aider Kalen dans ses tentatives de Scrutation.

Note du MJ:
Toujours très drôle de voir deux joueurs caler sur un mystère tel que "mais pourquoi diable protéger une pièce bourrée de matériel hors de prix durant une absence prolongée ?"

Sur le chemin du retour, alors qu’ils sortaient de l’hôtel particulier, les compagnons aperçurent un peu plus loin dans la rue un prêtre de St Cuthbert entrer dans l’échoppe d’un poissonnier, et se demandèrent si par hasard le culte ne les aurait pas placés sous surveillance.

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Ils retrouvèrent au Relais Mathieu et Hélebrank, qui malgré un détour par le Petit Bazar pour une longue séance de lèche-vitrines étaient largement arrivés les premiers. Leur entrevue avec Ricardo Damaris n’avait apporté aucun élément nouveau ; selon ses dires, il n’avait pas revu Korenth Mauk depuis « bien longtemps ». Ils avaient au moins pu se faire confirmer l’exactitude des informations déjà en leur possession. Qui plus est, dans la bouche de l’aubergiste, le récit du combat et de sa spectaculaire évasion par le fleuve était bien plus impressionnant.

Comme ses travaux d’écriture retiendraient probablement encore longtemps Kalen (et par la même occasion Khalil) à la Guilde des Mages, Barnabé, Aloïs et Hélebrank décidèrent de rendre une petite visite à Owen Danwick, le père de la jeune file disparue. Mathieu préféra rester au Relais à les attendre.


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UN MYSTERE RESOLU, DIX DE RETROUVES
(séance du 15 novembre 2013)

1er Jour de la Lune du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595 (midi)
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La conversation dévia ensuite vers un sujet plus terre à terre, à savoir la meilleure utilisation à faire du pécule commun amassé par les compagnons. Barnabé et Kalen proposèrent de s’en servir pour financer l’achat de sortilèges utiles à tous, dont ils dressèrent aussitôt une liste impressionnante. Mathieu était quant à lui plutôt d’avis qu’il ne serait que justice d’en verser une bonne partie aux temples qui leur avaient prêté assistance, à titre d’obole. Au final, les mages obtinrent gain de cause sur l’achat de divers sorts et composantes, y compris le précieux miroir de Kalen, mais ce dernier dut s’engager en retour à verser une généreuse donation sur ses propres deniers.

Note du MJ:
Promesse qui bien entendu ne s'est pas concrétisée à ce jour. Ce que ça peut être naïf, un paladin...

Une fois ces questions d’intendance réglées et le repas achevé, les compagnons convinrent qu’il leur fallait faire quelque chose pour faire avancer leurs investigations, n’importe quoi mais quelque chose... Ils partirent donc se promener le long du ruisseau du Moulin, espérant apercevoir depuis la berge une grosse canalisation pas trop immergée qui pointerait droit vers les Arènes. Comme leur bonne fée était occupée ailleurs ce jour là, ce vœu ne fut pas exaucé.

Ils reprirent donc une vieille proposition de Kalen, consistant à explorer les tréfonds des Arènes grâce à son sort d’Œil de Mage. Restait à trouver un endroit à la fois proche de la cible mais suffisamment discret pour qu’il puisse lancer son sort et se concentrer sans être dérangé. Ils envisagèrent successivement de se poster dans une ruelle déguisés en clochards, de louer une chaise à porteurs qui tournerait autour du bâtiment, et enfin de se cacher dans les égoûts.

C’est justement en allant en repérage vers la plus proche bouche égoût, hélas située juste sous les fenêtres du bâtiment administratif, qu’ils remarquèrent une antique cheminée de briques érigée juste à côté des Arènes proprement dites. Haute de cinq mètres, elle n’était adossée à aucun édifice : comme elle devait bien servir à quelque chose, les compagnons conclurent que ce quelque chose devait être sous terre.

Finalement, leur appétit de confort l’emporta, faisant s’arrêter leur choix sur la Taverne du Savant, un établissement paisible principalement fréquenté par le corps enseignant et les intellectuels de tous poils. Outre qu’elle était située à deux pas de l’objectif, juste à côté du pont des Cœurs Enlacés, elle leur sembla à même de leur procurer toute la confidentialité voulue avec ses tables disposées dans des boxes individuels entourés de rayonnages de livres. Sans compter qu’on y servait aussi un large choix de rafraichissements.

Une fois les commandes apportées et la serveuse repartie, Kalen prononça à mi-voix son incantation et commença à se concentrer. Les yeux mi-clos et une chope de bière entamée devant lui, il avait tout du poivrot plongé dans un état semi-comateux. Il fit ensuite sortir son Œil de Mage par la porte de la taverne, commodément maintenue ouverte en ce chaud mois de Richesoleil, et le dirigea droit vers la cheminée. Il lui fallut à peine plus de trente secondes ppour l’atteindre et s’y engouffrer, ce qui lui laissait six bonnes minutes pour explorer les lieux avant l’expiration du sort...

Pour parachever leur couverture, ses compagnons se payèrent tournée sur tournée en papotant. Barnabé résolut de jouer cartes sur table, faisant lecture des fiches documentaires trouvées au domicile de son maître sans (presque) rien omettre. Les compagnons apprirent ainsi tout ce qu’il savait de la disparition de Lyza Danwick, et notamment qu’elle s’était volatilisée du domicile de ses parents dans la nuit du 1er Jour de la Terre du mois de Doufoyer, au tout début de l’année. La dernière personne à l’avoir vue était sa femme de chambre, lorsqu’elle s’était retirée au moment du coucher. Aucune trace d’effraction n’avait été relevée, rien ne manquait dans ses affaires, et aucune demande de rançon ou lettre explicative n’avait été reçue ou retrouvée. L’hypothèse la plus probable était la fugue : il y avait bien un ancien domestique indélicat qui aurait pu vouloir se venger d’elle, car son témoignage avait permis de le faire arrêter deux ans auparavant, mais il semblait qu’il purgeait toujours une peine de bagne.

En tous cas, la jeune fille n’était pas du genre à passer inaperçue : selon une miniature jointe au dossier, il s’agissait d’une pure suéloise, fine et élancée, aux cheveux d’un roux flamboyant et aux yeux violets, dont le teint de lait était rehaussé de quelques taches de rousseur. D’après sa description, elle avait également une marque de naissance lie-de-vin sur la poitrine.

Mathieu émit l’hypothèse que peut-être le marchand savait pertinemment par qui était détenue sa fille, et qu’il n’avait engagé Korenth Mauk que pour donner le change vis-à-vis des autorités et des voisins, lui fournissant sciemment des informations erronées pour l’envoyer sur une fausse piste. Ses compagnons voulurent bien admettre que c’était une possibilité mais refusèrent de la prendre comme hypothèse de travail, faisant observer que rien ne venait étayer cet empilement de suppositions.

Ils discutèrent ensuite du cas de Ricardo Damaris, qui s’était fait dérober son épée lors d’une embuscade de brigands. Son épouse et sa fille étaient allées s’établir dans la Cité de Dyvers quelques années auparavant ; depuis, il faisait souvent le voyage depuis Greyhawk. Le 1er Jour du Soleil du mois de Closeporte 594, la caravane dans laquelle il voyageait avait été attaquée à quelques lieues seulement des portes de la cité, à hauteur du Pont de Zagyg sur la route du fleuve, par une bande de brigands Euroz menés par un demi-euroz chevauchant une wyverne. C’est durant le combat qu’il aurait perdu son arme, une puissante épée magique que lui avait donnée son ancien maître : il avait été blessé par la wyverne, ses forces sapées par le venin de son aiguillon caudal, et n’avait du son salut qu’à un plongeon désespéré dans le fleuve Sélintan. Il était parvenu à échapper aux brigands en se laissant porter bien plus loin en aval avant de regagner la berge.

Barnabé leur parla enfin d’une fiche biographique trouvée avec les dossiers de son maître, où étaient résumés les principaux évènements de la vie de Sire Robilar, un puissant guerrier ayant compté parmi les membres fondateurs de la Citadelle des Huit, qui dix ans auparavant avait trahi ses amis pour se mettre au service de Rary le félon, empereur autoproclamé du Désert Brillant. Il ne voyait pas ce que cette fiche pouvait bien faire là, mis à part le fait que Robilar avait été le maître de Ricardo Damaris et lui avait remis l’épée perdue. Se pouvait-il que Robilar et Loris Raknian se soient rencontrés, tous deux ayant connu une enfance misérable dans les rues de la Vieille Ville ? Ou mieux, s’agissait-il d’une seule et même personne, le super-guerrier aux prouesses légendaires se cachant sous l’identité du champion gladiateur ?

Les spéculations des compagnons furent interrompues par trois fois par Kalen, émergeant de sa transe pour leur faire un rapide compte-rendu de son exploration des sous-sols des Arènes. Après une longue plongée dans les ténèbres, il avait débouché dans une grande cuisine collective attenant à une gigantesque caverne, si vaste que la Vision Nocturne dont l’avait fait bénéficier Barnabé ne permettait pas de l’embrasser d’un seul regard. Son pourtour était bordé d’une bonne trentaine de logements troglodytes, pouvant chacun accueillir une dizaine de personnes avec un certain niveau de confort. De grandes tables communes sur tréteaux avaient été dressées au bord d’un petit lac souterrain, toutes prêtes à accueillir de très nombreux convives. L’ensemble était propre et bien entretenu, mais complètement désert. Cela ressemblait beaucoup au fameux « logis cénobite » destiné à accueillir les gladiateurs durant les Jeux de Greyhawk, dont ils avaient déjà entendu parler. Kalen avait pu pousser ses investigations jusqu’à une seconde caverne très semblable, mais dont les logements étaient en ruines, puis à un vaste couloir annulaire de près d’une centaine de mètres de diamètre desservi par une douzaine d’escaliers en colimaçon régulièrement disposés sur son pourtour, avant que son premier sort ne se dissipe.

Avec le deuxième et le troisième, il avait pu explorer un étage supérieur qui lui était éclairé et occupé. Il y avait croisé une multitude d’ouvriers, de gardes et de marmitons vaquant à leurs affaires, parcourant un vaste complexe d’ateliers, de monte-charges, de réfectoires et de salles de garde. Il y avait aussi trouvé un escalier débouchant dans la tribune officielle des Arènes, à proximité immédiate d’un couloir fermé par une lourde porte qui devait probablement mener au palais de Loris Raknian.

Sa quatrième tentative fut entièrement consacrée à vérifier que l’écoulement du lac souterrain menait bien aux égoûts. Après avoir confirmé ce point, il avait erré dans des galeries toutes semblables à la recherche d’un point de repère ou d’une sortie jusqu’à l’expiration du sort.

Hélebrank proposa de poursuivre ces investigations en envoyant « son ami caillou » en reconnaissance dans les Arènes, mais sa suggestion ne fut pas retenue. Pire, ses compagnons semblèrent le regarder bizarrement, surtout lorsqu’il les assura que son caillou était assez intelligent pour trouver tout seul son chemin. Bon, il fallait bien dire que c’était la toute première fois qu’il leur en parlait depuis qu’il s’était souvenu de son existence, quelques jours auparavant. Il avait encore sur la langue le nom exact de cette curieuse lentille hémisphérique de cristal bleuté, mais cela finirait bien par lui revenir. Elle était restée soudée à la base de son crâne, dissimulée par ses cheveux, jusqu’à ce qu’il réalise qu’il pouvait le détacher à volonté. Et dire qu’il avait cru que tout le monde avait le même genre de grosse bosse lisse sur l’occiput ! Quoi qu’il en soit, il se souvenait déjà de la façon d’y implanter télépathiquement une facette de sa personnalité, qui par effet de résonance s’en trouvait renforcée.
Pour une raison mystérieuse, il semblait avoir jugé bon avant son amnésie d’y placer sa tendance à la soumission ; il s’était empressé de la remplacer par un trait de caractère plus utile, comme le courage ou l’opiniatreté.

Note du MJ:
Une explication technique est nécessaire : sous les règles Hero, Hélebrank avait ce qu'on appelle une Vulnérabilité aux contrôles mentaux : leurs effets étaient nettement augmentés en ce qui le concernait. J'avais de longue date décidé que ce cristal implanté dans sa nuque en était la source, et que le jour où le joueur voudrait se débarasser de sa Vulnérabilité (en la rachetant avec des points d'expérience), il se souviendrait de son existence et s'en débarasserait.

C'est un peu ce qui s'est passé avec e passage en règles Pathfinder, sauf qu'il y a gagné en plus un Psicristal en le "reprogrammant".

Les compagnons se répartirent ensuite les tâches pour occuper ce qui restait de l’après-midi, se regroupant par précaution en binômes. Barnabé et Aloïs iraient interroger Dame Marissa Mollette, la gouvernante de Korenth Mauk, afin de savoir pourquoi elle manquait à tous ses devoirs en ne faisant plus le ménage. Mathieu et Hélebrank se rendraient à la Taverne du Dragon Vert pour interroger son propriétaire Ricardo Damaris, au cas où il aurait quelque chose à ajouter aux renseignements déjà détenus par Barnabé. Enfin, Kalen se rendrait (escorté de Khalil) à la Guilde des Mages afin de commencer à récupérer quelques sorts de première nécessité pour son grimoire, comme Non détection et Vision arcanique.


Kalen commença sa journée par une visite à la Guilde des Mages. Il y déposa ceux des objets magiques que les compagnons avaient décidé de monnayer : la cape et les bottes de l’illithid, ainsi que la cuirasse de la prêtresse olve, Aloïs ayant été rebuté par ses formes nettement féminines. Le Portier lui fit savoir que son compte ne serait crédité que le lendemain, le temps que le Maître de Bourse procède aux examens usuels et fixe une cotation.

Il aurait souhaité en profiter pour se procurer le très coûteux miroir d’argent gravé de runes nécessaire au lancement de son sort de Scrutation, mais hélas il ne disposait pas de suffisamment de liquidités pour payer le millier d’orbes réclamé. Comme le dernier des va-nu-pieds, il dut donc se résoudre à faire appel au Service d’Assistance et de Location d’Articles pour Mages Impécunieux, irrévérencieusement baptisé le « salami » par les étudiants de l’Université des Arts Magiques. La mise à disposition d’un miroir usagé et d’un petit local lui fut facturée au tarif prohibitif de 100 orbes.

Dès qu’il eut en mains son nouveau joujou, Kalen lança successivement deux sorts de Scrutation visant Lahika Barriquaud puis Korenth Mauk. Aucune de ces deux tentatives ne produisit le moindre résultat. Il n’aurait su dire si c’était parce que les intéressés étaient morts, magiquement protégés ou avaient inconsciemment résisté aux effets du sort.

C’est donc bredouille mais avec la ferme intention de proposer à ses compagnons d’investir une partie des fonds communs dans un beau miroir neuf, que Kalen retourna au Relais.

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Pendant ce temps, Mathieu, Khalil, Aloïs et Hélebrank firent du porte à porte dans une tentative désespérée pour localiser une boutique vendant des antiquités. Hélas, les seules indications dont ils disposaient étaient le prénom de la fille du propriétaire, et le fait qu’elle aurait disparu au début de l’année. Sans surprise, ils ne parvinrent qu’à dénicher une ou deux échoppes vendant des meubles d’occasion dans la Vieille Ville, offrant un large choix de grabats miteux et de coffres vermoulus. Personne n’y avait entendu parler d’une Lyza.

Leur matinée entière gâchée en recherches impossibles, ils regagnèrent le Relais bons derniers.

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A la demande pressante d’Hélebrank, qui soutenait qu’il aurait été intéressant de savoir si la jeune Lyza avait été une connaissance de Loris Raknian, Barnabé consentit enfin à révéler le nom de son père marchand, un certain Owen Danwick.

Il leur raconta ensuite l’essentiel de sa conversation avec Ephraïm Barriquaud, sans rien omettre. Ses compagnons furent très intéressés d’apprendre qu’il avait bel et bien déposé une plainte, dont la disparition permettait d’avancer une explication du rôle joué par les dopplegangers.

D’emblée, Hélebrank trouva très suspect le fait que Loris Raknian et Ephraïm Barriquaud ne se soient jamais rencontrés. Suivant sa toute première intuition, il en conclut que le marchand kéolandais devait cacher quelque chose. Sinon, il aurait insisté jusqu’à avoir une audience, pas vrai ?

Note du MJ:
Par contre, il n'a rien trouvé à redire au comportement de Raknian, censé avoir rompu à l'amiable avec Lahika Barriquaud, mais refusant tout net de recevoir son ex beau-frère, disparition suspecte ou pas. Comprenne qui pourra.

Rappelons que le dit Raknian a étranglé sa compagne dans un accès de rage parce qu'elle voulait le quitter et/ou avait mis en cause sa virilité. Lorsque le beau-frère a débarqué par surprise, il a été pris de court et a paniqué, d'où son comportement suspect sur le moment. La belle histoire sur la rupture d'un commun accord et le départ pour l'Urnst est venue plus tard, après plus mûre réflexion. Le Prévôt désigné pour mener l'enquête s'est retrouvé remplacé par le gang des dopplegangers, qui ont fait leur possible pour noyer le poisson et faire disparaître toutes traces de l'affaire.

Par contre, Barnabé n’obtint pas le succès escompté lorsqu’il leur exposa le projet élaboré par ce dernier pour infiltrer les Arènes.

- « Il est idiot, son plan » trancha Aloïs, tout dans la nuance. « On a déjà été repérés par les méchants ; si on se présente la gueule enfarinée comme gladiateurs, ils vont nous surveiller comme le lait sur le feu, on ne pourra aller nulle part ! »
- « Oui, cela aurait pu marcher avec des gladiateurs anonymes, mais pas avec nous » confirma Mathieu. « Et encore ! Parce que ce n’est pas bien malin de sa part d’avoir pris la licence sous son vrai nom. Si Loris Raknian a quelque chose à se reprocher au sujet de la disparition de sa sœur, il ne manquera pas de se douter que son ex-beau-frère lui prépare un coup fourré. »
- « Sans compter que les Jeux, c’est dans presque un mois. On ne va pas rester les bras croisés d’ici là, non ? » ajouta Hélebrank, achevant d’enterrer le projet.

Barnabé dut bien admettre que le plan du marchand pêchait sur de nombreux points, et qu’il valait mieux y renoncer. Sa proposition lui avait pourtant semblé tellement convaincante sur le moment…

Note du MJ:
Là ils ont tout de suite percuté et mis le doigt sur les failles du plan, tel que prévu d'origine. Selon le scénario, cela aurait quand même marché parce que Raknian "est trop occupé par l'organisation des Jeux pour faire surveiller les PJs". Ben voyons.


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1er Jour de la Lune du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595
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Le lendemain matin, Barnabé insista pour aller seul à la rencontre d'Ephraïm Barriquaud, arguant du fait qu'il était le seul représentant légitime de l’enquêteur disparu et qu'une trop grosse troupe risquerait de l'effaroucher. Un autre motif moins avouable était que, bien qu'ayant fini par lâcher le morceau, il continuait à considérer les informations reçues de son maître comme sa chasse gardée et répugnait à en partager les fruits.

Il laissa donc ses compagnons en plan au Relais et se rendit seul à la luxueuse auberge du Dragon d'Or, située dans la Ville Haute juste derrière la Porte des Nobles. Il avait préparé d'avance un petit mot, qu'il remit au portier de l'auberge avec instruction de le transmettre au marchand. Il y faisait une allusion voilée au pli cacheté déposé au domicile de Korenth Mauk et à une disparition, sans citer aucun nom, précisant juste qu’il attendait à l’entrée.

Un long quart d'heure d'attente plus tard, alors qu'il commençait à se demander si son message n'avait pas été un peu trop cryptique, un valet vint le chercher pour le conduire dans un salon privé, richement meublé. Un humain de type suélois, très élancé, arpentait nerveusement la pièce lorsqu’il fit son entrée.

- « Monsieur Barnabé ? J’ose espérer que nous parlons bien de la même chose ? »
- « De l’enquête sur la disparition de votre sœur menée par Korenth Mauk, oui. Je suis son apprenti. »
- « Peut-être pourrez-vous alors m’expliquer son long silence ? »
- « Hélas non. Il m’avait envoyé loin de Greyhawk il y a de cela quelques mois. Je n’ai eu aucune nouvelle de lui, et depuis mon retour ces jours derniers, j’ai pu constater que son domicile avait été fouillé, et divers documents détruits dans son bureau. Je redoute le pire. »
- « Il a donc disparu. Tout comme ma sœur » constata amèrement le marchand. « Avez-vous quelque chose de nouveau à m’apprendre sur son sort ? »
- « Hélas non. Les dernières notes de mon maître font juste état du rapport qu’il vous a fait au mois de Longuenuit. Vous avait-il informé de son intention de surveiller les Arènes ? »
- « Oui, il m’en a parlé. Il avait cherché un moyen de s’introduire dans le Palais de Raknian à la recherche d’indices, mais avait fini par y renoncer en raison de l’étroite surveillance qui entoure ces lieux. »
- « Pensez-vous qu’il ait pu tenter sa chance et se faire épingler ? »
- « Cela m’étonnerait beaucoup. Il m’a clairement indiqué qu’il renonçait à cette idée. Justement, mon message avait pour objet de lui soumettre un autre moyen possible d’accéder aux Arènes. Je comptais lui proposer d’intégrer une équipe de gladiateurs montée de toutes pièces pour participer aux Jeux de Greyhawk. Une fois dans la place, je pense qu’il lui aurait été aisé de s’éclipser discrètement pour procéder à ses investigations. »
- « Ingénieux… Un genre de cheval de Troah » approuva le hobniz en faisant référence à un antique stratagème œridien. « Autre question : mon maître fait mention de sept lettres que vous auraient envoyées votre sœur durant son séjour ici. A quand remontait la dernière ? »
- « Elle était datée de deux mois avant mon arrivée. Mais rien dans son contenu ne pouvait laisser à penser qu’elle envisageait de rompre avec Raknian, ou de quitter Greyhawk. A mon arrivée ici, j’étais donc persuadé de la retrouver chez lui. »
- « Cela me fait penser à une autre chose que je voulais vous demander : lorsque vous avez constaté la disparition de votre sœur, avez-vous contacté les autorités ? »
- « Evidemment ! Que pouvais-je faire d’autre ? Mon prétendu beau-frère refusait de me voir et je n’avais aucune idée d’où pouvait être Lahika. J’ai donc aussitôt signalé la chose au Guet, rien de plus naturel à cela. »
- « Bien sûr, cela me semble tout à fait naturel. C’est bien ce que je pensais » approuva le hobniz, un rien hypocrite. « Mais vous dites ne pas avoir rencontré Raknian ? Comment avez-vous su alors pour la rupture, et l’Urnst ? »
- « Tout à fait. Voici comment les choses se sont passées, exactement : lorsque je me suis présenté à la porte de son Palais en demandant à voir Lahika, Loris Raknian a refusé de me rencontrer. L’un de ses sbires est venu m’affirmer que ma sœur avait quitté les lieux, avant de me congédier comme un malpropre. J’ai trouvé cela éminemment suspect, et me suis donc empressé de porter l’affaire à l’attention de votre Guet en faisant jouer toutes mes relations au sein de la Guilde des Marchands et du culte de Zilchus. Ce n’est que plus tard, par le biais du Prévôt chargé de l’enquête, que j’ai eu plus de renseignements : Loris Raknian n’a pu faire autrement que de répondre à ses questions. »
- « Vous vous souviendriez du nom de ce Prévôt, par hasard ? » le questionna Barnabé, saisi d’un doute affreux.
- « Bien sûr ! Il s’agissait d’un suélois, comme moi : un certain Ragnarsson. Un homme charmant, mais hélas peu diligent. »
- « Aïe ! » s’exclama le hobniz en grimaçant, ayant reconnu le nom du Prévôt qui avait fait embastiller les compagnons pour mieux capturer Aloïs. « Vous avez peut-être entendu parler de récentes difficultés, avec une bande de dopplegangers ? La Prévôté avait été infiltrée, et notamment ce Prévôt là. Je crains qu’il n’ait rien fait pour retrouver votre sœur. En fait, il n’y a plus la moindre trace de votre plainte ou de son enquête dans les archives du Guet. »
- « Zilchus m’hypothèque ! » jura le marchand. « Je voyais bien que l’enquête officielle traînait en longueur et n’aboutissait à rien, d’où le recours à votre maître d’ailleurs. Mais j’étais loin de me douter de quelque chose d’aussi sinistre. Je pensais plutôt que Raknian était parvenu à faire enterrer l’affaire grâce à de banales protections politiques… »
- « Mes amis et moi-même enquêtions sur ces dopplegangers, qui semblaient avoir un lien avec Loris Raknian. A ce titre, votre plan pour pénétrer dans les Arènes pourrait nous intéresser. Est-il prêt à être mis en œuvre ? »
- « A vrai dire, pas du tout. Comme je n’avais aucune nouvelle de votre maître, les préparatifs n’ont guère avancé. J’ai une licence pour ouvrir une écurie de gladiateurs, mais il me reste à recruter des mercenaires pour la peupler. Sans vouloir vous offenser, vous ne feriez pas un gladiateur très crédible… Mais peut-être vos amis seraient-ils intéressés ? »

Barnabé promit de leur transmettre cette proposition au plus tôt, et de reprendre ensuite contact. Puis, avant de prendre congé, il indiqua au marchand qu’il pouvait être joint au Relais de l’Habile Cocher, ou aux bons soins de Mathieu au temple d’Heironéous.


Avant de partir, Kalen se débarrassa de tous ses objets maudits en les laissant aux bons soins du culte de Saint Cuthbert. Les compagnons s’en remirent à Barnabé pour les guider jusqu’au domicile de Korenth Mauk, situé dans le Quartier des Artisans. En chemin, ils commencèrent à discuter de leurs plans.

- « Il va falloir qu'on casse la porte ? » demanda Mathieu. « Parce que nous, on est pas des cambrioleurs, on ne passe pas par les lucarnes de toit. »
- « Surtout pas, quelle drôle d'idée ! » s’étonna Barnabé. « J'ai la clé : nous passerons par l’entrée principale, tout simplement. »
- « Rappelle-moi, c’était quoi tes liens avec Korenth Mauk déjà ? Une vague relation ? Comment se fait-il que tu aies la clé de son domicile ? » s’étonna Hélebrank.
- « Euh, en fait, il était enquêteur mais aussi Mage. Transmutateur pour être précis. Alors, c’est un peu lui qui, euh… »
- « Donc c’était ton maître ? Et là où on va, c’est en fait l’endroit où tu habites, normalement ? »
- « Oui, mais je n’y suis presque pas retourné depuis notre arrivée à Greyhawk, sauf deux petites incursions discrètes. J’avais trop peur que ceux qui l’ont fait disparaître ne surveillent encore le bâtiment, ou y aient posé des pièges. Justement, voici ce que nous allons faire… »

Barnabé leur exposa rapidement son plan, puis mena ses compagnons jusqu’à une allée discrète du Quartier des Artisans. Il leur indiqua clairement le chemin restant à parcourir, puis partit le premier. Rapetissé et magiquement camouflé, il escalada une façade et parcourut les toits jusqu’à se trouver un point d’observation d’où il pourrait surveiller non pas la porte où devaient se rendre ses camarades, mais les meilleures cachettes pour observer celle-ci.

Une fois le délai convenu écoulé, ses cinq compagnons se mirent à leur tour en route. La rue commerçante dans laquelle se situait le domicile de Korenth Mauk était encore animée, bien que la plupart des échoppes soient fermées à cette heure tardive. Ils trouvèrent sans difficultés le bon immeuble : bâti sur le même modèle que ses voisins, il s’en distinguait toutefois nettement par l’absence d’enseigne et de devanture. Ils se dirigèrent droit vers la porte sans s’embarrasser de précautions inutiles, l’ouvrirent avec la clé qui leur avait été fournie et s’engouffrèrent à l’intérieur.

Barnabé ne remarqua aucune activité suspecte aux alentours. Apparemment, l’entrée de ses compagnons n’avait pas provoqué de réaction. Juste au cas où, il resta toutefois à l’affût encore un bon quart d’heure sans rien voir d’anormal, juste le trafic habituel : une équipe de nuit de la Guilde des Voleurs en route par les toits vers son lieu de travail, qui échangea avec lui les signes de reconnaissance convenus. Etait-il possible qu’il ait pêché par excès de prudence en imaginant que le domicile de son maître serait soumis à une surveillance constante par de mystérieux ennemis quatre mois après sa disparition ?

Il finit par rejoindre à son tour le bâtiment, empruntant lui aussi la porte de devant. Mais à sa grande contrariété, il ne retrouva pas ses compagnons dans l’entrée en train de l’attendre sagement, comme il leur en avait donné l’instruction, mais dans la chambre de son maître au premier étage.

- « Mais qu’est ce que vous fichez là ? Je vous avais dit de ne rien faire sans moi ! Comment va-t-on faire pour voir où sont allés les intrus, maintenant que vous avez mis votre sale nez partout ? »
- « Mais nous n’avons touché à rien ! » protestèrent en cœur Hélebrank, Kalen et Khalil.
- « Et j’ai bien regardé partout où nous sommes allés, et je peux te garantir que personne n’y est passé avant nous » ajouta Aloïs en sortant de la garde-robe où il était en train de farfouiller. « On est juste monté ici s’assurer qu’il n’y avait pas de danger. C’est tout, juré ! »
- « Tiens, nous avons trouvé un pli cacheté, adressé à ton maître. Il était par terre dans l’entrée, comme s’il avait été glissé sous la porte » coupa Mathieu, préférant faire diversion plutôt que de proférer d’aussi gros mensonges. « Aloïs nous a affirmé qu’au vu de la couche de poussière qui le recouvrait, il devait être là depuis presque un mois. Mais je ne comprends pas comment cela peut être possible : tu l’aurais vu lors de tes précédentes visites, non ? »
- « Euh, en fait je suis passé chaque fois par la cheminée, sans trop m’en éloigner. Trop dangereux, tu comprends… »
- « C’était donc ça les traces bizarres de petits pieds nus dans la cheminée de la salle à manger » s’exclama Aloïs, sans sembler s’apercevoir qu’il se trahissait lui-même. « C’est le seul truc que je n’arrivais pas bien à m’expliquer. »
- « Ah ! Je le savais ! Vous êtes donc allés aussi dans la salle à manger. Où d’autre ? »
- « Euh… Dans la cave aussi. Et on a un peu bougé des étagères, parce qu’on voulait voir si le sol avait été creusé récemment » avoua Hélebrank. « Mais je te rassure, on a pas du tout touché à la grosse porte. Kalen nous a dit qu’il y avait un piège magique dessus. »

Grommelant que puisqu’il ne pouvait faire confiance à personne, il ferait le travail tout seul la prochaine fois, Barnabé s’empara du pli que lui tendait toujours le paladin. Il s’agissait d’une simple feuille de parchemin repliée et cachetée à la cire rouge. Il ne reconnut pas le sceau, dont le principal élément était une sorte de forme courbe stylisée qui aurait pu tout aussi bien figurer un croissant de lune qu’une banane ou un navire. Au dos était inscrit en belles lettres cursives « Korenth Mauk ». Il décacheta habilement le pli sans en briser le sceau et l’ouvrit. Le texte était court, écrit de la même main que la mention du destinataire :

Korenth,
De grâce, venez immédiatement me voir à mon auberge. Je ne quitterai pas Greyhawk avant que cette affaire ne soit tirée au clair.
J’ai une suggestion à vous faire pour accéder aux Arènes. Je pense qu’elle vous plaira…
Ephraïm Barriquaud

Les compagnons en conclurent que décidément, il leur fallait prendre contact de toute urgence avec ce marchand, puis reprirent ensemble l’inspection des lieux.

L’immeuble tout en longueur avait été bâti pour accueillir un commerce, puis modifié pour devenir un hôtel particulier modeste mais confortable. Ainsi le premier étage, qui normalement aurait du accueillir le logement du commerçant et de sa famille, avait été divisé en deux pièces seulement, une vaste chambre de maître avec cabinet de toilette attenant et un immense bureau.

Celui-ci était dans l’état où Barnabé l’avait laissé, dix jours auparavant : les meubles avaient été fouillés sans management, et les documents, livres, fiches et registres qu’ils avaient contenus avaient été méthodiquement brûlés dans la cheminée. Aucun n’était récupérable.

Par acquît de conscience, Barnabé alla vérifier une nouvelle fois qu’il n’avait rien oublié au fond de la cache aménagée dans le conduit de fumée.

Les compagnons visitèrent ensuite (une nouvelle fois, pour la plupart d’entre eux) le rez-de-chaussée, partagé entre un salon côté rue et une salle à manger côté cour. Sur la cheminée du salon était effectivement accroché un portait en buste du propriétaire des lieux, un demi-euroz pas trop typé portant une robe de mage. Kalen grava ses traits dans sa mémoire pour référence ultérieure.

Barnabé traversa ensuite la cour pour aller jeter un coup d’œil dans les dépendances, vérifiant que ni sa cuisine ni le grenier où il avait ses quartiers n’avaient été dérangés, avant de descendre à la cave. Il la traversa rapidement en lâchant quelques commentaires désobligeants sur le désordre qu’y avaient laissé ses compagnons, puis il prononça le mot de commande qui désamorçait le Piège de feu protégeant la porte du laboratoire de son maître et ouvrit celle-ci. Régnait dans la pièce le désordre habituel : tout y était exactement comme lors de son départ quelques mois plus tôt. Il eut beau chercher partout, il ne trouva aucun message laissé à son intention.

- « Je ne comprends pas… Rien n’a été touché ici. Pourquoi n’ont-ils fouillé que le bureau ? » pensa t’il tout haut. « C’est comme s’ils avaient su où chercher. Je n’aime pas cela. »
- « Si ton maître est tombé entre les mains des dopplegangers et de l’illithid, rien d’étonnant » lui fit observer Hélebrank.
- « D’accord, mais en ce cas ils auraient su aussi pour la cache secrète dans la cheminée. Or j’y ai trouvé les documents laissés à mon intention. Cela n’a pas de sens ! »
- « Peut-être que c’est Korenth Mauk lui-même qui a détruit ses propres documents » suggéra Khalil. « Pour ne rien laisser de compromettant derrière lui avant de fuir la ville, par exemple ? »
- « C’est de mon maître que tu parles, un peu de respect ! Il n’avait rien à se reprocher. De plus, s’il avait voulu faire disparaître un document en particulier, il l’aurait pris au lieu de tout brûler. Et il m’aurait laissé un mot d’explication » protesta loyalement Barnabé.

Les compagnons en restèrent là de ce mystère. Ils débattirent rapidement de la possibilité d’utiliser l’hôtel particulier laissé vacant par Korenth Mauk, avant de l’écarter face à l’opposition véhémente de Barnabé. Ils regagnèrent donc leurs pénates habituelles.


Livre IV bis
Le berceau du Mal

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QUAND LE MUTIQUE ETONNE (TONNE, TONNE, TONNE…)
(séance du 4 octobre 2013)

1er Jour du Soleil du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595 (soir)
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- « C'est une assez longue histoire, donc si vous pouviez écouter en silence sans m'interrompre... » commença Barnabé. « Voilà : un enquêteur privé a disparu depuis quelque temps. Il se sentait épié, et m'a laissé des messages indiquant que l'une des trois affaires qu'il suivait était probablement à l'origine de ses ennuis. Or il y en avait une qui touchait de près Loris Raknian, puisqu'elle portait sur la disparition mystérieuse d'une certaine Lahika Barriquaud qui avait été sa compagne. »
- « Ce nom me dit quelque chose... » intervint Mathieu. « Il n' y a pas un Barriquaud qui s'est inscrit comme gladiateur aux Jeux de Greyhawk ? »
- « Oui, il s'agit de son frère, Ephraïm Barriquaud » confirma Barnabé sans se formaliser de l’interruption. « Mais il a juste fait l'acquisition d'une licence pour ouvrir une écurie de gladiateurs, ce qui n'est pas tout à fait pareil que de concourir soi-même. C'est un riche marchand, originaire du Kéoland. Lui et sa sœur sont arrivés ensemble à Greyhawk durant l'automne 593. Il est reparti deux mois plus tard après avoir traité ses affaires, mais elle est restée. »
- « Toute seule ? » s'étonna Kalen, un rien misogyne à ses heures.
- « Oui, pourquoi pas ? A ce que j'en sais, c'est une ménestrelle accomplie formée dans un collège bardique renommé, donc tout sauf une oie blanche incapable de veiller à sa propre sécurité. Bref, elle s'est mêlée à la bonne société de Greyhawk et c'est là qu'elle aurait rencontré Loris Raknian et serait devenue sa concubine : elle fait état de cette relation dans plusieurs lettres adressées à son frère au fil des mois. Mais lorsque ses affaires ont conduit ce dernier à revenir à Greyhawk un an plus tard, au mois des Vendanges 594, sa sœur avait disparu. D'après Loris Raknian, ils auraient rompu leur liaison d'un commun accord, et elle lui aurait fait part de son intention de se rendre à la Cité de Radigast, dans le Duché d'Urnst. L'enquêteur disparu a vérifié tant auprès de la Guilde des Pontonniers et Nautonniers que de plusieurs clans Rheenee, sans succès. Il n'a pas plus trouvé trace d'elle à sa destination supposée. Mais bien sûr, elle a pu changer d'avis, choisir un autre moyen de transport, ou avoir un ennui lors de la traversée du lac Nyr-Dyv. »
- « Et tu le connais d'où, cet enquêteur ? » demanda Khalil.
- « Il y a une guilde, pour les enquêteurs privés ? Je savais même pas que cela existait, comme profession » s'étonna Hélebrank, sans laisser le temps au hobniz de répondre à la question du moine.
- « Non, ce n'est pas très répandu en effet. C'est juste quelqu'un qui sait y faire et que l'on paie pour mener des investigations, voilà tout » précisa Barnabé, ravi de la diversion.
- « Il a disparu quand, cet enquêteur ? » poursuivit Hélebrank.
- « C'est absolument impossible à savoir » affirma Barnabé, très sûr de lui. « Tout ce que je peux dire, c'est que je l'ai vu pour la dernière fois au tout début du mois des Apprêts, lors de mon départ pour Lac-Diamant. C'est là qu'il m'a dit qu'il se sentait épié. »

Note du MJ:
Bien sûr, ce n'est impossible à savoir que si l'on abstient scrupuleusement de la moindre recherche, comme interroger les voisins (la classique enquête de voisinage vue mille fois à la télé) ou la gouvernante censée faire le ménage mais qui ne le fait plus pour une raison inconnue.

- « Donc c'est bien ça, tu le connais. Quels sont tes liens avec lui, au juste ? » insista Hélebrank, reprenant à son compte la question de Khalil.
- « Oh, c’est une relation, voilà tout. Quelle importance ? » biaisa le hobniz, qui décidément répugnait à lâcher la moindre information, même anecdotique. Admettre qu’il en avait été le cuisinier attitré puis l’apprenti ne lui aurait pourtant rien coûté.
- « Pourriez-vous au moins nous révéler son nom ? » demanda courtoisement le Juge.
- « Bien sûr ! Il s’agit de Korenth Mauk » répondit Barnabé en observant attentivement la réaction de l’inquisiteur.

En effet, il savait pertinemment que son mentor avait entretenu des liens avec le culte de St Cuthbert, même s’il n’en connaissait pas la nature exacte. Il fut un peu déçu de constater que le Juge Godbert resta de marbre, sans le moindre frémissement de sourcil : au Jeu des Tours, il devait être un bluffeur redoutable.

- « Pourriez-vous nous indiquer ce qui au juste vous fait croire que l'absence de votre maître est suspecte ? » poursuivit le Juge. « Ce ne serait pas la première fois qu’il disparaîtrait plusieurs mois pour les besoins d’une enquête. »

L’information lâchée (sans doute sciemment) par l’inquisiteur fit grincer des dents Barnabé. Heureusement, aucun de ses compagnons ne semblait l’avoir relevée.

- « Et bien, comme je l'ai déjà dit, il avait le sentiment d’être sous surveillance. Et sa maison a bel et bien été fouillée : j'y suis allé, et tout était sens dessus-dessous dans son bureau. Mais j'ai pu récupérer des informations sur ses enquêtes à un endroit convenu d'avance » expliqua le hobniz.

Il lui parut inutile d’ajouter que cela faisait maintenant dix jours qu’il détenait ces informations, et que depuis lors il n'en avait pas fait grand chose. Comme personne n'eut le mauvais goût de lui demander des explications sur ce point, cela passa comme une lettre à la poste.

- « Bref, je reprends : Barriquaud est revenu au mois des Vendanges 594 et a engagé Korenth Mauk trois mois plus tard, au mois de Closeporte. Deux mois plus tard, il s'est senti surveillé, et je ne l'ai plus revu depuis » résuma t'il. « Il s'était renseigné sur le dispositif de sécurité qui entoure la résidence de Loris Raknian. Peut-être a t'il tenté d'y pénétrer et qu'il lui est arrivé malheur. »
- « Il fait quoi comme commerce, ce Barriquaud ? » demanda Hélebrank.
- « Attends voir... il est dans les denrées alimentaires de son pays, en gros volumes : olives, huile, agrumes, riz, ce genre de choses. Il possède sa propre flotte de caravelles » précisa Barnabé après avoir rapidement consulté une fiche cartonnée sortie de sa chemise.
- « Des denrées alimentaires, hein ? Quelle coïncidence ! » déclara Aloïs sur un ton laissant penser qu’il tenait le négoce de fruits et légumes pour une activité hautement suspecte.
- « Est-ce qu'il en fournirait pour les Jeux de Greyhawk par hasard ? » renchérit Hélebrank, qui manifestement avait encore à l’esprit le plan diabolique imaginé lors de leur récente soirée de beuverie, dans lequel des olives fourrées aux vers nécrotiques auraient pu figurer en bonne place. « Si cela se trouve, c'est un doppleganger. »
- « Cela n'a pas de sens... Pourquoi aurait-il engagé un enquêteur pour retrouver sa sœur, si c'était un doppleganger ? » objecta sèchement Barnabé.
- « Il n'aura été remplacé qu'après, tout simplement » insista Hélebrank, s’accrochant obstinément à son intuition que ce marchand avait quelque chose de louche.
- « Supputations inutiles », coupa le Juge. « Si c'est un doppleganger, c'est qu'il dispose de moyens magiques lui permettant d'échapper à nos divinations. Vous aurez beau en discuter des heures, vous n'en serez pas plus avancés. »
- « Il est en ville actuellement, ce Barriquaud ? » reprit Mathieu, dans l’espoir de remettre la conversation sur des rails plus sensés. « Ce serait intéressant de lui poser quelques questions. »
- « Euh, probablement. Ou du moins il le sera prochainement, puisqu’il a probablement l'intention de participer aux Jeux de Greyhawk. Sinon, pourquoi se serait-il procuré une licence pour une écurie de gladiateur ? » répondit Barnabé. « Il a l'habitude de descendre à l'auberge du Dragon d'Or, la plus luxueuse de la ville. Je n'ai pas encore pris contact avec lui, mais je serais effectivement curieux de savoir ce qu'il compte faire de cette licence. Et peut-être aura t'il d'autres renseignements à nous communiquer. »
- « Très bien… Mais tu as parlé de trois affaires. Tu as des éléments sur les deux autres ? » poursuivit le paladin.
- « Oui » répondit le hobniz, avec une admirable économie de mots.
- « Et cela te ferait mal aux gencives de nous en dire plus ? » insista le paladin, un sourire figé aux lèvres, car la parcimonie avec laquelle le hobniz distillait ses informations commençait à l'échauffer.
- « Bah, c’est sans intérêt. Je n’ai pas trouvé le moindre lien entre ces autres affaires et nos histoires de Mort Rampante » l'assura Barnabé, péremptoire, omettant de préciser qu’il n’en avait pas cherché pour commencer.

Mais il vit au regard du paladin qu’il ne pourrait s’en tirer si facilement, et se résigna donc à lâcher quelques éléments supplémentaires.

- « Comme tu voudras... » soupira t'il. « La première de ces enquêtes portait sur la disparition de la fille d'un marchand de Greyhawk. La jeune Lyza a disparu du manoir familial au mois de Doufoyer 595. Il n'y a eu ni traces d'effraction, ni demande de rançon : probablement une fugue. Et l'autre concerne Ricardo Damaris, le propriétaire de l'auberge du Dragon Vert que nous avons déjà rencontré. Il aimerait retrouver son épée, qu'il a perdu lorsque la caravane dont il faisait partie été prise en embuscade à proximité du Pont de Zagig par une troupe de brigands euroz menée par un demi-euroz chevauchant une wyverne. »
- « Un autre marchand, tu dis ? Et il vend quoi, celui-là ? » demanda Hélebrank, allant droit aux détails essentiels.
- « Oh, toutes sortes de choses : bijoux, antiquités, objets d'art, épices... Toutes marchandises à faible volume et forte valeur. »
- « Ah, il faisait donc commerce d'antiquités… Ca c’est intéressant » releva Hélebrank sans donner la moindre explication sur son raisonnement.
- « Pourquoi ? Quel rapport avec nos affaires ? » s’étonna Barnabé.
- « Et bien c'est évident non ? C'est vieux aussi, la Mort Rampante : cela ne date pas d'hier, tout comme ses antiquités. On pourrait avoir les dates d'entrée et de sortie de ses cargaisons ? Si cela se trouve, cela concorde avec des dates qu'on connaît déjà. »

Le Juge laissa échapper un petit bruit aigu, à mi-chemin entre un couinement de souris et le hennissement d'un cheval, qu'il camoufla aussitôt en faisant mine de tousser.

- « Hmm, excusez-moi. Un chat dans la gorge. Désolé d'interrompre à nouveau vos... intéressantes spéculations, mais pour en revenir au sujet d'Ephraïm Barriquaud, ne trouvez-vous pas étrange qu'il ait attendu trois mois avant d'engager Korenth Mauk ? »
- « Pourquoi cela ? Il ne s'est pas forcément inquiété tout de suite, et aura pris le temps de mener son enquête lui-même, voilà tout » contra Barnabé.
- « C'est un fait établi, ou juste une supposition de votre part ? »
- « Et bien euh... »
- « Parce que voyez-vous, il serait vraiment préférable que dans votre récit vous fassiez bien la part des choses entre ce que vous savez et ce que vous imaginez » insista le Juge.
- « Mais j'allais le faire justement, c'est vous qui m'en empêchez en m'interrompant tout le temps ! » protesta Barnabé avec un culot admirable. « En fait, ce n'est qu’une hypothèse, mais elle est parfaitement vraisemblable. »
- « Vous ne pensez pas que le premier réflexe d'un marchand étranger qui constate la disparition suspecte de sa sœur serait plutôt de s'en plaindre aux autorités compétentes ? Or je vous rappelle qu'il n'y a aucune trace dans les archives du Guet d'une affaire touchant de près ou de loin Loris Raknian : c'est vous-même qui m'avez posé la question, hier. »
- « Ah oui, tiens. Effectivement, cela semble louche » reconnut Barnabé.
- « Mais peut-être qu'il s’est rendu en Urnst en personne pour voir si sa sœur y était, et que c'est cela qui explique le délai de trois mois » intervint Hélebrank, volant au secours de son camarade.
- « Il y serait donc allé à pied ? Si j'étais à votre place, j'irais poser la question au dit marchand au lieu de continuer à jouer aux devinettes » coupa le Juge.
- « Mais on le fera, vous pensez bien ! Dès demain, à la première heure » l'assura le hobniz. « Parce que là, il se fait un peu tard pour faire irruption au Dragon d'Or. »
- « Parfait ! S'il se confirme que Barriquaud a bel et bien signalé au Guet la disparition de sa sœur, Loris Raknian aurait bien évidemment du être l'un des principaux suspects en tant que compagnon de la personne disparue. Un dossier aurait été ouvert au tribunal, l'enquête aurait été confiée à un Prévôt, et son nom aurait figuré en bonne place dans les fichiers du Guet. »
- « C'est drôle, cela correspond exactement aux endroits où il y avait des dopplegangers infiltrés... » observa Kalen. « C’est donc à cela qu'ils auraient servi, à couvrir les traces de Raknian ? »
- « Possible, mais non prouvé. Gardez à l'esprit ce saint précepte de notre inquisition : ‘‘rien ne sert de rassembler le petit bois avant les preuves’’. Autrement dit, ce n’est sur des hypothèses qu’on bâtit un bon bûcher. Mais je suis heureux que vous ayez remarqué cette corrélation : l’espoir nous est donc encore permis » ironisa l'inquisiteur.
- « En attendant, je propose que nous allions dès maintenant visiter la maison de Korenth Mauk. Je m'y suis déjà rendu, mais bien évidemment, tout seul, je n'ai pas pu faire grand chose. Qui parmi vous est le plus qualifié en matière de pièges et de fouille ? » demanda Barnabé, histoire de changer de sujet.
- « Ben, c’est toi. Pour ces choses là, tu es notre seul spécialiste » lui rappela de suite le paladin.
- « Mais on pourra t'aider un peu, si tu veux » proposa gentiment Hélebrank.
- « D’accord. Mais vous devez me promettre de ne rien faire sans mes instructions. Je ne voudrais pas que vous détruisiez des indices par maladresse » exigea Barnabé, prompt à endosser le rôle de chef qui lui était proposé.
- « Avant qu'on y aille, je vous signale que je dispose désormais d'un sort de Scrutation qui me permet d'épier magiquement n'importe quelle personne, où qu'elle soit et pour peu qu'elle me soit connue. Je pourrais l'utiliser pour retrouver Lahika Barriquaud » suggéra Kalen.
- « J'ai un portrait d'elle, si cela peut aider » proposa Barnabé, sortant de sa chemise une miniature représentant une belle suéloise blonde, qu’il avait trouvée avec le reste des documents cachés par son maître.
- « C'est une excellente idée, mais sans vouloir vous décourager, il est fort probable qu'un homme ayant les ressources financières d'Ephraïm Barriquaud ait déjà eu recours à ce genre de moyens. Je crains que le résultat ne soit décevant » fit observer le Juge Godbert.
- « Peu importe, j’essaierai et nous verrons bien si j’ai de la chance. Je ferai pareil pour Korenth Mauk. Tu aurais aussi son portrait, Barnabé ? »
- « Pas sur moi, mais à moins qu'on ne l'ait volé, il doit y en avoir un au dessus de la cheminée du salon. »
- « Je suis ravi de voir que vous enquêtez avec diligence sur la disparition de Mauk » conclut le Juge en toisant le hobniz d'un drôle de regard calculateur. « Si vous avez besoin de notre aide dans cette entreprise, n’hésitez pas. »


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1er Jour du Soleil du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595
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Une Communion lancée dans la nuit avait permis aux prêtres de Pélor de confirmer leur diagnostic : il s’agissait bien d’une malédiction. En raison de sa particulière puissance, la briser nécessiterait une Guérison Vraie en sus des prières habituelles. En outre, ils avaient appris par le même biais que son vecteur avait été un objet ; Kalen fut donc invité à effectuer au plus vite un inventaire poussé de ses possessions et à détruire tout ce qui lui semblerait suspect.

En attendant, il devint le clou de la grande cérémonie de l’Aube, devant la congrégation au grand complet. Revêtu d’une simple toge blanche, il fut conduit dans la nef de la cathédrale où il dut s’allonger sur le grand autel doré. L’officiant n’était autre que la Grande Matriarche Sarana, la plus puissante prêtresse de Pélor de la contrée. Les chants commencèrent alors que le ciel s’éclaircissait à l’est. Au moment précis où le soleil parut derrière l’horizon, frappant l’autel de ses premiers rayons au travers d’un gigantesque vitrail, la Grande Matriarche invoqua sur Kalen la succession de miracles divins nécessaires à sa complète guérison. Ce fut un complet succès, et c’est complètement ragaillardi qu’il quitta la cathédrale.

En sa qualité de « champion » désigné pour affronter la Mort Rampante, aucun paiement ne lui fut demandé pour les soins reçus. Les prêtres qui le raccompagnèrent vers la sortie après qu’il eut récupéré ses affaires n’en furent pas moins outrés par son inélégante radinerie lorsqu’il dédaigna le tronc des pauvres qui lui était désigné, prétextant qu’il ne pouvait donner le moindre sou « car il en avait grand besoin ».

Kalen entreprit de rattraper le temps perdu dès son retour au Relais. Il avait achevé la veille la modification de son sort d’Identification, qui désormais pouvait être lancé sans le coûteux sacrifice d’une perle. Mais avec sa soudaine maladie, il avait eu d’autres sujets de préoccupation et n’avait pas pris le temps de procéder enfin à l’examen des objets magiques trouvés dans le repaire des dopplegangers, puis dans celui de l’illithid.

Il s’attela donc à cette tache, les prenant par défaut dans l’ordre chronologique de leur découverte. Sans surprise, l’anneau décoré de motifs aquatiques trouvé dans l’entrepôt, que Mathieu avait déjà utilisé, se révéla être un Anneau de nage mineur. Celui qu’avait porté le chef des dopplegangers était un Anneau de protection à l’enchantement légèrement plus fort que celui déjà en possession des compagnons. La baguette d’os qu’il avait eue à la ceinture contenait elle 26 charges de Guérison des blessures moyennes.

Kalen passa ensuite en revue les objets pris à la prêtresse olve : une Cuirasse de fortification mineure et une Etoile du matin de stase de sortilèges, toute prête à décharger sur commande le miracle de Paralysie mentale qu’elle contenait.

Les possessions de l’illithid furent un peu décevantes. Ses bottes et sa cape portaient toutes deux un enchantement mineur destiné à les préserver en toutes circonstances des salissures. Il avait du être un maniaque de la propreté, ce qui à la réflexion n’étonna guère Kalen : qu’attendre d’autre de quelqu’un qui vivait entouré de marbre blanc et triait ses pièces par dénominations ? Ses deux Potions de guérison des blessures graves, son Anneau de contresorts et son Collier de boules de feu de faible puissance relevèrent à peine le niveau. Aucun doute là-dessus, Hélebrank avait eu la meilleure part.

Kalen s’attaqua ensuite aux objets récupérés dans le petit musée des horreurs de l’illithid. A sa grande joie, le volume V des « Tomes innommables » se révéla être une Bible bénie de Boccob, un grimoire de sorts enchanté aux multiples avantages : quasiment indestructible et contenant dix fois plus de pages que le plus gros des grimoires ordinaires, il permettait également de faire l’économie des encres spéciales (et horriblement coûteuses) utilisées pour la retranscription des runes magiques. Voila qui remplacerait très avantageusement le très ordinaire grimoire de voyage qu’il utilisait actuellement. Tout de même, quel drôle de titre : il lui faudrait sans doute le faire effacer de la tranche par un artisan compétent, à condition d’en trouver un qui ne soit pas trop cher…

Tremblant d’excitation à l’idée des nombreux sorts qu’il y trouverait peut-être, Kalen ouvrit le grimoire au hasard et y jeta un œil. Dès le tout premier regard sur le tout premier des caractères bizarres qui y étaient inscrits, il fut complètement happé par sa lecture. Ses pensées se fragmentèrent, voletant en tous sens sous son crâne comme une nuée de chauve-souris fuyant l’attaque d’un prédateur. Il ne savait plus ce qu’il lisait, ni pourquoi, mais s’en moquait complètement, continuant à parcourir des lignes d’écriture pourtant dépourvues de sens. Néanmoins, parmi le concert discordant de pensées kaléidoscopiques qui lui explosait les méninges, une petite voix encore cohérente se fit entendre, l’exhortant à cesser sa lecture avant qu’il ne soit trop tard. Par un suprême effort de volonté, il parvint à détourner les yeux. Il était en nage.

Il avait entendu parler de tels ouvrages, appelés Tomes de vacuité intellectuelle, qui vampirisaient les facultés mentales de leurs lecteurs jusqu’à ce qu’on les retrouve à l’état d’idiots bavants, ou carrément morts de soif car trop absorbés par leur lecture pour conserver le moindre instinct de survie. Il l’avait échappé belle : il était parvenu à briser le mauvais sort au bout de quelques minutes seulement et en était donc quitte pour la frousse. C’était heureux, car il se voyait mal retourner au Temple de Pélor réclamer une Restauration majeure gratuite.

Saisi d’un doute affreux, il relança son sort d’Identification et acheva l’examen des objets tirés du musée : tous étaient porteurs d’une malédiction, sous une forme ou une autre. L’épée bâtarde était certes magiquement affutée, mais quiconque l’utiliserait en combat perdrait tout discernement, trucidant ami comme ennemi en proie à une rage meurtrière. Le griffon de bronze ne valait pas mieux : à première vue, il s’agissait bien d’une Statuette merveilleuse permettant d’invoquer un vrai griffon, mais celui-ci avait été contaminé par des énergies abyssales et se retournerait contre son invocateur. Enfin, derrière la façade d’un Médaillon de santé censé protéger son porteur de toutes infections et maladies, se cachait en réalité un Médaillon d’ignoble putréfaction qui infligeait une longue et atroce agonie à quiconque le gardait en sa possession plus d’une journée. Voila donc d’où lui était venue cette atroce maladie…

Il avait beau se creuser la cervelle, Kalen ne voyait pas comment tirer le moindre bénéfice de ces objets maudits. Ils n’étaient pas côtés à la Bourse des Enchanteurs, la Guilde des Mages ayant pour politique de les détruire systématiquement. Il devait bien exister des acquéreurs potentiels pour ce genre d’articles, des gens suffisamment pragmatiques pour en voir les multiples usages, mais comment les contacter ? Ce n’est pas comme s’il lui suffisait de placarder une annonce au Petit Marché… Poussant un grognement dégoûté, il remit cette question à plus tard et se replongea dans ses chères études, trop longtemps délaissées.

Note du MJ:
Dans la vraie vie, le joueur de Kalen avait fait d'abord toutes les Identifications. Il ne s'était pas étonné que seulement 3 des 4 objets récupérés dans le musée des horreurs de l'Illithid soient maudits, et n'avait ouvert le Tome qu'ensuite. Je le raconte dans ce sens là pour que son mage fasse un peu moins nigaud...

Et oui, vous avez bien lu, une fois les objets maudits identifiés, il n'a rien fait pour les détruire et est pasé à autre chose. Bis repetita?

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Lorsque les compagnons se retrouvèrent le soir pour faire le point sur leurs activités de la journée, ils commencèrent par se répartir les objets magiques nouvellement identifiés et à dresser la liste de ceux qui allaient pouvoir être mis en vente.

Une fois ce sujet épuisé, Khalil demanda d’une voix une peu lasse si quelqu’un avait une contribution nouvelle à apporter concernant leurs affaires en général et la Mort Rampante en particulier. Quelques uns des compagnons avaient déjà répondu par la négative lorsque vint le tour de Barnabé. Sa réponse surprit tout le monde :

- « J’aurais bien quelque chose à dire, mais pas ici. Les murs ont des oreilles » murmura t’il en jetant un regard appuyé sur les autres clients présents dans la salle commune de l’auberge. « Allons d’abord dans un endroit sûr. »

Il se leva et entraîna ses compagnons jusqu’au temple de St Cuthbert, refusant de dire un mot de plus tant qu’ils ne furent pas rendus à destination et installés dans une salle protégée, aimablement prêtée par le Juge Godbert. En remerciement de son hospitalité, celui-ci fut autorisé à participer à la discussion : autant lui épargner la peine d’écouter à la porte.

- « Voila » commença le hobniz, lorsqu’il eut toute l’attention de son auditoire. « Ce que je voulais vous dire, c’est que le nom de Loris Raknian ne m’est pas du tout inconnu… »


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4ème Jour Libre du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595
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La journée se déroula sans aucun évènement digne d’être commenté, chacun vaquant de son côté à ses affaires.

Le soir, Khalil alla rejoindre Mathieu au Sanctuaire d’Heironéous, lui expliquant qu’il souhaitait lui prêter main forte dans ses investigations sur l’attentat commis sur la dépouille du patriarche Riggby. Ils se rendirent donc ensemble au temple de St Cuthbert où Mathieu comptait se rendre pour obtenir plus d’informations.

Bien que les inquisiteurs du culte aient eu beaucoup de nouveaux chats à fouetter ces derniers jours, ils avaient toutefois gardé un œil sur cette affaire et détenaient donc un peu plus d’informations que les gens de Boccob. Ils voulurent bien les partager avec les compagnons, qui apprirent donc que la fiole utilisée avait été vendue par un apothicaire du nom de Hauld, dont l’échoppe était située juste en face de la Taverne du Dragon Vert. Effectivement, les gens du Guet (dont aucun doppleganger n’avait fait partie) n’étaient pas parvenus à suivre plus loin la piste.

Les compagnons se satisfirent de ce constat d’échec, ne se pensant pas capables de faire mieux que le Guet, et reprirent donc le chemin de la Ville Nouvelle sans chercher à mener leur propre enquête. Khalil insista pour qu’ils fassent un détour par son monastère. Les lois de l’hospitalité aidant, ils y furent retenus tous deux pour prendre un thé à la menthe accompagné de succulents loukoums.

Note du MJ:
Ce qui n'empêche pas le joueur de Mathieu de sermonner régulièrement ses compagnons sur le thème "faut pas laisser les PNJ faire tout le boulot, faut y aller nous-même". Faites ce que je dis, pas ec que je fais...

En résumé, une journée entière perdue alors que le timing des méchants progresse.

Ce retard prémédité permit à Kalen de tenir une seconde réunion clandestine hors la présence du paladin, afin de tenter à nouveau de convaincre ses camarades de l’assister dans ses plans d’interrogatoire magique d’un employé des Arènes.

Seuls Aloïs et Hélebrank étaient présents, Barnabé ayant décliné l’invitation en raison d’engagements antérieurs : il lui fallait affiner le classement ébauché la veille. Le Suprême triple crème de Finéas Finegoule allait-il être finalement détrôné par la toute nouvelle création du pâtissier du Dragon d’Or, la Charlotte miel et mille fruits ? L’affaire était sérieuse, et une nouvelle dégustation s’imposait pour trancher.

C’est donc devant un auditoire très réduit que Kalen se lança dans un discours enflammé, exhortant ses camarades à embrasser leur destinée sans attendre que les évènements s’imposent à eux. En réponse, il n’obtint qu’un accord de principe sans aucune proposition d’action concrète. Tant de pusillanimité ne détourna pas pour autant Kalen de son projet : puisque personne ne voulait l’aider à le mettre en œuvre, il s’en chargerait tout seul, voilà tout.

L’arrivée tardive de Khalil et de Mathieu mit fin au débat, et le reste de la soirée fut consacré à des conversations parfaitement anodines.

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1er Jour des Etoiles du Mois de Richesoleil
de l’Année Commune 595
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Le lendemain matin au réveil, Kalen se sentit nauséeux, l’estomac au bord des lèvres. Déjà la veille, il avait eu quelques maux d’estomac, qu’il avait alors attribués à la contrariété que lui avait inspirée l’indécrottable passivité de ses camarades.

Ecoutant son hypocondrie naturelle, encore renforcée par son récent accès de fièvre des ghoules, il fila tout droit se faire examiner au dispensaire jouxtant le Temple de Pélor. L'acolyte de garde était bien parti pour lui prescrire une simple tisane digestive, mais lorsque Kalen commença à lui parler de vers nécrotiques et de cultes maléfiques désireux d’en attenter à sa vie, il préféra procéder à des examens complémentaires pour en avoir le cœur net. Une Détection du Mal et une Détection du Poison plus tard, ces pistes là étaient définitivement écartées.

Kalen fut donc renvoyé dans ses foyers avec un sachet d’herbes à infuser, et la recommandation de revenir au cas où les symptômes persisteraient plus de vingt-quatre heures, si possible avec un échantillon de selles (récipient non fourni, à sa convenance). Un peu rassuré, il retourna à la Guilde des Mages poursuivre ses travaux.

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Khalil, qui passait le plus clair de son temps à s’entraîner avec ses coreligionnaires du Monastère de la Lune Noire, profita de la pause du midi pour aller au Petit Marché vérifier que rien de nouveau n’avait été placardé sur les panneaux consacrés aux affichages publics.

Deux annonces attirèrent plus particulièrement son regard. La première proclamait l’ouverture prochaine des Jeux de Greyhawk lors du Festival de la Richesse, dans tout juste un mois. Cette dixième édition était annoncée comme « exceptionnelle ». La seconde intéresserait sans doute Aloïs, depuis le temps qu’il rêvait de partir en pèlerinage dans de hauts lieux d’aventure sur les traces de ses héros du Cercle des Huit :

Gardiens de la Tour de la Guerre
Venez profiter du dernier accès aux célèbres Ruines de Greyhawk encore ouvert ! Forfait spécial d'entrée pour notre 25ème anniversaire !
Vivez l'aventure! Profitez de nos offres spéciales sur une large gamme d'équipement et de soins cléricaux ! Jouez au zweifachzwerghammer et gagnez de nombreux lots !
De la Porte des Marais, suivez la route du fleuve ; chemin fléché depuis le Pont de Zagig.

Note du MJ:
Semez des pistes, il en restera toujours quelque chose...

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Aloïs avait pris l’habitude de sortir de la cité pour arpenter les bois alentour, ce qui lui permettait de pratiquer en toute quiétude le tir à l’arc et d’entretenir ses autres talents de coureur des bois.
Lors des discussions de la veille, avait été évoqué le fait qu’il serait intéressant de disposer des plans des Arènes. Le jour était venu d’agir pour réaliser cet objectif : cela ferait plaisir à Kalen, qui avait eu l’air de mal supporter de rester inactif.

Aloïs rentra donc plus tôt, déposant comme chaque jour son arc en consigne aux portes de la Cité. Puis il se dirigea vers l’hôtel particulier du Quartier des Etrangers abritant le siège de la Guilde des Cartographes. Officiellement, il en était toujours membre, avec rang de compagnon ; dans les faits, cette appartenance était si loin de ses aspirations que depuis son arrivée en ville, il n’avait pas ressenti la moindre envie de lui rendre visite. Mais bon, nécessité faisait loi…

Poussant la porte, il s’adressa à l’accueil et fit valoir sa qualité. Après un moment d’incrédulité bien compréhensible, vite dissipé par la mention du nom de son père, Aloïs fut bien accueilli par ses collègues, qui s’empressèrent de le présenter au Maître de Guilde, un noniz chenu, hors d’âge, du nom de Jawan Sumbar. Puis on lui fit faire un tour du propriétaire, lui expliquant que ce bel hôtel particulier avait été récemment racheté à un noble déchu.

Le rez-de-chaussée avait été aménagé pour accueillir le public : d’un côté, une salle d’exposition où étaient vendues des cartes bon marché de la Cité de Greyhawk, de son Domaine ou des principales villes des environs. De l’autre, une cartothèque bien fournie à laquelle tout un chacun pouvait accéder contre versement d’un droit d’entrée. Outre celles mises en vente, l’on pouvait y trouver d’autres cartes plus techniques, telles que des cartes marines ou des itinéraires caravaniers. Lorsque Aloïs posa la question sans trop y toucher, prétextant un intérêt pour l’architecture monumentale, on lui répondit que ne s’y trouvait toutefois aucune carte des bâtiments publics de la cité : pour des raisons de sécurité, ces cartes-là n’étaient pas librement accessibles.

Mais il ne s’agissait là que d’un pâle échantillon du véritable trésor de la guilde, conservé dans une chambre forte au sous-sol : un fonds documentaire composé de milliers de cartes originales sur les sujets les plus variés. C’était à partir de ces originaux que les cartes mises à disposition du public avaient été réalisées, ce travail étant effectué dans les scriptoriums aménagés au premier étage pour bénéficier d’une meilleure lumière. Le deuxième étage était lui consacré au logement des membres de la guilde.

Aloïs se vit tout de suite proposer un travail de copiste : la guilde manquait cruellement de main d’œuvre qualifiée pour produire suffisamment de fac-similés commercialisables. De plus, son grand projet de duplication systématique du fonds documentaire n’avançait guère… Malgré l’aversion que lui inspirait cette tâche, qui lui rappelait beaucoup trop les longues journées d’apprentissage sous la férule paternelle, Aloïs répondit prudemment qu’il y réfléchirait. Une fois que l’accès à la chambre forte lui serait ouvert, il pensait bien pouvoir à un moment ou à un autre s’y retrouver seul suffisamment longtemps pour y dénicher une carte des Arènes.

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De son côté, convaincu qu’il ne pouvait compter que sur lui-même, Kalen décida de mettre à exécution un plan lumineusement simple : il rôda aux alentours des Arènes vers l’heure où les employés quittaient leur travail, jusqu’à ce qu’il en repère un qui fasse halte dans une taverne pour se désaltérer. Entrant à sa suite, Kalen s’efforça de s’en faire un ami en lui offrant un verre, puis de lui soutirer des renseignements sur la composition de la garde prétorienne. A défaut de moyens magiques ou psioniques de persuasion, cela lui parut une façon très habile de procéder.

Le ressenti était tout autre du point de vue de sa cible : ce personnage hirsute aux yeux brillants de fièvre, au front luisant de sueur et à l’haleine fétide qui essayait de le saoûler tout en le pressant de questions sur les gardes du pénitencier lui inspira très vite une sainte trouille. Le pauvre gratte-papier prit ses jambes à son cou sans même terminer sa consommation.

Note du MJ:
Faut bien dire que le pauvre Kalen est de loin le moins bien outillé de toute la bande pour tirer les vers du nez d'un PNJ, avec son Diplomatie à +2...

Kalen préféra s’éclipser rapidement, de peur que sa proie ne revienne avec du renfort. L’effort fourni et le stress lui nouèrent soudainement les tripes, et il dut faire une halte précipitée dans une contre-allée pour se soulager. Affolé par l’aspect et l’odeur pestilentielle du jus noir qui lui jaillit des entrailles, il courut ensuite aussi vite que ses jambes flageolantes le lui permirent jusqu'au Temple de Pélor, où il fut admis en urgence.

L’acolyte de garde lui administra de suite une Guérison des maladies, sans résultat. Le Grand Prêtre en charge du pavillon des maladies infectieuses fut donc appelé en renfort, et diagnostiqua au vu des échantillons de selles qui maculaient le bas des robes de Kalen une putréfaction nécrosante des viscères déjà bien avancée. Il renouvela le traitement, sans plus de succès.

À titre de précaution, le patient fut de suite mis à l’isolement puis soumis à un interrogatoire plus poussé : avait-il eu récemment des contacts avec une momie, ou profané une tombe antique ? Une personne lui voulant du mal lui aurait-elle récemment offert un cadeau ? Kalen dut bien admettre que lui et ses amis avaient récemment mis fin aux agissements des suppôts d’un culte apocalyptique, ce qui sembla confirmer les soupçons du prêtre. Le diagnostic d’une malédiction dégénérative put ainsi être posé, mais le traitement curatif habituellement efficace en pareil cas (une Expurgation des malédictions immédiatement suivie d’une Guérison des maladies) ne soulagea pas le patient. De toute évidence, il devait s’agir d’une souche multi-résistante de malédiction.

Le Temple de Pélor dépêcha aussitôt un prêtre au Relais de l’Habile Cocher, d’une part pour prévenir les compagnons de l’état de santé de Kalen, et d’autre part pour s’assurer du leur. Le cas de Barnabé donna de prime abord quelques inquiétudes, le hobniz se plaignant d’embarras gastriques et d’une perte d’appétit. Il s’avéra toutefois que celle-ci était toute relative, puisqu’il n’avait fait que sauter la collation de dix heures et renoncer à la troisième gaufre miel et noix servie en dessert le midi. Son trouble digestif fut finalement attribué à ses excès de la veille et il lui fut simplement recommandé d’éviter quelque temps toute nouvelle orgie pâtissière.


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INTERLUDE
(échanges de courriels)

4ème Jour de la Terre du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595
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Le lendemain fut entièrement consacré aux entrainements. Certains des compagnons se dégagèrent toutefois un peu de temps pour mener à bien quelques démarches qui leur tenaient à cœur.

Par exemple, Barnabé entreprit de mettre à jour son palmarès personnel des meilleures pâtisseries de la ville, honteusement négligé le temps de son long exil à Lac-Diamant.

De son côté, Aloïs visita diverses tavernes de la ville en se faisant passer pour un nouveau venu dans afin de récolter le maximum d’informations sur les Arènes. Le plus gros de sa moisson se composait de renseignements déjà glanés à droite ou à gauche, mais il est toujours bon de recouper ses sources.

Il apprit ainsi que toutes sortes de spectacles y étaient donnés chaque semaine, les Jours Libres et les Jours des Dieux (tous deux chômés). La principale attraction restait toutefois les gladiateurs. Depuis que Loris Raknian avait mis fin aux combats d’esclaves non humains, il n’y avait plus que deux catégories de gladiateurs : ceux qui étaient libres et repartaient chez eux le soir ; et ceux qui purgeaient une peine de bagne commuée en Jeux Pénitentiaires, qui étaient logés dans la prison aménagée dans les caves du palais du Grand Ordonnateur des Jeux.

Celui-ci était un bâtiment attenant aux Arènes proprement dites. De notoriété publique, il était possible de passer de l’un à l’autre par un passage souterrain. Une troupe d’élite, surnommée la « garde prétorienne » était chargée de la sécurité du palais et de la prison ; elle était dirigée par un certain Okoral, dont la rumeur affirmait qu’il avait fait partie de la Guilde des Assassins. Ses membres étaient reconnaissables à leur cape et à leur surcot pourpre arborant le symbole des Arènes.

Etaient également employés sur place les gardes des Arènes, chargés de la sécurité du bâtiment du même nom, en surcot bleu, et les supplétifs, chargés du placement et du contrôle de la foule les jours d’affluence, en surcot vert. S’y ajoutait le personnel administratif et technique nécessaire au fonctionnement de l’institution et à l’entretien des bâtiments.

Outre les spectacles hebdomadaires, les Arènes accueillaient traditionnellement quelques évènements annuels de plus grande importance, comme le gala annuel de l’Ecole Bardique ou divers tournois opposant les équipes sportives des différentes universités de la cité. Les Jeux de Greyhawk étaient le plus récent de ces évènements annuels, n’ayant été inventés que dix ans plus tôt par Loris Raknian lui-même. Leur principe était simple : des équipes librement composées s’affrontaient dans de vastes combats où tous les coups étaient permis. Le public raffolait de cette formule, car les combats étaient aussi imprévisibles que spectaculaires. Toutefois, malgré une violence certaine, ils n’étaient pas censés être disputés jusqu’à la mort des membres de l’équipe perdante ; chacun des participants pouvait à tout moment donner sa reddition, même s’il arrivait parfois que certains malchanceux n’aient pas le temps d’exercer ce droit.

Mathieu avait passé toute sa journée au Sanctuaire d’Heironéous à alterner passes d’armes et prières. Le soir venu, il fit un petit crochet par le Temple de Boccob avant de rejoindre ses compagnons au Relais pour leur habituelle réunion vespérale. Il demanda aux prêtres s’ils avaient du neuf sur l’attentat perpétré le Jour des Etoiles précédent, mais hélas les prêtres lui indiquèrent n’avoir eux-mêmes reçu aucune nouvelle du Guet, celui-ci semblant avoir eu d’autres affaires plus urgentes à traiter ces jours derniers. Aux dernières nouvelles, les enquêteurs seraient rapidement remontés jusqu’à un alchimiste du quartier des Etrangers grâce au poinçon que portait la fiole utilisée, mais n’avaient pu retrouver le client à qui elle avait été vendue pour une raison qui ne leur avait pas été précisée.

Durant la soirée, les compagnons continuèrent sur leur lancée de la veille (avec tout de même plus de sobriété) et examinèrent les moyens dont ils disposaient pour accéder aux souterrains des Arènes (ceci malgré les protestations de Mathieu, qui ne voyait toujours pas par quel raisonnement ils avaient été conduits à s’intéresser aux dits souterrains et faisait son rabat-joie).

Hélebrank fouilla dans la mémoire de l’ingénieur égoutier pour en tirer quelques renseignements utiles. Ainsi, il put apprendre à ses camarades que les Arènes, dont la construction remontait déjà au règne de Punjes le Taureau au tout début du IIIème siècle, avaient été édifiées sur les ruines d’arènes pré-ærdiennes plus anciennes. Son édification était donc bien antérieure à celle du réseau des égouts, et il n’y avait pas à sa connaissance de collecteur dédié pour les desservir. Par contre, il était parfaitement possible qu’en proviennent un ou plusieurs des conduits non identifiés venant se déverser dans les galeries les plus proches ; il y en avait deux à proximité, orientées est-ouest, l’une au nord et l’autre au sud. Il était également possible qu’une canalisation parte des Arènes pour aller se jeter directement dans le ruisseau du Moulin.

Les compagnons caressèrent un instant l’idée d’aller y jeter un œil sur le champ, puis remirent l’affaire à plus tard, préférant rester au chaud à échanger de fines plaisanteries sur le fait que le hobniz, une fois réduit et revêtu d’un costume à poils durs, ferait merveille pour récurer même les plus étroites des canalisations.

Dès que Mathieu eut tourné les talons pour retourner à son temple, Kalen passa aux choses sérieuses, proposant d’utiliser les pouvoirs psioniques du diadème d’Hélebrank sur un membre du personnel des Arènes pour lui soutirer le maximum de renseignements. Il eut beau présenter ce projet comme une façon à la fois efficace et non violente de parvenir à leurs fins, Hélebrank se montra très réticent, craignant que la chose ne soit légalement répréhensible (ce en quoi il avait parfaitement raison).

En outre, il s’était aperçu plus tôt dans la journée en essayant de recharger son diadème que quelque chose clochait : même en se concentrant de toute ses forces, tout ce qu’il obtenait était un message d’erreur stipulant que « l’intensité était insuffisante pour la recharge » et l’invitant à « contacter l’aide en ligne ». Il préférait donc utiliser avec parcimonie cette ressource, du moins jusqu’à ce que le problème soit résolu. Les choses en restèrent donc là.


Il attendit que les compagnons ait fini de glousser en imaginant la tête qu’avait du faire l’infortuné conseiller, avant de reprendre son exposé.

- « Ce qui nous inquiète, c’est que la substitution d’Ilya pour approcher Grubek rompt nettement avec le mode opératoire habituel des dopplegangers. Jusqu’à présent, ils s’étaient bornés à remplacer de simples exécutants en veillant scrupuleusement à rester à l’écart des hautes sphères. Nos analystes pensent que… »
- « Vos analystes ? » l’interrompit Kalen, que ce terme technique étonnait.
- « Oui, ceux du Saint Diocèse d’Eradication des Cultes Ennemis, ou en abrégé le Sdèke. La menace étant globale, nous travaillons en étroite collaboration avec notre Saint Siège, dans le Vicomté de Verbobonc. Bref, nos analystes pensent que cette accélération du tempo peut être le signe que le plan de nos adversaires est proche de son achèvement. Le fait qu’ils aient retirés, et surtout liquidés, tous leurs agents à la première alerte plaide dans le même sens. »

Note du MJ:
Grosse vanne : le SDECE, c'était le nom des services secrets français sous De Gaulle, spécialisés dans les coups tordus et les opérations musclées.

- « C’était quoi le but des dopplegangers déjà ? Prendre le contrôle de la ville ? » hasarda Kalen.
- « C’était pas plutôt enlever des gens ? » ajouta Hélebrank, confondant un peu moyens employés et objectif poursuivi.
- « La vérité est que nous n’en savons rien, mais ce n’était certainement pas ceux-là ! A moins que vous ne considériez qu’usurper l’identité d’une quinzaine d’hommes du Guet et d’une poignée de scribouillards au terme de plus d’une décennie d’efforts soit en ligne avec ce genre d’objectifs. Nous ignorons complètement le but poursuivi par cette vaste conspiration, et c’est d’autant plus inquiétant. On ne met pas sur pied un plan mobilisant autant de moyens juste pour la beauté du geste : ils devaient bien avoir été placés là pour quelque chose. Mais aux dires de leurs collègues, que nous avons bien sûr interrogés, les imposteurs accomplissaient très sérieusement leur travail, avec ce qu’il faut de zèle. Un premier examen des registres n’a pu déceler la moindre trace d’un détournement de fonds. Il sera bien sûr procédé à des vérifications approfondies, mais pour l’instant tout semble parfaitement normal. »
- « C’est habituel pour des dopplegangers, cette façon de procéder ? » demanda Mathieu.
- « Aucunement. Au naturel, ce sont des bons à rien jouisseurs, des partisans du moindre effort : travailler dur des années durant pour atteindre un objectif à long terme, ce n’est pas du tout leur genre. Ce comportement hautement anormal nous conforte dans l’idée qu’ils devaient être sous le contrôle mental de l’illithid. D’ailleurs celui-ci était également atypique si l’on en croit les fresques que vous dites avoir trouvées dans son antre. D’après nos analystes, les illithids n’adorent que leur propre puissance. Ils réfutent l’idée même qu’un être puisse leur être intrinsèquement supérieur, et donc toute idée de religion : ce sont de purs mécréants, au sens propre du terme. Le grand dessein de leur peuple est de réduire les autres races à l’état d’esclaves, ou pire, de simple bétail de boucherie. Celui que vous avez rencontré semblait souhaiter ardemment l’avènement d’une apocalypse, ce qui aux yeux de ses congénères en fait un dangereux renégat. »
- « Vous avez eu notre rapport donc » releva Hélebrank. « Alors vous devez savoir que nous avons trouvé un autre genre de cristal, et que dedans il y avait l’image d’un homme auquel l’illithid semblait beaucoup s’intéresser. Je pense pouvoir le décrire avec suffisamment de précision pour qu’un peintre en esquisse le portrait. L’identifier nous aiderait sûrement à mieux comprendre leurs plans. »
- « J’ai une solution plus simple à vous proposer. Pourriez-vous penser très fort à l’image de cet homme ? Et maintenant, détendez-vous : cela ne fait pas mal… » l’assura le Juge, non sans malice.

Puis il prononça une courte prière et entra en contact avec l’esprit d’Hélebrank. Courtoisement, il s’abstint d’y pénétrer plus loin que les pensées superficielles.

- « Alors, c’est un membre du Directoire Oligarchique ? » demanda Aloïs, impatient.
- « Pas du tout. Mais il s’agit du titulaire d’une charge publique de tout premier plan : votre mystérieux inconnu n’est autre que Loris Raknian, le Grand Ordonnateur des Jeux des arènes de Greyhawk. »
- « Oh flûte, et nous qui y sommes allés y poser des questions dès le premier jour… » gémit Aloïs. « Tu m’étonnes qu’on se soit fait repérer ! »
- « Oui, même s’il n’est pas de mèche avec l’illithid, il était certainement sous surveillance » approuva Kalen.
- « Bon, y’a plus qu’à. On frappe à sa porte, on le chope et on l’amène ici pour interrogatoire » proposa aussitôt Aloïs.
- « Je crains que cela ne soit pas aussi facile, jeune homme » objecta le Juge Godbert, douchant ses espoirs. « Déjà, parce que l’urgence est passée et que nous ne pouvons plus si facilement piétiner les plates-bandes du Guet. Ensuite, parce que ce Raknian est un homme influent. Sous sa direction, les Arènes qui périclitaient sont devenues un commerce florissant, générant des rentrées fiscales conséquentes. Ces fameux « Jeux de Greyhawk » qu’il a lancés drainent une foule considérable, et lui valent l’adulation de la populace béotienne. Et pour couronner le tout, depuis sa participation active au programme des Jeux Pénitentiaires, il est devenu un protégé de Glodreddi Bakkanin, le directeur en charge des finances. Au sein du Directoire Oligarchique, le moins que l’on puisse dire est que nous ne sommes pas du même bord. Nous ne pouvons pas nous attendre à ce qu’il nous fasse une faveur. »
- « Je suppose donc que vous préférez garder cela secret pour l’instant, et mener votre propre enquête ? » devina Barnabé.
- « Tout juste ! » le félicita le Juge. « A mon humble avis, ce n’est pas avec le seul témoignage de votre ami, qui de surcroît ne permet pas d’établir si Loris Raknian est coupable ou victime en cette affaire, que nous allons pouvoir convaincre les autorités de la ville de prendre des mesures énergiques : ça va tergiverser, demander des compléments d’information… Et au final, il est quasiment certain que le principal intéressé finira par en avoir vent. Pour le moment, il me paraît préférable de voir ce que nous pouvons découvrir par nous-mêmes en furetant autour de Raknian. Nous en apprendrons bien plus s’il ne sait pas que nous sommes sur sa piste. »

Pour finir, il leur révéla le fin mot de diverses énigmes mineures. Ainsi, les enquêteurs du culte avaient-ils repris l’enquête sur la tentative d’assassinat d’une serveuse par le faux Hélebrank, censée avoir été menée par le Prévôt Ragnarsson. Il ne leur fallut que peu de temps pour découvrir que l’extrême rapidité de l’intervention du Guet n’avait rien eu d’extraordinaire : en interrogeant le personnel du Relais de l’Habile Cocher, ils apprirent que cela faisait déjà cinq minutes que la patrouille faisait le pied de grue juste devant l’entrée, tandis que son sergent (qui figurait au nombre des disparus) discutait de la pluie et du beau temps avec les gardes stationnés à la porte. De toute évidence, ils attendaient que l’attentat se produise pour intervenir et donc avoir un excellent prétexte pour embarquer tout le monde au poste le plus proche.

Ils avaient également découvert que le propriétaire de l’échoppe d’archerie où le faux Aloïs avait mis en scène son agression n’était au courant de rien : ce jour-là, il avait été attiré à l’autre bout de la ville par un client désireux de lui commander un arc luxueux. Bien sûr, le riche mécène s’était depuis volatilisé.

Enfin, l’ingénieur égoutier dont Hélebrank consultait à tout bout de champ la mémoire avait pris sa retraite en 592 AC. Un imposteur avait donc exercé à sa place douze années durant, et c’était son successeur qui faisait partie des fugitifs. Quant au sergent du Guet qui avait fourni la matière du second cone mémoriel trouvé à côté de la machine, cela faisait belle lurette qu’il avait quitté son poste, soit disant pour se lancer dans la culture maraîchère dans le lointain Urnst.

Forts de cette abondante moisson d’informations nouvelles, les compagnons se lancèrent dans leur activité favorite : la spéculation.

- « Récapitulons : d’après ce qu’a vu Hélebrank dans le cristal de l’illithid, les dopplegangers infiltrés seraient d’autant plus nombreux qu’ils étaient proches de Loris Raknian » raisonna fort justement Barnabé. « Mais d’un autre côté, nous avons une liste de personnes remplacées, composée essentiellement d’hommes du Guet et de petits fonctionnaires. Cela ne colle pas. Quel lien pouvait-il y avoir entre eux et Loris Raknian ? »
- « Hmm, bonne question… » acquiesça le Juge. « Il y a un lien fonctionnel évident entre les Arènes et le bureau des licences et patentes, puisque c’est ce dernier qui délivre les licences autorisant la création d’une écurie de gladiateurs. Sans oublier que la charge de Grand Ordonnateur des Jeux elle-même relève de son autorité. Pour les autres administrations, je ne vois pas, mais nous allons essayer de nous renseigner. »
- « Est-il possible de savoir si ce sont les dopplegangers qui ont délivré sa charge à Loris Raknian ? » demanda Hélebrank.
- « Pas avec certitude, hélas : toutes les autorisations portent seulement le cachet officiel du bureau et la signature de son chef, qui est aussi humain que vous et moi. Il est difficile après coup de déterminer lesquels des employés sont intervenus dans la préparation de tel ou tel dossier. Par hypothèse, il faut considérer que toutes les décisions intervenues ces quinze dernières années sont susceptibles d’avoir été trafiquées. »
- « Pourrions nous obtenir une liste des personnes autorisées à ouvrir une écurie de gladiateurs ? Notamment celles qui l’ont été cette année ? » demanda Barnabé.
- « Oui, c’est possible. Vous l’aurez dès ce soir. Je vous ramènerai aussi les quelques éléments biographiques déjà en notre possession sur ce Raknian. Et maintenant, à mon tour de vous présenter une requête un peu, euh… délicate. Avant tout, vous devez être bien conscients que ce culte qui a tenté de vous occire ne représente pas un danger que pour vous : au-delà de vos personnes, c’est toute la Cité de Greyhawk, les Flanaesses, que dis-je, le monde entier, qui est menacé par la Mort Rampante ! Tout le monde est concerné. Chacun doit participer à la mesure de ses moyens à cette lutte, et faire preuve d’esprit de sacrifice. »

Il s’interrompit un instant, les regardant droit dans les yeux.

- « Or, il se trouve que vous ayez reçu d’un adolescent fantôme une destinée particulière, qui vous confèrerait un rôle central dans ce combat. Comment vous présenter la chose au mieux… Gardez bien à l’esprit la notion de sacrifice personnel. Pensez-vous qu’il vous serait possible de transmettre cette destinée à d’autres qui seraient, disons, plus à même de mener à bien ce combat ? Essayez donc sur l’Eradicateur Talasek ici présent, pour voir. »

Les compagnons échangèrent un regard interloqué. Par on ne sait quel miracle, ils avaient tous compris de travers la proposition du Juge et étaient persuadés qu’il leur demandait de se sacrifier littéralement, autrement dit de se suicider pour la bonne cause.

- « Euh, là vraiment, sans façons… » bégaya Kalen
- « En plus, si cela ne marche pas, vous n’aurez plus de champions du tout » objecta Barnabé.
- « Mais je vous promets que si je venais à trépasser, je ferais mon possible pour revenir vous hanter et vous transmettre ce que je peux » promit Hélebrank, serviable.

Avant que Mathieu n’ait eu le temps de dire à quel point cette idée de sacrifice humain le révoltait, surtout dans la bouche du représentant d’un culte supposé ami, le Juge comprit et dissipa le malentendu.

- « Vous n’y êtes pas du tout…. une fois de plus » soupira t’il. « Je ne vous demande pas de vous trancher la gorge, mais de faire simplement preuve d’esprit de sacrifice, d’oublier un peu vos petites personnes en faveur du bien commun. Ma demande est tout à fait sérieuse : pensez-vous être en mesure de transmettre ce que vous avez reçu ? Par un gros effort de volonté, peut-être ? »
- « Je ne pense pas que cela soit si simple » répondit Kalen, qui pourtant n’était pas le dernier à se plaindre du fardeau qui leur était tombé sur les épaules. « Nous n’avons pas choisi cette destinée, mais nous devons faire avec maintenant. »
- « Vous ne voulez vraiment pas essayer ? Parce que le souci, voyez-vous, c’est que nous ne vous avons pas choisis comme champions, nous non plus. Comme vous dites, nous devons faire avec, et il se trouve que vos méthodes sont un peu trop… disons anarchiques, à notre goût. Pour dire les choses crûment, vous êtes tombés aveuglément dans toutes les chausse-trappes que nos adversaires communs ont bien voulu vous tendre ces derniers jours, et cela n’est pas pour nous rassurer. »
- « Bien sûr, ce n’est pas comme si nous avions réussi à nous en tirer chaque fois » ironisa Mathieu, un rien vexé.
- « Jusqu’à quand ? » lui répliqua le Juge du tac au tac. « La méthode qui consiste à sauter dans un trou pour en connaître la profondeur, très franchement… Mais brisons là. Vous ne voulez pas transmettre votre destinée, soit. En ce cas, j’ai une autre proposition à vous faire. Que diriez-vous d’agir à l’avenir avec un peu plus de moyens et de méthode ? Nous savons que désormais vous représentez une cible pour nos adversaires : il vous suffira de faire quelques apparitions sous surveillance dans des lieux publics choisis avec soin, et l’on verra bien ce qu’il adviendra. »
- « Vous nous proposez de jouer les chèvres, en somme » résuma Kalen.
- « En quoi cela diffère de ce que nous faisions avant ? » demanda Aloïs.
- « Personnellement je préfère parler d’appât, mais la peste soit de la sémantique. Et ce que vous faisiez avant, jeune homme, c’est foncer aveuglément quelque part sans prévenir personne et prendre des coups. Là, vous disposeriez d’un discret dispositif de protection à chacune de vos apparitions, et le reste du temps vous seriez bien à l’abri dans un endroit sûr, où on ne risquerait pas de vous tuer pour compromettre nos chances de contrer cette Mort Rampante. Mais je ne vous demande pas de me répondre sur le champ : réfléchissez y tranquillement, et vous me ferez part de votre décision ce soir. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’ai une prêtresse olve sur le grill, si j’ose dire. »

Les compagnons furent aussitôt reconduits à leurs appartements, où ils purent dire tout le mal qu’ils pensaient de la proposition qui venait de leur être faite, assez insultante il est vrai. En particulier, Barnabé fit observer que la méthode proposée par les Saint Cuthbertiens allait à l’encontre de ce que leur avait précédemment expliqué Jallarzi Sallavarian sur le fonctionnement de leur destinée, et qu’au contraire c’était en s’exposant qu’ils avaient le plus de chances de croiser par une nouvelle coïncidence extraordinaire les machinations de la Mort Rampante et donc de les contrecarrer. Quant à Hélebrank, la seule idée de plus être complètement libre de ses mouvements le révulsait profondément.


De longues minutes d’attente tendue plus tard, il était de retour avec une réponse, qu’il souffla à l’oreille de son chef. Celui-ci ouvrit la grille fermant la galerie qui menait à la Ville Haute, puis la désigna aux compagnons d’une courbette si exagérément obséquieuse qu’elle en devenait une moquerie.

- « Si leurs irascibles seigneuries veulent bien s’en donner la peine… Votre temple confirme vos dires. Mais il semblerait que les chapeautés veulent vous voir d’abord » leur précisa t’il avant de leur indiquer le chemin à prendre pour rejoindre le temple de Saint Cuthbert par les égouts.

Les compagnons défilèrent devant lui sans un mot, puis suivirent l’itinéraire qu’il leur avait donné. Chemin faisant, ils durent expliquer à Hélebrank (qui n’avait pas tout bien compris) que les gardes qu’ils venaient de rencontrer n’étaient probablement pas des prêtres de Saint Cuthbert déguisés, mais plutôt des membres patentés de la Guilde des Voleurs. De notoriété publique, les égouts étaient leur domaine réservé, leur réseau de communication bien à eux. Au premier signe d’un évènement inhabituel, ils avaient du en boucler tous les points névralgiques pour s’assurer que personne ne fuirait par là, ou pire, n’en prendrait le contrôle.

Au terme du parcours indiqué, ils remontèrent par l’échelle rouillée d’un puits d’accès vers une bouche d’égout déjà ouverte. Les attendaient à la surface deux acolytes en armure, accompagnés de weisshunds, ces gros chiens dont on disait que leur odorat était si subtil qu’ils pouvaient littéralement sentir le Mal. Les acolytes les aidèrent à s’extirper du puits d’accès, situé au beau milieu du parvis du temple de Saint Cuthbert, puis les pressèrent d’aller se mettre à l'abri à l’intérieur.

La prisonnière olve noire fut jetée dans une geôle appropriée, et les compagnons conduits aux modestes quartiers destinés aux pèlerins de passage. Un prêtre subalterne, mais le plus haut gradé encore disponible, vint recueillir le récit de leurs aventures pour le transmettre au Juge Godbert. C’est alors qu’ils apprirent que l’heure était bien plus tardive qu’ils ne l’avaient cru ; sous terre, ils avaient perdu la notion du temps.

Mathieu demanda ensuite à rejoindre son temple, mais leur hôte lui fit comprendre que cela n’était guère prudent compte tenu des circonstances. De plus, le Juge préférait les savoir bien à l’abri dans un endroit où ils ne risqueraient pas de gêner les opérations en cours par des initiatives inconsidérées. Les compagnons furent plutôt invités à prendre une collation et un peu de repos bien mérité. Ils ne se firent pas trop prier, la journée ayant été harassante.

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4ème Jour des Dieux du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595
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Ils n’eurent pas plus à se plaindre de l’hospitalité (insistante) des Saint Cuthbertiens le lendemain, mais toutes leurs demandes visant à rencontrer le Juge Godbert furent poliment repoussées. Ils purent juste apprendre qu’il était très occupé, car les opérations de la veille n’avaient pas eu le résultat escompté. On leur promit qu’il ne manquerait pas de venir les mettre au courant dès que possible, et on les incita à profiter de ce répit pour se détendre.

Malgré l’effervescence qui régnait dans le temple, l’on put toutefois trouver assez rapidement un prêtre pour soigner Khalil et Aloïs des séquelles de leur exposition aux spores de moisissure jaune. Quelques petites prières plus tard, ils purent à nouveau respirer librement.

Kalen profita de cette attente forcée pour examiner l’étui à parchemin trouvé la veille dans les affaires de Telakin. Après avoir dévissé l’un des embouts, il en sortit un parchemin couvert de runes magiques qui se révélèrent être un sort d’Asservissement mental. Quel dommage qu’ils n’aient pas eu cet indice plus tôt ! Cela aurait pu leur permettre de prendre des dispositions pour se prémunir de ce genre d’attaques.

En début d’après-midi, on leur fit enfin savoir que le Juge avait un peu de temps à leur consacrer, et ils furent conduits jusqu’à son bureau. Les y attendait l’inquisiteur lui-même, une fois encore accompagné de son fidèle secrétaire Frère Anselme et de l’Eradicateur Talasek Fléau-des-Impies.

- « Bien le bonjour, messieurs. Quelle nuit ! » les salua le Juge, se levant de son siège d’un pas alerte pour venir les accueillir. « On m’a fait part de votre petite escapade d’hier soir. C’est bien de prendre des initiatives… parfois. Mais je vous rappelle qu’en tant qu’« élus », vous êtes amenés à jouer un rôle central dans cette histoire de Mort Rampante. Il faudrait tout de même veiller à ne pas trop vous exposer. »
- « Peut-être. Mais comment savoir si notre destin n’est pas justement de prendre des risques ? » lui rétorqua Barnabé.
- « Oui, certes… Nous en reparlerons un peu plus tard. Pour l’heure, je voudrais d’abord vous exposer le résultat des opérations d’épuration entreprises hier soir. Il semblerait hélas que l’alerte ait été donnée avant que nous ne lancions notre intervention. Bien avant en fait, peut-être avant même que vous ne ressortiez de cet entrepôt sur les quais. Une étrange épidémie d’absentéisme a sévi en fin de matinée au sein du Guet et de certaines administrations, à peu près simultanément. Certains ont prétexté un flux de ventre, un problème familial, ou ont simplement anticipé sur la pause déjeuner ; d’autres sont partis sans donner la moindre explication. Nous pensons donc qu’ils n’avaient pas la moindre intention de revenir à leur poste. »
- « Peut-être que le chef des dopplegangers a eu le temps de leur envoyer un message avant que nous ne lui réglions son compte ? » supputa Hélebrank. « Ou alors ce sont les olves noirs que nous avons rencontrés au retour. »
- « Hmm… Je pencherais plutôt pour l’illithid » le corrigea Barnabé. « N’oublions pas qu’il a pu observer tout le combat au travers de son drôle de cristal. »
- « Tout à fait » approuva le Juge. « C’est votre expédition d’hier soir qui nous a donné la clé de ce mystère. Les illithids sont bien connus pour leurs pouvoirs mentaux, et notamment pour leur capacité à réduire n’importe qui à l’état d’esclave abjectement servile. A ce qu’on en sait, ils peuvent instaurer un lien mental avec leurs marionnettes. Il est très possible que votre illithid ait assisté à la débâcle du chef des dopplegangers et ait transmis télépathiquement un ordre de repli à tous ses agents infiltrés. En tout, nous avons recensé vingt-trois disparitions de cet acabit dans diverses institutions, donc autant de suspects : deux Prévôts, dont votre ami Ragnarsson ; un greffier du tribunal, en charge du rôle ; deux employés du bureau des licences et patentes ; un inspecteur du fisc ; seize hommes du Guet ; et enfin, un ingénieur de la Guilde des Egoutiers. »
- « C’est quoi, ce bureau des patentes et licences ? » demanda Hélebrank.
- « Oh, c’est une section spécialisée du fisc qui délivre contre espèces sonnantes et trébuchantes toutes sortes d’autorisations, en général pour exercer une activité réglementée. Cela va des titres nobiliaires de pacotille aux Prévôts du Peuple, que vous avez sûrement déjà croisés dans les rues en train d’escroquer les braves gens avec leurs règlements incompréhensibles, en passant par les notaires et les concessions minières », précisa obligeamment le Juge.

Il s’interrompit un moment puis, voyant qu’il n’y avait pas d’autres questions, s’éclaircit la gorge et reprit le fil de son récit.

- « Mais bref. Lorsque nous avons vu la tournure que prenaient les évènements, nous avons complètement changé notre arbalète d’épaule et poursuivi la traque par d’autres moyens. Les Localisations de créature visant des dopplegangers n’ont rien donné de concret ; nous en avons bien attrapé un sur les quais, mais il venait de débarquer d’un bateau et n’avait donc rien à voir avec notre affaire. Cela en fera toujours un de moins, hein ? Nous avons ensuite quadrillé la ville avec des Localisations d’objet à la recherche de cones de cristal identiques à ceux que vous nous aviez montrés, et en avons retrouvé trois sur des tas d’ordures ou au fond du fleuve, sans doute jetés là par nos fugitifs. »
- « Vous les avez gardés ? » demanda aussitôt Hélebrank.
- « Bien sûr. Nous savions que vous pourriez nous éclairer sur leur contenu, et les avons mis de côté à votre intention. Frère Anselme, je vous prie ? »

Sur un signe du Juge, son secrétaire présenta au psion les trois cristaux mémoriels qui avaient pu être récupérés. Sans surprise, ils se révélèrent contenir les mémoires de trois des portés disparus, tous des membres du Guet.

- « En tentant de localiser des cadavres de doppleganger, nous avons ensuite découvert un véritable charnier dans un entrepôt du quartier des Artisans : vingt-quatre corps, portant tous les signes d’une hémorragie cérébrale massive. »
- « Ils ont tous été liquidés, comme celui que nous avions capturé… » commenta Aloïs.
- « Il semblerait : cette piste là ne nous a pas conduits plus loin. En parlant d’entrepôt, nous avons pu identifier le vieux fou que vous aviez trouvé prisonnier des dopplegangers : c’était un employé du bureau des patentes et licences du nom de Gettel, censément toujours en activité. Il faisait partie des vingt-trois disparus d’hier matin. Notre meilleure hypothèse de travail est que, pour une raison quelconque, la « machine » des dopplegangers n’aurait pas bien fonctionné sur lui, et que faute d’avoir une copie de sa mémoire ils ont gardé l’original sous la main, pour référence. Sa folie pourrait être la conséquence de ce dysfonctionnement, et sa longue captivité n’a probablement rien arrangé. »
- « Ah oui, tout s’explique. C’est pour cela qu’il disait tout le temps ‘sortez de ma tête’… » confirma Hélebrank.
- « Et la fille, Ilya ? Qu’est ce qu’elle faisait là, elle ? » s’enquit Aloïs, toujours intéressé par tout ce qui touchait au beau sexe.
- « Nous pensons qu’elle était gardée prisonnière pour les mêmes raisons que Gettel : accéder à son esprit au besoin. »
- « Ne serait-ce pas plutôt pour pouvoir mettre en scène sa disparition plus tard, en produisant son vrai cadavre, lorsqu’elle n’aurait plus eu d’utilité ? » proposa Barnabé.
- « C’est une autre hypothèse envisageable, mais qui nous semble moins probable. Ce serait pour eux prendre le risque qu’une Nécromancie Vraie ne révèle le pot aux roses. Nous pensons plutôt qu’en tant qu’olve, sa résistance naturelle à la sorcellerie la mettait à l’abri des effets de la machine ; ou plus simplement, que les informations qu’elle détenait ne valaient pas le prix d’un cristal. Justement, c’est de dernier point qui nous a donné beaucoup de fil à retordre : nous ne comprenions pas l’intérêt qu’il pouvait y avoir à enlever cette jeune fille assez ordinaire, et qui plus est à la faire remplacer par un doppleganger puisque pour ses proches elle n’a jamais disparu. Mais nous avons fini par trouver en interrogeant sa femme de chambre : elle nous a confié que ces derniers temps sa jeune maîtresse fréquentait en secret un galant, un mage du nom de Grubek Castawen. »
- « Ce nom ne me dit rien », commenta Kalen en fronçant les sourcils.
- « Le contraire serait étonnant ! Son principal titre de gloire est d’occuper la charge de Conseiller Spécial ès affaires magiques du Directoire Oligarchique. Autrement dit, il traduit en langage clair le jargon technique à l’intention des conseillers qui ne sont pas de la partie. C’est un mage compétent mais sans plus ; il est clair qu’il doit plus son poste à ses relations politiques qu’à ses mérites propres. »
- « C’était quoi le but ? Manipuler Grubek pour qu’il transmette de fausses informations ? » supposa Aloïs.
- « J’en doute. Il s’agissait plus probablement d’une opération de renseignement plutôt que de désinformation : je vois mal Grubek tenir compte de l’avis d’une nymphette olve sur quelque sujet que ce soit. Il a reconnu l’avoir fréquentée, mais nie absolument lui avoir parlé de son travail, ou avoir commis la moindre impropriété à son encontre. Mais il est très déshonorablement connu pour son appétence pour la chair fraîche, si vous voyez ce que je veux dire. Si la fausse Ilya a tenté de le séduire, il est plus que probable qu’il ait fini dans son lit sans opposer trop de résistance. Dans l’extase du moment, qui sait quels secrets il a pu révéler, même involontairement ? Bien sûr, nous nous sommes fait un plaisir de lui révéler avec quoi il a fricoté, ce qui devrait l’aider à réfréner ses envies pour quelque temps. Les petits moments de joie sont rares dans le dur métier d’inquisiteur ; il serait dommage de s’en priver. »


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RETOUR D’EXPERIENCE
(séance du 31 mai 2013)

4ème Jour de la Lune du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595 (soir)
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Les compagnons ne s’attardèrent dans le complexe souterrain que le temps de rafler au passage tout ce qui pouvait être utile ou facilement négociable. Ils récupérèrent ainsi dans les vitrines du cabinet des curiosités tous les objets à la fois magiques et non maléfiques : le cinquième volume des « Tomes innommables » (qu’ils trouvèrent caché derrière les quatre premiers), la statuette de griffon, l’épée bâtarde, et le pendentif d’ambre et d’or. Puis Barnabé préleva dans la bibliothèque du laboratoire une sélection des meilleurs ouvrages de transmutation.

Ensuite, ils rejoignirent les quatre prisonniers et leur ancienne geôlière là où ils les avaient laissés, et tout ce petit monde regagna les égouts à la queue leu leu.

Ils n’avaient qu’une idée très vague du temps écoulé depuis leur arrivée en ces lieux, et n’auraient donc su dire si la rafle prévue au crépuscule avait ou non déjà commencé. Dans le doute, ils décidèrent de rejoindre la Ville Haute par les égouts plutôt que par la surface, considérant à juste titre que parader dans les rues avec une prisonnière olve noire manquerait de discrétion. En effet, tout doppleganger qui les apercevrait ne manquerait pas de comprendre que le repaire de l’illithid avait été découvert, ce qui pourrait gâcher l’effet de surprise.

Hélebrank les assura que les conduire jusque là-bas ne lui poserait aucune difficulté. L’ingénieur égoutier dont il disposait des souvenirs avait mieux connu la partie du réseau d’assainissement située sous le quartier des artisans pour avoir été longtemps en charge de son entretien, mais il en savait assez sur la structure d’ensemble du réseau pour les guider dans le dédale des galeries principales vers n’importe quel autre quartier de la cité.

Il les prévint toutefois que les passages menant à la Ville Haute étaient en principe fermés par des grilles nécessitant une clé spéciale dont ils ne disposaient pas. Cela ne dissuada pas les compagnons : même s’ils ne parvenaient pas à destination, ils pourraient à tout le moins s’en approcher au plus près.

Malheureusement, aucun d’entre eux n’avait envisagé que l’accès à la Ville Haute par les égouts puisse être tout autant (sinon plus) surveillé que l’était la Porte des Nobles à la surface. Lorsqu’ils débouchèrent sur le vaste collecteur d’où partait la galerie qu’ils comptaient emprunter pour passer sous le Mur des Jardins, ils furent donc pris au dépourvu lorsque surgirent de l’ombre une dizaine de silhouettes portant des armures de cuir sombre, les traits dissimulés sous la capuche rabattue de leurs capes. Toutes portaient un arc court à la main, flèche encochée.

- « Halte ! Plus un geste ! » ordonna l’une des silhouettes, probablement le chef de cette bande de spadassins.
- « Holà, braves gens ! » répondit Khalil sur un ton enjoué, plutôt décalé compte tenu des circonstances.
- « Ouais, c’est ça, holà. Que faites vous ici ? »
- « On ne fait que passer », répondirent en cœur Barnabé et Hélebrank.
- « Et bien, ce n’est pas un lieu de promenade. L’accès n’est pas libre. »
- « Ah ? Il est payant ? A combien se monte le droit de passage ? » demanda Khalil en mettant la main à la bourse.
- « Laisse Khalil. Je ne crois pas que c’est ce qu’il a voulu dire » le corrigea Barnabé avant de tenter la carte de l’innocence. « Nous ne sommes que de pauvres voyageurs égarés, Messire. Auriez-vous l’extrême amabilité de nous indiquer le chemin de la plus proche sortie ? »
- « Bien essayé, mais là n’est pas la question. Je vous tiens, je vous garde. Je répète : que faites-vous ici ? »
- « Et vous êtes qui, d’abord ? » lui répondit Hélebrank, essayant de biaiser.
- « C’est moi qui pose les questions. Pour la toute dernière fois, que faites-vous ici ? »
- « Nous voudrions rejoindre la Ville Haute, par le passage juste derrière vous. Nous sommes parfaitement conscients qu’il s’agit de votre territoire, et donc tout à fait disposés à vous payer un petit quelque chose pour le dérangement » intervint Khalil, poursuivant son idée initiale.
- « C’est très aimable à vous, mais non, pas aujourd’hui. Là nous sommes un peu dans les soucis, et l’accès à la Ville Haute est bouclé jusqu’à nouvel ordre » répondit le chef sur un ton nettement radouci.
- « Oui, mais cela ne s’applique pas à nous, car nous sommes en mission secrète ! » rétorqua Aloïs, qui pour sa première intervention dans ces négociations délicates fit très fort.
- « Si tu le dis… Vas-y, vide ton sac. Quelle mission ? Pour le compte de qui ? »
- « Ben, on peut pas vous le dire puisque c’est secret » lui répondit Aloïs avec un sourire d’excuse, pensant sans doute que ce genre de fine plaisanterie était de rigueur lorsque l’on est mis en joue par une dizaine de parfaits inconnus.
- « J’adore qu’on se foute de ma gueule » grinça son interlocuteur, avant de lever la main droite. Aussitôt, une dizaine de cordes d’arc se tendirent. « J’attends toujours une réponse. 5… 4… »
- « On est en mission pour le temple d’Heironéous ! » lâcha aussitôt Aloïs.
- « Très bien. Je t’en prie, continue. Quelle mission ? 3… » l’encouragea le chef spadassin, la main toujours levée.
- « Oh, eh, ça suffit comme ça. On vient de capturer une olve noire, alors si tu nous laisses pas passer, euh… Hein, attention… » menaça Hélebrank, tentant d’intimider leur interlocuteur avec un manque de conviction pathétique.
- « Je ne vous laisse pas passer. Et ensuite, tu fais quoi ? 2… »
- « On enquête sur des dopplegangers ! » lâcha encore Aloïs, qui sentait la panique le gagner.
- « Des dopplegangers, tu dis ? Voila qui devient intéressant. Et qu’est ce qui me prouve que vous n’en êtes pas vous-mêmes, des dopplegangers ? 1… »

C’est le moment que choisit Mathieu pour intervenir, voyant que la situation était sur le point de dégénérer complètement du fait des réponses incohérentes de ses compagnons. Hélas, au lieu de calmer le jeu, il adopta d’entrée un ton résolument agressif au risque de jeter encore un peu d’huile sur le feu.

- « Bonjour, je suis Mathieu, paladin d’Heironéous. T’es qui toi ? »
- « Cela ne te regarde pas. Encore une fois, c’est moi qui pose les questions ici, vu que c’est moi qui ai les arcs. »
- « Très bien. Puisque tu ne me donnes pas ton nom, je ne vois pas pourquoi je te donnerais le mien. »

Cette réponse d’un comique parfaitement involontaire réussit miraculeusement à détendre l’atmosphère. Le chef des spadassins éclata de rire au nez du paladin.

- « Sauf que tu me l’as déjà dit, ton nom ! » s’esclaffa t’il en s’essuyant les yeux avec la main qu’il avait jusqu’alors gardée en l’air, levant de fait la menace. « T’es un marrant dans ton genre. Bon, tout ce que je vois c’est que tu ressembles à un paladin. Cela ne suffit pas, tout spécialement aujourd’hui. Prouve-moi que tu es bien ce que tu prétends. »

Encore fulminant de colère, Mathieu annonça qu’il allait lancer un sort divin, puis prononça une prière en vieil œridien à la gloire de l’Archipaladin. Sa main droite se mit à luire de la chaude lumière blanche caractéristique de l’énergie positive invoquée par un miracle de Guérison des Blessures.

- « Ca ira, comme preuve ? »
- « Félicitations, tu es bien ce que tu prétends être. Et je suppose que là derrière, c’est bien une olve noire. Vous voulez en faire quoi ? »
- « Quelle perspicacité ! » cracha Mathieu, qui n’arrivait toujours pas à décolérer. « L’amener au temple, pour interrogatoire. »
- « Je vois. Maintenant tu baisses d’un ton dans ton armure, et toi et tes copains allez attendre bien gentiment le temps qu’on demande des instructions. Pigé ? »

Les compagnons se tinrent cois comme demandé, de peur de relancer une querelle qui avait bien failli tourner à l’affrontement. Pris les chausses baissées comme ils l’avaient été, il n’est pas sûr qu’ils en auraient réchappé indemnes, sans même parler des quatre civils innocents et désarmés qu’ils escortaient… Le chef des spadassins fit signe à l’un de ses subordonnés, qui remit son arc dans son dos et détala le long d’une galerie secondaire.

Note du MJ:
C'est ce qui s'appelle un désastre diplomatique, et les joueurs n'avaient pas même l'excuse de la fatigue en ce début de session... Chacun a joué sa petite musique (jouer l'innocent, intimider, corrompre) sans s'occuper des autres, ruinant mutuellement leurs efforts, et faisant monter peu à peu la pression jusqu'au moment où la confrontation devenait inéluctable.

Je me suis saisi du lapsus du paladin comme d'une perche pour sortir de cette situation, en espérant que mes joueurs finiront par comprendre que leur statut de "héros" ne leur permet pas pour autant de prendre impunément les PNJ de haut, ni ne les rend invulnérables...


Ne leur restait plus qu’à inspecter la petite porte à droite du monolithe noir. La pièce qu’ils trouvèrent derrière devait avoir été le sanctuaire privé de l’illithid. Aménagée de façon très spartiate, elle ne contenait en tout et pour tout que cinq meubles : un grabat nu ; une table de travail remarquablement vierge de tout document, accompagnée de sa chaise ; une bibliothèque chargée d’ouvrages de référence sur l’histoire, la géographie et le système politique de la Cité de Greyhawk ; et enfin un coffre, sur lequel Barnabé ne décela pas le moindre piège malgré tous ses efforts.

La clé trouvée sur l’illithid l’ouvrit sans difficultés. A l’intérieur, étaient rangés cinq sacs de velours noir. Quatre d’entre eux, les plus lourds, contenaient chacun une grande quantité de pièces classées par dénominations : plaques de platines, orbes d’or, nobles d’argent et communs de cuivre. Le cinquième, plus léger, recelait un assortiment de petites pierres précieuses. En dessous, dans un coin, les compagnons trouvèrent également une mince tige de cristal bleutée à section hexagonale longue de dix centimètres. Sans qu’il sache exactement pourquoi, Hélebrank associa de suite cet étrange objet à l’image d’un livre.

Il le prit en main et se concentra. Ses compagnons virent son regard se fixer, puis devenir flou. Le cristal se mit à luire d’une douce lumière bleutée, qui vira au rouge à peine quelques secondes plus tard avant d’exploser en mille fragments acérés. Hélebrank revint à lui en poussant un cri perçant sous l’effet de la douleur et de la surprise, les mains lacérées.

Une fois ses blessures guéries, il entreprit de raconter son étrange expérience à ses compagnons. Dès son entrée en contact télépathique avec la « matrice psionique » du « cristal mémoriel », pour reprendre les termes qu’il employa spontanément, il s’était retrouvé à flotter au milieu du vide, entouré de toutes parts par un espace bleu infini. Ce n’est qu’en apercevant au loin une sphère irisée qui grossissait de plus en plus qu’il comprit qu’il n’était en fait pas immobile mais se déplaçait à une vitesse vertigineuse (à moins que ce ne soit la sphère qui lui fonçait dessus : difficile à dire en l’absence de repères).

Lorsqu’il en fut assez proche, il s’aperçut que cette sphère vers laquelle il semblait tomber était composée d’une multitude de bulles irisées distinctes, reliées entre elles par de fins filaments, presque invisibles. L’ensemble lui avait semblé immense, aussi vaste qu’une planète. Il ne tarda pas à en franchir la surface, continuant sa plongée au milieu de milliers de bulles. Il en frôla certaines d’assez près au hasard de sa chute, et constatat qu’il pouvait alors apercevoir à l’intérieur l’image d’une personne inconnue, généralement humaine. Curieusement, il la voyait simultanément sous toutes les coutures, de face comme de profil, du dessus comme du dessous, sans qu’il puisse expliquer ce curieux phénomène.

Puis sa trajectoire incontrôlée le fit percuter l’une de ces bulles. A ce moment, sa perspective avait changé du tout au tout. Il eut instantanément accès à une foule de détails biographiques sur un honorable artisan rempailleur de la cité, tandis que toutes les bulles alentour se réordonnaient selon un schéma précis, et que les filaments les reliant à la bulle qu’il occupait se mettaient à briller d’une couleur et d’une intensité qui était fonction de la nature et de la force des relations entretenues par les personnes qu’elles représentaient avec le dit rempailleur. Hélebrank eut alors le sentiment qu’il lui aurait été possible de parcourir ce réseau de filaments d’une simple pensée, si seulement il avait su comment s’y prendre. Puis le contact avait été rompu, et sa chute s’était poursuivie de l’autre côté de la bulle du rempailleur. Il avait ensuite commencé à apercevoir des bulles mauves, où l’image d’un doppleganger était superposée à celle d’un humain ; d’abord une, puis deux, plus trois... Elles s’étaient faites plus nombreuses au fur et à mesure qu’il s’approchait d’une immense bulle centrale, dont il eut l’intuition qu’elle devait être l’élément central de cette vaste « base de données ».

Il s’en était approché d’assez près pour y discerner l’image d’un quadragénaire grisonnant d’allure martiale, dont le visage buriné était marqué par une large balafre, lorsqu’une voix désincarnée lui avait réclamé un mot de passe pour accéder à des « données protégées », mot de passe qu’il avait été bien en peine de fournir. Le ciel avait aussitôt viré au rouge, tandis que la même voix annonçait l’activation d’un « protocole d’autodestruction ». C’est alors qu’il était revenu à lui, les mains en sang.

Qui pouvait bien être ce mystérieux individu, placé au centre des préoccupations de l’illithid ? S’agissait t’il d’un autre membre de la même organisation maléfique, ou bien au contraire de la cible de ses plans machiavéliques ?

Note du MJ:
Pour ceux qui connaissent le scénario, il s'agit bien sûr de Loris Raknian. Ce cristal remplace la note manuscrite que dans le scénario original il aurait adressé à l'illithid pour lui passer commande d'un grimoire maléfique, censée faire le lien avec le scénario suivant.

Plusieurs raisons à cela. Primo, je vois mal la nécessité pour LR de signer de son nom ce genre de documents compromettants, et encore moins pour l'illithid de les conserver. Deusio, je ne vois pas ce qui dans le scénario original empêcherait les aventuriers d'agiter ce courrier sous le nez des autorités pour faire embastiller LR.

Donc, la lettre a été remplacée par un cristal dont l'illithid pouvait penser qu'il était seul à pouvoir le lire (les psions ne courent pas les rues), et avec un contenu beaucoup plus "neutre".


Les compagnons ne s’attardèrent ensuite que le temps de constater depuis le balcon que la salle comportait deux autres accès au niveau du sol, une porte et un passage ouvert, et que le pied du pilier octogonal baignait dans l’eau d’un bassin carré. Puis ils rebroussèrent chemin par la salle au cristal tournoyant pour rejoindre le laboratoire. Là, tournant à droite, ils descendirent une volée de marches au pied desquelles ils trouvèrent une nouvelle double porte de marbre blanc qu’ils purent ouvrir sans difficultés.

Juste derrière, une autre salle ronde abritait ce qui semblait être un cabinet des curiosités. Disposées le long des murs, trois vitrines contenant chacune trois étagères étaient chargées d’objets étranges. Au centre, il y avait une grande statue de bois noir, représentant une sorte d’homme-oiseau difforme, que Mathieu identifia comme une variété majeure de démon. De l’autre côté de la pièce, une porte identique à celle qu’ils venaient de franchir était visible.

Les compagnons entreprirent de faire un inventaire des lieux, sans rien toucher dans un premier temps. Ils commencèrent par les vitrines en soumettant leur contenu, étagère par étagère, à un examen magique méthodique.

Ainsi, ils examinèrent successivement dans la première vitrine la tête naturalisée d’un jeune dragon noir aux yeux verts ; une étrange cage métallique aux barreaux ornés de barbelures ; une dague d’aspect sinistre reposant sur un coussin de velours rouge, qui se révéla être à la fois maléfique et magique ; et enfin des chaînes animées d’une vie propre, tout aussi maléfiques.

La deuxième vitrine contenait une série de quatre livres identiques reliés de cuir noir, portant sur la tranche le titre de « Tomes innommables », dont émanait une aura magique de transmutation ; une petite statuette de bronze terni représentant un griffon, également magique ; et dix jarres de verre emplies d’un liquide jaune, dont quatre contenaient un curieux pédoncule annelé dont l’une des extrémités portait un gros œil globuleux. Au vu de la ressemblance, Barnabé émit la supposition que les pédoncules manquants avaient peut-être été fusionnés pour confectionner les Strangulateurs Furtifs déjà rencontrés, l’un dans le Cairn aux Murmures et l’autre autour du Sans Visage. Se pouvait-il que ces créatures artificielles soient nées dans le laboratoire de l’illithid ?

Dans la troisième vitrine, il y avait une statue étonnamment détaillée d’un pseudodragon ; une poupée hideuse bardée d’épingles, à la fois nécromantique et maléfique ; un épais grimoire entouré de chaînes ; une épée bâtarde d’aspect assez ordinaire ; et un joli pendentif fait d’une pierre d’ambre sertie d’or. Tous ces objets étaient magiques, à l’exception du pseudodragon.

Les compagnons en étaient là de leur inspection lorsque Khalil commença à s’intéresser de trop près à la statue centrale ; en effet, il n’avait guère prêté attention aux activités de ses camarades et pensait sincèrement qu’elle avait déjà été examinée magiquement (alors qu’en fait ils comptaient en terminer par elle). Il essaya de faire bouger ses membres, pour voir si elle était articulée. Le charme qui avait maintenu le démon gardien sous la forme d’une innocente statue se rompit aussitôt, et le moine se retrouva donc à tenir la serre squameuse d’un homme-vautour de plus de deux mètres de haut.

Le démon poussa aussitôt un cri d’une stridence surnaturelle, insoutenable, qui étourdit les compagnons. Puis il s’ébroua, répandant dans la pièce un nuage de spores démoniaques qui prirent aussitôt racine dans leur chair, y faisant pousser des radicelles barbelées horriblement douloureuses. Et ceci avant même qu’ils aient eu le temps de réagir…

Non pas que cela aurait changé grand-chose, car leurs premières attaques rebondirent sur son cuir écailleux sans y laisser la moindre marque. Au grand dam de Mathieu, il était à court de Châtiments du Mal pour la journée. Même agrandi à la taille d’un ogre par un coup de baguette magique de Barnabé, il ne donnait pas cher de ses chances contre un adversaire de ce calibre… Du moins jusqu’à ce qu’une voix chargée d’étranges harmoniques s’élève dans la pièce :

- « Retourne à tes Abysses ! » ordonna Hélebrank en utilisant le pouvoir de Voix Impérieuse de son tout nouveau Diadème de Domination mineur.

Le démon, qui ne brillait pas spécialement par la puissance de son intellect, ne se le fit pas dire deux fois et disparut dans un nuage de vapeurs soufrées. Les compagnons consacrèrent les quelques minutes qui suivirent à s’arracher des poignées entières de radicelles barbelées, dont la croissance avait heureusement été stoppée par une Bénédiction de Mathieu, et à maudire copieusement Khalil pour sa malencontreuse initiative.

Derrière la seconde porte, un couloir descendait en forte pente, décrivant un large arc de cercle vers la droite. D’un coup d’œil, Aloïs estima au vu de sa courbure et de sa déclivité qu’il devait rejoindre l’ouverture aperçue au niveau du sol de la grande salle du pilier.

Le mur extérieur du couloir portait une série de trois bas-reliefs surmontés de lignes d’écriture en trilinéaire. Le premier représentait une troupe d’humains habillés à la mode flannae qui sortaient en procession d’un temple ou d’une ville ; ils étaient menés par un étrange personnage, figuré comme une simple silhouette noire. Le deuxième représentait ces mêmes humains construisant dans une forêt ou une jungle une grande pyramide à degrés, sous la direction de l’homme noir. Le troisième représentait ce dernier, devenu d’une taille colossale, campé au sommet de la pyramide achevée et entouré d’humains prosternés, en adoration. Juste à côté de lui, à sa droite, l’on pouvait apercevoir la petite silhouette d’un illithid.

Après traduction magique, les écrits trilinéaires se révélèrent être des écrits religieux relatifs au « Héraut de la Mort Rampante ». Il était question de son apothéose prochaine, de l’avènement d’un âge nouveau qui s’ensuivrait, et de la joie extatique ressentie par l’auteur à l’idée de le servir.

La supposition savante d’Aloïs s’étant révélée exacte, les compagnons débouchèrent ensuite dans la salle du pilier. Depuis le seuil, l’eau du bassin semblait agitée par une inexplicable houle. En y regardant de plus près, les compagnons s’aperçurent qu’il était empli presque à ras bord d’étranges têtards à quadruple flagelle de la taille d’un pamplemousse. Révulsé par un dégoût aussi soudain qu’inexplicable, Hélebrank usa de ses différents rayons pour les électriser, congeler et brûler, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une purée infâme.


C’est donc tous ensemble qu’ils empruntèrent ce couloir, s’ébahirent devant le spectacle impossible du cristal tournoyant, puis enfin débouchèrent sur le balcon, neuf mètres au dessus du sol d’une immense salle de près de dix mètres de diamètre. Sur leur droite, un colossal demi-pilier octogonal de pierre noire luisante, apparemment monolithique, rejoignait presque le plafond en dôme, sept mètres au dessus de leurs têtes. L’une de ses faces était recouverte sur toute sa hauteur des lignes luminescentes d’un circuit psionique actif.

Deux mètres au dessus du pilier, flottait majestueusement dans les airs un humanoïde à la peau pourpre vêtu de robes. Une tête bulbeuse aux yeux blancs, allongée par quatre tentacules dissimulant la bouche… Les compagnons reconnurent de suite les principales caractéristiques physiques d’un « flagelleur mental », ou illithid, une race souterraine d’esclavagistes aux mystérieux pouvoirs mentaux dont la seule mention faisait pâlir les aventuriers les plus intrépides.

Cet illithid là était coiffé d’un étrange diadème de fer et tenait à la main un bâton ouvragé, qu’il leva bien haut avant de se lancer dans le genre de discours introductif qui est l’apanage des vrais méchants :

- « Vous osez pénétrer mon repaire, misérables vermisseaux ! Mes esclaves n’ont pas su vous arrêter : qu’à cela ne tienne, je dévorerai moi-même vos cervelles. Votre terreur sera un assaisonnement de choix ! Bwa ha ha ! »

Il fit ensuite s’abattre sur les compagnons la terrible Déflagration Mentale qui avait fait la renommée de sa race : le cerveau vrillé par une terrible douleur, Khalil et Barnabé titubèrent, le souffle coupé, à la merci d’une nouvelle attaque. Heureusement, compte tenu de l’angle de tir, il n’avait pu inclure dans sa zone d’effet ni Aloïs, ni Hélebrank, ni Kalen, et Mathieu était trop têtu pour se laisser terrasser par une banale migraine, même aussi violente.

Ce dernier se lança aussitôt une Protection contre le Mal afin de mieux résister à un nouvel assaut mental, tandis que Kalen se préparait au combat avec un sort de Coup Parfait. Aloïs préféra se ruer sur le balcon en bousculant au passage ses compagnons encore sonnés, prenant à peine le temps de viser avant de décocher un carreau de son arbalète à main, atteignant l’illithid en pleine poitrine.

Dans sa précipitation, il ne vit pas les deux octopinces positionnées au dessus de sa tête de part et d’autre du balcon. Les pinces de l’une d’entre elles se refermèrent sur lui puis le secouèrent en tous sens avant de le projeter au sol, où il resta inconscient et ensanglanté.

Hélebrank activa son tout nouveau pouvoir de Vol et démarra en trombe, passant sous le nez de la seconde octopince. Son intention était de foncer droit sur l’illithid pour lui rentrer dedans sans autre forme de procès. Mais il était sans doute encore un peu novice en matière d’évolutions aériennes, et ne réussit qu’à s’écraser sur le mur à côté de sa cible, qui pourtant n’avait pas esquissé le moindre geste de défense.

Ce choc lui fut salutaire : d’un coup, il réalisa qu’il avait été sur le point de commettre une grave erreur en attaquant cet illithid, qui au fond avait l’air tellement sympathique avec son joli diadème brillant d’un intense feu psionique. Encore un peu étourdi, il ne put émettre qu’un grognement consterné en voyant Khalil, qui avait rejoint la plateforme en courant sur les murs comme à son habitude, lui asséner un violent coup de bâton. Angoissé de voir deux de ses plus chers amis se déchirer ainsi, il était sur le point de saisir le moine à bras le corps pour le ramener à la raison lorsque l’une des octopinces vint s’en prendre à lui, l’obligeant à se défendre. Stupide bestiole ! Ne voyait-elle pas qu’il n’avait aucunement l’intention de s’en prendre à son maître, mais voulait au contraire voler à son secours ?

Une seconde plus tard, l’illithid s’étalait au sol, le coup reçu ayant brisé la concentration nécessaire au maintien de son pouvoir de lévitation. Il avait cru pouvoir écraser les intrus depuis les airs sans coup férir ; comment aurait-il pu savoir qu’ils disposaient de capacités leur conférant une mobilité à même de réduire à néant cet avantage tactique ? Lors de leur combat contre Telakin, qu’il avait très attentivement observé au travers de sa psycholentille de téléperception, ils n’avaient rien fait de tel !

Il n’eut pas le temps de ressasser plus longtemps ces amères réflexions sur l’injustice de son sort, car déjà Khalil renouvelait son attaque, lui écrasant la cage thoracique comme une vieille boîte de fer blanc. Le cri de désespoir horrifié que poussa Hélebrank se mua vite en rugissement de triomphe et de rage lorsque la mort fit se desserrer l’emprise qu’avait exercée la créature sur son esprit. Terrasser l’octopince ne fut ensuite qu’une question de secondes.

Tout était donc déjà fini lorsque leurs trois compagnons purent enfin rejoindre le balcon pour leur prêter main forte. De leur côté, ils avaient eu à affronter la seconde octopince, qui était entrée dans le couloir à la recherche de proies et avait eu raison de Mathieu avant de succomber sous le feu conjugué de Barnabé et de Kalen.

Une fois Aloïs remis sur pied, leur seule contribution fut donc de procéder à diverses détections, pointant du doigt celles des possessions de l’illithid qui étaient dotées d’une aura magique : ses bottes, un collier à pendentifs de cuivre, sa cape, un anneau et les deux potions qu’il portait à sa ceinture. Ils trouvèrent également sur lui une grosse clé, qu’ils empochèrent.

Au grand dépit de Kalen, le diadème de fer porté par l’illithid semblait tout à fait ordinaire. Il ne fit donc aucune objection lorsque Hélebrank le revendiqua pour son usage personnel et le posa sur sa tête. D’étranges signes et inscriptions en trilinéaire apparurent dans son champ de vision, comme flottant dans les airs, se superposant aux choses qui l’entouraient. Puis elles disparurent brièvement avant de réapparaître, cette fois en langue commune. Hélebrank n’eut ensuite qu’à consulter un menu déroulant d’aide fort bien agencé pour avoir un bon aperçu des capacités de son tout nouveau « diadème mineur de domination mentale » (il était même précisé qu’il s’agissait de la version 1.2.1471, quoi que cela veuille dire). Une barre colorée presque pleine indiquait le degré de charge des accumulateurs d’énergie psioniques intégrés. Un second menu déroulant donnait accès aux diverses fonctions disponibles : Séduction Empathique, Voix Impérieuse et Asservissement Mental, ainsi qu’une fonction de recharge.


Les compagnons reportèrent ensuite leur attention sur la porte, deux dalles de marbre poli sans aucune serrure ou autre moyen d’ouverture visible. Une Détection de la Magie confirma l’évidence, à savoir que le glyphe lumineux qui flottait juste devant elle projetait une aura d’Illusion.

Par prudence, au cas où il s’agirait d’un piège, ils laissèrent d’abord Hélebrank essayer d’ouvrir les portes à distance par télékinésie. Mais le seul résultat obtenu fut une série d’impacts retentissants ; les battants ne bougèrent pas d’un pouce. Mathieu dut aller au charbon pour joindre ses efforts à ceux du psion, et la porte finit par céder dans un grand craquement : manifestement, elle avait été fermée de l’intérieur par une barre de bois de forte section.

Derrière s’ouvrait une salle parfaitement ronde, dont la principale caractéristique était son extrême blancheur : sol, murs et aménagements mobiliers, tout était fait d’une pierre immaculée. Au centre, un gros piédestal ventru portait la seule note de couleur des lieux, une sculpture de marbre veiné de mauve de la taille d’une citrouille représentant un cerveau humain dans ses moindres détails, jusqu’aux dernières circonvolutions des méninges.

Les diverses détections opérées ne révélèrent rien d’anormal. Mathieu allait donc pénétrer dans la pièce lorsque Barnabé l’arrêta, insistant pour passer le premier afin de rechercher d’éventuels pièges.

De son côté, méfiant, Hélebrank gardait le cerveau de pierre en ligne de mire. Il put donc réagir sans délais lorsqu’une énergie psionique que ses yeux seuls pouvaient voir commença à s’en dégager, à l’instant même où Barnabé franchissait le seuil de la pièce :

- « Attention ! » cria t’il en décochant un rayon glacial sur la sculpture, que cette attaque laissa complètement de marbre.

Cette frappe préventive ne sauva pas le pauvre hobniz d’une puissante attaque mentale qui pulvérisa ses faibles défenses. En dehors d’Hélebrank, ses compagnons n’en perçurent rien : ils virent seulement Barnabé tressaillir violemment puis se retourner lentement. Les dents découvertes par un rictus mauvais, il saisit sa fronde et commença à y charger un projectile.

Avertis par Hélebrank que leur camarade n’avait sans doute plus toute sa tête, les compagnons tentèrent de le neutraliser. La tâche était difficile, du fait de la petite taille et de la grande capacité d’esquive du hobniz. Khalil tenta d’abord de le faucher avec son bâton, sans succès, mais au final, ce fut l’approche novatrice de Mathieu qui emporta le morceau : maniant son bouclier comme une tapette à mouches géante, il l’abattit sur la tête du hobniz, l’écrasant contre le sol. Hélebrank n’eut plus qu’à profiter de son inconscience pour le faire sortir de la pièce par télékinésie.

- « Le problème, c’est ce fichu cerveau » se plaignit Hélebrank. « Mais j’ai un plan : vous n’avez qu’à me ligoter les bras. Ensuite j’entre dans la pièce, et je verrai bien s’il tente de m’attaquer. Comme cela, même s’il prend le contrôle de mon esprit, je ne pourrai pas vous faire grand mal. »
- « Un stratagème ô combien excellent ! Mais n’est-ce pas toi qui disais ne pas être Mage ? Et donc ne pas avoir besoin d’avoir les mains libres pour activer tes pouvoirs ? » objecta aussitôt Khalil, aussi poliment qu’il le put.
- « Oui, faudrait savoir à la fin ! » protesta Kalen.
- « Euh, c’est vrai, désolé… Parfois je m’y perds moi-même. Je retire ce que j’ai dit : en fait, ce n’était pas du tout une bonne idée. »

Leurs réflexions furent à cet instant interrompues par le réveil de Barnabé, qu’ils avaient laissé inconscient dans un coin de la pièce. Se saisissant de son épée courte hobnize, réduite à la taille d’un gros couteau à beurre, il tenta de poignarder sauvagement le mollet blindé du paladin. De toute évidence, même en dehors de la pièce, il restait sous l’emprise du cerveau de pierre.

Kalen eut tôt fait de mettre fin à cet ambitieux projet par un double Projectile Magique. Cette fois, Mathieu préféra ne prendre aucun risque et le garda serré dans son poing gantelé, ignorant stoïquement ses gesticulations, menaces et morsures. Il fallut bien une minute avant que la folie meurtrière qui avait embrumé l’esprit du hobniz ne se dissipe.

Craignant que le cerveau de pierre soit toujours actif mais ne sachant pas comment s’en assurer sans prendre de risques, les compagnons optèrent pour la solution prudente d’une exploration par Œil de Mage interposé. Hélas, Kalen échoua à tisser la trame de son sort, et ils préférèrent se rabattre sur une solution brutale plutôt que de consacrer vingt minutes supplémentaires à une seconde tentative.

Kalen commença donc à démolir méthodiquement le cerveau de marbre, d’abord par deux décharges de sa Baguette d’Eclatement, puis voyant le peu de gravité des dommages causés, par une salve de Projectiles Télékinétiques. Le dernier traversa de part en part la sculpture, la faisant voler en éclats.

Hélebrank en récupéra un, et s’aperçut que sa surface était parsemée de fines lignes argentées imprimées dans la masse, décrivant des motifs complexes composés de traits parallèles et de boucles. A cette vue, le terme de « circuit psionique » lui vint spontanément à l’esprit : comme d’habitude, il resta incapable de dire d’où lui venait cette réminiscence, ou ce que cette expression signifiait exactement.

Comme la sculpture s’était laissée détruire sans manifester la moindre velléité de résistance, ils en conclurent que son attaque sur Barnabé l’avait entièrement déchargée, ou que sa portée avait été limitée à la pièce.

Les compagnons purent enfin pénétrer dans celle-ci pour l’examiner plus en détail. Au dessus de leurs têtes, un plafond parfaitement hémisphérique culminait à huit mètres de hauteur. Le long des murs, quatre banquettes taillées dans la pierre faisaient face au piédestal central. Comme elles étaient équipées de fers pour les chevilles et les poignets, Hélebrank émit la supposition incongrue que la pièce devait servir à conditionner de futurs esclaves en érodant leurs défenses mentales par des attaques répétées.

Sur la gauche, un passage courbe menait à un escalier. Le long des murs, à hauteur d’homme, une frise décorative composée de motifs sinueux était gravée dans les murs de marbre blanc.

Avant de pousser plus loin leur exploration, les compagnons allèrent chercher les prisonniers qu’ils avaient libérés, leur demandant d’attendre leur retour dans la caverne où ils avaient affronté les créatures gardiennes. Ils leur recommandèrent surtout de veiller à ce que la prêtresse ne s’échappe pas (au besoin en la maintenant dans l’inconscience par quelques torgnoles bien calibrées).

Une fois ces instructions transmises, ils descendirent l’escalier jusqu’à une salle hémisphérique aménagée en laboratoire, s’ouvrant sur la gauche du couloir. Le long du mur courbe étaient disposés un meuble d’apothicaire ; une grande cuve de verre emplie presque à ras bord d’une eau vaseuse, d’un gris-vert maladif ; et enfin, une bibliothèque chargée de livres. Le couloir lui-même se poursuivait au-delà de la pièce, aboutissant à un second escalier. Une porte de pierre à battant unique était visible dans le mur de droite, à l’intérieur de la courbe décrite par le couloir. Les compagnons se répartirent les tâches et commencèrent à fouiller les lieux.

Barnabé parcourut rapidement quelques uns des grimoires présents sur les rayonnages : il s’agissait pour la plupart d’ouvrages de référence sur la tératogénèse, une branche très spécialisée de la transmutation qui traitait de la création de créatures monstrueuses par divers processus alchimico-magiques mutagènes. Il reconnut sur différents croquis esquissés sur des feuillets de note les créatures octopoïdes rencontrées à l’entrée ; elles y étaient baptisées du nom d’octopinces.

Kalen s’intéressa lui au meuble d’apothicaire, dont les nombreux tiroirs et étagères débordaient de bocaux, fioles et autres récipients au contenu plus ou moins ragoûtant. Soulevant le couvercle d’une jarre de verre contenant une poudre jaune, il reconnut sans peine l’odeur du soufre. Il s’aperçut alors qu’une série de points et de traits étaient gravés dans le verre, sur trois lignes ; après vérification, chacun des récipients portait une inscription du même genre. Il en était à se demander s’il pouvait s’agir d’un code destiné à identifier leur contenu lorsque Hélebrank, qui s’était silencieusement rapproché pour regarder par-dessus son épaule, lui fit une observation très pertinente :

- « C’est rigolo. On dirait presque les marques que j’ai sur la figure, tu ne trouves pas ? »

A ces mots, Kalen ne put retenir un grognement. Mais oui, bien sûr ! Voilà qui expliquait cette désagréable impression d’avoir raté un élément du mystère entourant Hélebrank, qui le taraudait depuis si longtemps. Et dire qu’il l’avait eu sous le nez depuis le tout premier jour ! Dans sa précipitation, il jeta presque à la figure du psion la pincée de cendre et de sel nécessaire à son sort de Compréhension des Langues. Lorsqu’il prit effet, il s’aperçut que les lignes de scarifications qui parsemaient son visage, jusque sur son crâne, répétaient de maintes fois un seul et unique message :

Sujet expérimental C/1427-DK. Ne pas consommer. Propriété infongible et inaliénable du collectif Kbro’glk*blur.

Note du MJ:
Pour la petite histoire, j'avais préparé dès le premier jour de la campagne ce petit élément du background d'Hélebrank, qui explique son amnésie ses nombreuses phobies et autres manies étranges.

Mais jusqu'à présent le joueur de Kalen (qui s'était passionné pour le mystère entourant les origines de son camarade) n'avait jamais compris mes nombreuses allusions au fait qu'il lui semblait avoir loupé quelque chose d'évident "comme le nez au milieu de la figure"...

A son visage stupéfait, ses compagnons virent bien qu’il avait découvert quelque chose. Il essaya bien de biaiser ou de remettre la question à plus tard, mais devant les demandes insistantes d’Hélebrank il lui fallut bien cracher le morceau et lui révéler que selon toutes probabilités il avait du par le passé être le prisonnier d’un groupe de créatures non humaines.

Bien qu’il s’efforçât de conserver un calme de façade, cette information ne manqua pas de donner des sueurs froides à Hélebrank. Ses cauchemars récurrents, où il se voyait enfermé ou attaché, victime impuissante de mystérieux bourreaux à la tête monstrueusement difforme, étaient-ils le reflet déformé par sa mémoire défaillante des sévices subis aux mains de ce « collectif » ? Etait-ce de là que venait sa phobie des espaces clos et de l’isolation, et ce sentiment aussi persistant qu’irrationnel d’être pourchassé, à la limite de la paranoïa ?

Alors que les discussions sur ce rebondissement inattendu allaient bon train, les compagnons s’avisèrent d’un mouvement suspect en provenance de la cuve. Quelque chose de gros était en train d’en émerger… en l’occurrence, un spécimen d’octopince d’une taille impressionnante, gros comme un bœuf. Il n’eut toutefois pas l’occasion de faire la démonstration de ses capacités, et succomba sous les coups des compagnons avant même d’avoir complètement franchi le rebord.

Par acquit de conscience, Khalil touilla le fond de la cuve avec son bâton afin de s’assurer qu’elle ne contenait aucune autre mauvaise surprise. Une fois ceci fait, les compagnons choisirent de poursuivre leur exploration du complexe par la porte, juste en face.

Barnabé fut désigné d’office comme éclaireur : il entrebâilla à peine le battant et se glissa de l’autre côté, pénétrant dans un couloir menant à une nouvelle salle ronde, mais de bien plus petite taille que celles déjà visitées. Au centre, un piédestal était surmonté d’une sorte de cerceau métallique planté verticalement, au centre duquel flottait un disque de cristal en rotation rapide. En s’approchant de plus près, Barnabé put apercevoir au centre de ce disque l’image d’une vaste salle au sol creusé de larges fosses, un trône sur un dais… Il reconnut de suite l’endroit où ils avaient le matin même affronté le chef des dopplegangers. Il devait s’agir d’un dispositif de scrutation magique quelconque ; deux petites banquettes avaient d’ailleurs été disposées le long des murs pour le confort de l’utilisateur.

De l’autre côté de la pièce, le couloir se prolongeait jusqu’à une sorte de balcon donnant sur une vaste pièce. Ne voyant rien d’alarmant, le hobniz préféra ne pas pousser plus loin sa reconnaissance (il s’était déjà éloigné de presque quatre mètres, une folie !) et retourna chercher ses camarades.


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PRISES DE TÊTE
(séance du 3 mai 2013)

4ème Jour de la Lune du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595 (fin de l’après-midi)
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Kalen décrivit ces premiers éléments du décor à ses compagnons d’une voix que l’intense concentration nécessaire au maintien de son sort rendait monocorde. Puis il entreprit d’explorer la caverne jusque dans ses moindres recoins, dirigeant son Oeil de Mage de façon à en longer au plus près les parois.

Celles-ci, tout comme le plafond festonné de stalactites, avaient conservé un aspect naturel ; le sol avait lui été aplani pour faciliter le passage. Bien que ses connaissances en matière de spéléologie soient très limitées, l’attention de Kalen fut de suite attirée par certaines concrétions suspectes. Lisses et de forme grossièrement arrondie, elles avaient à ses yeux le tort d’être situées en hauteur : logiquement, des dépôts calcaires formés par l’écoulement naturel de l’eau n’auraient-ils pas plutôt du être au sol ? Il dénombra trois de ces concrétions à différents endroits de la caverne, ayant toutes sensiblement la même taille.

Approchant son capteur magique au plus près, il aperçut une fine ligne de démarcation autour de la base de l’une des concrétions, et en conclut qu’elle n’était pas solidaire de la paroi rocheuse. De quoi pouvait-il bien s’agir ?

Il en était là de ses réflexions lorsque, à sa grande surprise, un globe oculaire de la taille d’un poing s’ouvrit au beau milieu de la concrétion qu’il observait. Une pupille en forme d’étoile scruta les alentours quelques instants, avant de disparaître à nouveau sous une épaisse paupière. Sous le coup de la surprise, Kalen eut un mouvement de recul avant de se souvenir qu’il n’était pas physiquement présent dans la caverne et ne pouvait donc (en principe) ni être repéré par la créature, ni finir dans son estomac.

Rompant sa concentration, il avisa aussitôt à voix basse ses compagnons de la présence de trois créatures inconnues et présumées hostiles, probablement placées là pour garder l’accès à la porte de marbre. Ils envisagèrent d’abord plusieurs plans d’attaque sophistiqués, regrettant de n’avoir ni brouette ni cape anti-feu à leur disposition, mais finirent par opter pour une approche plus directe. Comptant sur leur avantage numérique de quatre contre un (six aventuriers avertis en valant douze, contre trois monstres), ils chargèrent au pas de course dans la caverne, le paladin et Hélebrank en tête, les éclopés derrière, les Mages au milieu.

La réaction fut immédiate : des tentacules jusqu’alors repliés sous le corps bulbeux des « concrétions » se déployèrent en position de combat. De la taille d’un très gros chien, les créatures ainsi dévoilées semblaient issues d’un croisement contre nature entre une étoile de mers, un poulpe et un crabe, avec leur unique œil central entouré de huit tentacules : six courts pour la locomotion, et deux longs portant chacun une énorme pince barbelée.

La première créature resta au fond de la caverne, ouvrant grand sa pupille. Mathieu eut une sensation bizarre, ses membres lui semblant aussi lourds que s’il se mouvait au fond de l’eau, mais cette impression disparut presque aussitôt. Il n’en sut rien, mais la Protection contre la Magie que lui avait lancé Kalen juste avant l’assaut venait de le protéger des effets ralentissants du regard du monstre.

Toutefois, cela ne le sauva pas des pinces de la seconde créature, qui l’attendait de tentacule ferme sur la gauche de la caverne. Sans doute distrait par l’attaque magique à laquelle il venait d’échapper, il leva son bouclier une fraction de seconde trop tard pour empêcher l’une des pinces barbelées de se refermer entre ses jambes avec le bruit d’un piège à ours. Le métal enchanté de sa braconnière crissa, ploya mais ne céda point, et Mathieu en fut quitte pour une grande douleur qui le laissa muet, les larmes aux yeux. La réplique fut à la hauteur de l’offense : un premier coup de hache trancha net un tentacule, un second ouvrit le corps de la créature comme une pastèque.

Derrière lui, la troisième créature chargea Kalen, les pinces avidement tendues, se déplaçant le long des parois à une vitesse surprenante. Voyant que son compagnon était dangereusement exposé, Khalil le saisit et le projeta en arrière juste avant que les pinces de monstre ne se referment avec un claquement sinistre sur l’espace occupé une fraction de seconde auparavant par sa gorge. Le Mage se retrouva les quatre fers en l’air quelques mètres plus loin dans le boyau d’accès, sonné mais bien vivant.

Frustrée, la créature reporta sa fureur sur le moine. Après quelques passes d’armes peu concluantes, elle parvint enfin à le saisir fermement entre ses deux pinces et tenta de le déchiqueter par une violente secousse. Elle n’eut heureusement que le temps d’aggraver les blessures qu’elle venait de lui infliger avant d’être achevée par un Projectile Télékinétique décoché à bout portant par Kalen, revenu dans la bataille.

La première créature était restée en retrait à échanger des tirs avec Hélebrank. Voyant ses congénères succomber, elle fonça vers le paladin, qui fit de même en sens inverse pour chercher le choc frontal. Mathieu fut légèrement plus rapide : sa hache s’abattit droit sur l’œil de la créature qui tomba comme foudroyée, les tentacules agités de spasmes d’agonie.

Pendant que Barnabé et Kalen déployaient leur batterie habituelle de divinations, Hélebrank se livra à quelques expériences post-mortem sur l’une des créatures, ce qui lui permit de découvrir que leur chair était étonnamment insensible aux effets de la foudre. Il fit part de ses conclusions à ses compagnons, au cas où.


Quatre guerriers olves noirs redevinrent visibles : deux faisaient écran devant une sculpturale prêtresse, sans doute à l’origine de la condition du paladin. Khalil en fit aussitôt sa cible prioritaire. Démarrant comme une flèche, il traversa la salle, esquiva acrobatiquement ses deux gardes du corps en rebondissant d’une paroi à l’autre, et termina sa charge en lui plantant son bâton dans le sternum. La prêtresse en eut le souffle momentanément coupé. Profitant de ce fugace instant de faiblesse, Barnabé, Kalen et Hélebrank concentrèrent sur elle leurs tirs, la mettant promptement hors de combat.

Une fois la principale menace neutralisée, les compagnons n’eurent aucun mal à venir à bout des simples guerriers, même sans l’aide de leur principal combattant. Ils s’étonnèrent un peu de l’acharnement que mirent leurs adversaires à attaquer, même après que la situation n’ait clairement tourné en leur défaveur, se faisant massacrer jusqu’au dernier plutôt que de céder un seul pouce de terrain. D’ailleurs, à la réflexion, les dopplegangers n’avaient-ils pas eux aussi eu un comportement à la limite du fanatisme suicidaire ?

Ce n’est que plusieurs dizaines de secondes après la fin des hostilités que Mathieu retrouva enfin l’usage de ses muscles.

- « Voyez si certains d’entre eux sont encore en vie », suggéra Hélebrank. « Ce coup ci, ce serait bien de ramener des prisonniers pour interrogatoire. »
- « Oups… » murmura Aloïs en essayant de cacher derrière son dos la tête de l’olve noir qu’il venait de décapiter.

Note du MJ:
En fait ils avaient convenu dès avant leur départ du temple que cette fois ils feraient des efforts pour capturer des prisonniers. Consigne que le joueur d'Aloïs avait aussitôt oubliée...

Au final, seule la prêtresse n’avait reçu aucune blessure mortelle et put donc être capturée. Les compagnons trouvèrent sur elle un médaillon représentant une araignée à tête d’olve, que Mathieu identifia comme un symbole maudit de Lolth et détruisit. Sa cuirasse et sa masse d’armes furent également mises de côté, car magiques.

Les compagnons visitèrent ensuite une caverne voisine dont les olves noirs devaient avoir fait leur repaire. Sur la droite, une rampe naturelle donnait accès à deux petites grottes situées en hauteur où avaient été disposées des paillasses. L’une des deux, manifestement réservée à la prêtresse, contenait également un autel improvisé sur lequel trônait une petite statuette de jade de la démone araignée, de très belle facture, qui fut vite réduite en mille morceaux. Dans l’ensemble, leurs conditions de vie semblaient avoir été extrêmement spartiates, avec un ordinaire composé de champignons et de viande séchée.

Sur la gauche, une grille fermait l’accès à une nouvelle grotte. Non loin de l’ouverture, quatre humains se tenaient debout, tournant le dos aux compagnons et ne réagissant d’aucune façon à leur présence. Avec une rapide Détection du Mal, Mathieu confirma ce que tous soupçonnaient déjà : il s’agissait de morts-vivants, probablement des zombis. A y regarder de plus près, ils avaient d’ailleurs en commun une plaie béante à la tête, laissant voir une boîte crânienne vide de tout contenu.

Une voix se fit soudain entendre depuis le fond de la caverne. Lorsque les compagnons lui demandèrent de s’avancer et de se faire connaître, ils virent juste une main s’agiter au loin, et la voix expliqua qu’elle était confinée dans une caverne attenante et ne pouvait s’avancer plus sans provoquer une réaction agressive de ses gardiens morts-vivants, ce qu’elle ne tenait pas à faire.

S’engagea ensuite un étrange dialogue par-dessus la tête creuse des zombis, impassibles. D’autres voix s’élevèrent, portant le nombre des prisonniers à quatre : deux marchands ambulants (Robin et Bélion) capturés hors la ville alors qu’ils se rendaient au marché, et deux serveuses de taverne (Isaberthe et Esmelda), enlevées sur le chemin du retour après une rude soirée de travail. Il y aurait eu d’autres prisonniers, mais ils avaient été emmenés un à un par les olves noirs et n’étaient jamais revenus.

Les zombis gardiens ne posèrent aucun problème majeur. Ils se laissèrent massacrer sur place, probablement parce qu’ils n’avaient pas reçu d’autres instructions que de prévenir les tentatives d’évasion. Ne resta plus qu’à pousser un simple loquet pour ouvrir la grille, et à faire preuve d’un peu de persuasion pour amener les prisonniers à sortir de leur cachette. Ils avaient bien l’air d’humains sous la couche de crasse qui les recouvrait, mais comment en être sûrs ? Echaudés par leurs précédentes expériences, les compagnons discutèrent longuement de la conduite à tenir. Fallait-il reconduire de suite les prisonniers à la surface, au risque de trouver le complexe déserté à leur retour ? Ou bien les emmener avec eux, avec tous les dangers que cela pouvait comporter ? Ils ne purent tomber d’accord que pour exclure de se séparer en plusieurs groupes ou de les laisser seuls, tant pour les protéger que pour les garder à l’œil au cas où ils ne seraient pas ce qu’ils prétendaient être. La question fut donc mise aux voix, et la solution consistant à poursuivre l’exploration en leur compagnie l’emporta d’une courte majorité.

Bien qu’ayant été partisan d’un départ immédiat, Barnabé fit contre mauvaise fortune bon cœur et proposa de partir en reconnaissance dans l’unique galerie encore inexplorée. Rapetissé, magiquement camouflé et se déplaçant au plafond, il comptait bien éviter les ennuis : après tout, il était presque impossible de l’apercevoir à l’œil nu.

Malheureusement pour lui, le glyphe gardien gravé dans la voûte du tunnel n’avait cure de toutes ces précautions. Il se déclencha à son approche, lui explosant littéralement à la figure. Couvert de la tête au pieds par un acide particulièrement mordant, le hobniz revint en hurlant, courant en tous sens tandis que ses compagnons tentaient pour certains de le plaquer au sol, pour d’autres de le convaincre de plonger dans le bassin pour rincer l’acide, ce qu’il finit par faire. Sa peau rongée retrouva ensuite toute sa douceur originelle grâce aux très efficaces soins magiques de Mathieu.

Kalen n’eut aucun mal à localiser le glyphe responsable avec une Détection de la Magie. Comme il ne disposait d’aucun sort susceptible de l’effacer, il demanda à Hélebrank de détruire le support sur lequel il était tracé. Il commença tout d’abord par lui indiquer oralement l’endroit où viser, puis comme cette méthode manquait de précision, il utilisa un carreau d’arbalète porté par sa Main de Mage pour pointer la cible. Hélas, la roche naturelle se montra remarquablement résistante aux rayons de feu, de froid ou de foudre du Psion, qui finit par jeter l’éponge.

A cet instant seulement, Kalen réalisa qu’il pouvait tout aussi bien se charger lui-même de la besogne : il fit sauter un gros éclat de roche d’un seul Projectile Télékinétique, d’autant mieux ajusté que lui au moins voyait sa cible, détruisant l’intégrité du glyphe.

Barnabé n’étant plus très chaud pour partir en éclaireur, les compagnons optèrent pour la solution alternative d’un Œil de Mage mineur. Une fois les longues et complexes incantations du sort achevées, Kalen envoya son espion invisible en reconnaissance au-delà du glyphe « découvert » par Barnabé. Il s’aperçut alors que quelques mètres plus loin, juste derrière un coude, le boyau débouchait dans une autre petite caverne naturelle. Son attention fut de suite attirée par deux colonnes cannelées faites d’un beau marbre blanc veiné de lilas, encadrant les deux battants massifs d’une double porte taillée dans le même matériau ; sur cette dernière brillait d’un feu pourpre un étrange symbole, tout en courbes et lacets.


Après le départ des visiteurs, les compagnons prirent eux-mêmes congé du Parangon pour aller discuter entre eux de leurs plans. Barnabé suggéra qu’il serait peut-être bon qu’ils se fassent discrets et restent cachés au temple jusqu’à nouvel ordre, au moins jusqu’au déclenchement des opérations le soir même. Hélebrank lui était d’avis qu’il était urgent d’aller voir dans les égouts si un second repaire secret n’avait pas été aménagé à l’endroit indiqué quinze ans auparavant par l’égoutier.

Aloïs semblait étrangement réticent à cette idée, et proposa de rendre plutôt visite à Eligos afin d’en avoir le cœur net. Mais ses compagnons s’y opposèrent avec une belle unanimité, estimant que cela pouvait attendre au lendemain, et lui rappelant que quand bien même ils le trouveraient à son domicile, il seraient incapables de déterminer s’il s’agissait d’un humain ou d’un autre doppleganger. De ce fait, cette visite était au mieux inutile, car ils n’en seraient pas plus avancés ; et au pire, elle ne ferait qu’alerter l’ennemi et réduire à néant les efforts du culte de St Cuthbert.

Aloïs insista tant sur son projet, et s’opposa avec une telle véhémence à celui d’Hélebrank, qu’un atroce soupçon commença à germer dans l’esprit de certains de ses compagnons : cet Aloïs-là était-il le bon, ou bien s’agissait-il encore d’un doppleganger décidé à leur faire perdre un maximum de temps ? Le Juge s’en serait-il aperçu si cela avait été le cas ? Fort heureusement, ils finirent par réaliser que la réticence d’Aloïs provenait de ce qu’il n’avait pas du tout saisi que le cristal détenu par Hélebrank contenait un souvenir détaillé du chemin menant au site d’un repaire potentiel. En l’absence de cette information cruciale, dont pourtant ses compagnons discutaient ouvertement devant lui depuis de nombreuses minutes, il s’était imaginé qu’ils auraient à fouiller minutieusement des kilomètres et des kilomètres de conduits boueux. Tout le monde en fut soulagé : il n’y avait que le véritable Aloïs pour être aussi incroyablement distrait.

Hélebrank fit alors observer que les accès aux égouts étaient tout de même verrouillés par une serrure très simple, destinée à éviter que tous les gosses du quartier aillent s’y perdre en jouant aux aventuriers. S’ensuivit une interminable discussion sur le meilleur moyen de circonvenir ce considérable obstacle. D’entrée, Barnabé repoussa l’idée de s’acheter (enfin) une trousse d’outils pour crocheter cette serrure : mieux valait laisser ses talents de serrurier inexploités que de se conformer au stéréotype racial du hobniz cambrioleur. L’option consistant à partir du port pour traverser toute la ville par les égouts fut également envisagée. Les compagnons en étaient à planifier un casse à la Guilde des Egoutiers afin de s’emparer de l’une des précieuses clés qui y étaient conservées (en fait, de simples tiges à section triangulaire), lorsque Mathieu alla demander à ses supérieurs si par hasard ils n’en auraient pas une à leur disposition. Ce n’était pas le cas, mais il se trouvait que le culte de St Cuthbert s’en était procuré une « au cas où » et était disposé à la prêter.

Note du MJ:
Autrement dit, lassé de voir ses joueurs piétiner devant un problème aussi insignifiant, le MJ a fini par les prendre en pitié.

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4ème Jour de la Lune du Mois du Cheptel
de l’Année Commune 595 (fin de l’après-midi)
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Deux bonnes heures plus tard, le temps de lever cet obstacle et de se rendre sur place, les compagnons descendaient par une bouche d’égout commodément située au fond d’une impasse, qu’Hélebrank avait trouvée en faisant appel aux souvenirs de l’ingénieur égoutier.

Il les guida ensuite sans la moindre hésitation jusqu’à une section particulièrement ancienne et profonde du réseau, évitant toute rencontre avec les autres occupants des lieux (légitimes ou non). Une fois sur place, il ne manqua pas de relever une différence inexplicable entre « ses » souvenirs et ce qu’il avait sous les yeux : là où aurait du se trouver une section de maçonnerie à moitié éboulée, laissant entrevoir une caverne naturelle, il y avait un mur de facture ancienne mais en parfait état, ne portant aucune trace de travaux de restauration.

Sans surprise, le sort de Kalen y révéla la présence d’une porte secrète admirablement bien dissimulée, aussitôt ouverte. Derrière, quelques mètres plus loin, les compagnons arrivèrent au seuil d’une petite grotte naturelle de forme grossièrement ovale. Une épaisse couche de moisissure parsemée de ci de là de gros champignons s’étendait au beau milieu, barrant le passage. Si les compagnons avaient disposé d’un peu de lumière, au lieu de la vision monochromatique octroyée par le sort de Barnabé, ils auraient pu en admirer la belle teinte jaune relevée de chaudes pointes d’orangé.

- « Pas de traces de pas », conclut Aloïs après avoir examiné d’assez loin la moisissure, effectivement vierge de toute empreinte. « Apparemment, personne n’est passé par ici depuis belle lurette. »
- « Mais peut-être que la moisissure ne marque pas, ou qu’elle repousse trop vite pour conserver une trace, quelque chose de ce goût là ? » supposa Barnabé.
- « C’est ce qu’on va voir… Je m’en charge ! » lui répondit Khalil, avant de joindre le geste à la parole en posant lourdement un pied dans l’épais tapis, juste à côté d’Aloïs.

Un dégagement explosif de spores jaillit aussitôt de la moisissure jaune autour du moine et du rôdeur, les faisant un court instant disparaître à la vue de leurs compagnons : c’est en titubant qu’ils sortirent du nuage, pliés en deux par de violentes quintes de toux. Consterné, Barnabé les regarda cracher littéralement leurs poumons de longues secondes, avant de se dire qu’il s’agissait peut-être d’un cas d’empoisonnement et de leur sauver la vie par une double application de son sort d’Immunisation. Ils en conservèrent quelques séquelles, et le souffle court.

Après avoir vertement engueulé le moine pour son impulsivité, Hélebrank décocha un rayon de feu sur la moisissure, histoire de tester expérimentalement sa combustibilité. Elle brûla fort bien, mais la lumière dégagée par le rayon eut un autre effet, moins heureux : certains des plus gros champignons se mirent à émettre un cri perçant, extrêmement aigu.

- « Zut, des champignons hurleurs ! » pesta Aloïs, qui connaissait ses classiques. « C’est pas censé pousser dans les égouts, pourtant. »

Réalisant qu’ils pouvaient désormais faire une croix sur l’effet de surprise, les compagnons poursuivirent méthodiquement leur œuvre de destruction, hachant tous les champignons et carbonisant chaque pouce de moisissure. La fumée dégagée par celle-ci était si âcre et si épaisse qu’ils durent prendre un peu de champ ; il s’écoula dix bonnes minutes avant que l’air de la grotte redevienne assez respirable pour leur permettre de rejoindre son autre issue, un étroit boyau pentu.

Ce dernier débouchait au bout d’un dizaine de mètres dans une seconde caverne naturelle, plus vaste mais partiellement obstruée par des colonnes massives formées au fil du temps par les dépôts minéraux charriés par l’eau gouttant du plafond. Un petit bassin empli d’un liquide faiblement phosphorescent jetait sur les parois des lueurs dansantes d’un beau vert pâle.

Les compagnons s’immobilisèrent sur le seuil, attendant que Kalen procède aux vérifications d’usage. Rien de magique en vue… Pas de portes secrètes… Par contre, sa Vision de l’Invisible lui révéla à sa grande horreur qu’ils n’étaient pas seuls.

- « Attention ! Là-bas il y a une dame invisible qui… Incante ! » cria Kalen avec la louable intention d’avertir ses camarades du danger, mais n’y parvenant que très imparfaitement.
- « Hein ? Une dame ? Où ça ? » fut la réaction très naturelle de Mathieu. Comme il était devant, il n’avait pu voir dans quelle direction pointait le doigt tendu du Mage.

Il n’eut pas le temps d’en dire plus : une seconde plus tard, il se figeait la hache à moitié levée, les muscles tétanisés par une Paralysie Mentale, tandis qu’une pluie de fioles de feu grégeois s’abattait sur les compagnons.